Traduire, un acte politique

Par Catherine Mengelle

A cause d’une suggestion de Pierre, j’essaie de comprendre certaines idées de Foucault sur le silence.

Il m’est très difficile de lire les écrits, très conceptuels, des philosophes. Il me semble pourtant être tombée sur une idée qui m’ouvre des compréhensions nouvelles sur le silence de ceux qui ne disposeraient pas de la syntaxe dominante pour parvenir à s’exprimer.

Longtemps, cela a été le cas de ceux qui “disaient la vérité”. Ceux-là étaient considérés comme fous par ceux qui ne se souciaient pas de la vérité et condamnés à mourir (Socrate). Aujourd’hui, ceux qui “disent la vérité” ont pris le pouvoir et condamnent ceux qui n’y arrivent pas (les “fous”) à l’enfermement et au silence. Lequel de ces deux discours est le bon ? Aucun des deux sans doute, et chacun abuse de son pouvoir, pour de multiples raisons.

Il y a naturellement violence à vouloir imposer à tous une langue unique, ce que font dans l’histoire les états centralisateurs. Tout ce qui ne se dit plus en basque, en occitan, en breton, en langue des sorciers, etc. est tombé dans le domaine du silence. L’idée nouvelle pour moi, c’est que cela ne signifie pas que ce non-dit n’existe plus. Le silence existerait autant que la parole. On peut donc travailler avec le silence autant qu’avec la parole. Et ça me rappelle l’article de Stéphane Kovacs “Donner la parole à des pensées ou des émotions silencieuses” (2010).

Je me dis alors, en suivant cette logique, qu’il est parfaitement vain de vouloir “soigner” ceux que l’on considère “fous”. Tout effort, dans nos cultures occidentales, pour leur apprendre la syntaxe dominante se fait généralement en force, avec l’obligation de lâcher leur propre syntaxe. Or une vie humaine n’y suffit pas. Il faut plusieurs générations pour oublier une langue et l’esprit de la langue, si on les oublie jamais complètement. Et le phénomène s’accompagne toujours de beaucoup de souffrance. Est-ce qu’il ne serait pas possible plutôt d’apprendre aux “fous” à parler ou à balbutier une langue étrangère, sans pour autant les obliger à oublier la leur ? Est-ce que le premier travail ne serait pas d’honorer leur propre langue en essayant de l’apprendre un minimum (dire bonjour, merci, à bientôt, des choses comme ça), avant de leur proposer d’apprendre aussi la nôtre ? Ne pourrait-on commencer par créer des espaces permettant à leur parole de renaître du silence ? Ne pourrait-on honorer la résistance que montrent tous ceux dont on veut faire taire la langue et s’intéresser aux raisons qu’ils ont de résister ? Condamner une langue au silence, c’est, en en méprisant la culture, condamner au silence des savoirs spécifiques de guérison et des talents.

Je suis bien consciente que cette toute petite réflexion sur le royaume du silence, aurait besoin de se nourrir de bien plus de lectures et d’expériences. Mais, si on laisse de côté Foucault que j’ai sans doute mal compris, j’aime bien ces idées de langues et de syntaxe et je les trouve en rapport avec l’approche narrative, qui est habituée à écouter plusieurs langues vivantes et à se tenir à l’écoute des savoirs et des talents locaux. En effet, son monde est celui du voyage, de la découverte, de la flânerie, de la curiosité, de l’intérêt. Elle laisse chacun s’exprimer comme il le veut et fait l’effort d’entrer dans la syntaxe de l’autre. Son intention n’est pas de soigner (par rapport à quelle norme ?), mais d’aider à trouver comment apaiser ses relations avec la norme dominante, chacun à sa façon. Serait-il possible qu’un jour la norme dominante soit multi-culturelle et multi-langue ?

2 réflexions au sujet de « Traduire, un acte politique »

  1. Stéphane, je viens juste de lire votre commentaire, n’étant pas revenue récemment sur Errances Narratives, occupée à achever la traduction d’un livre pour la Fabrique.
    J’ai encore la gorge serrée de ce que je viens de lire. Tant d’inhumanité atroce, dont nos sociétés sont capables. La question de savoir si je pourrais mêler ma vie à celle des “fous” et une vraie question, mais les reportages y répondent un peu : on a peur, puis on s’habitue et la peur s’éloigne.
    Une amie s’est rendue à l’hôpital psychiatrique pour demander de l’aide et ils l’ont enfermée. Elle ne pouvait sortir se promener dans le parc qu’accompagnée. Je suis allée lui rendre visite et j’ai dû demander la permission pour sortir marcher avec elle. J’ai travaillé en prison et quand ils ont refermé à clé la porte du service derrière moi, ça m’a rappelé de curieux souvenirs. Ils ont augmenté sa dose de médicaments. Citoyenne libre, n’ayant commis aucune faute réprouvée par la société, elle était pourtant dépendante de l’administration pour sa sortie. Nous étions dans un endroit hors la loi, où nos droits étaient bafoués. Ce truc-là m’a révoltée.
    J’ai retenu l’idée suivante exprimée par un psy : chez chaque individu, il y a une part “saine”, or la psychiatrie traditionnelle travaille avec la part “malade” alors qu’elle devrait travailler avec la part “saine”. Ca, c’est un début d’idée “narrative” et c’est plein d’espoir en effet.
    Merci beaucoup pour ces idées et infos.

  2. Bonjour,

    Votre article m’interpelle. Trois aspects au moins ont réveillé des histoires personnelles auxquelles j’attache de l’importance : la traduction, la vérité absolue et la folie.

    J’ai envie d’apporter une contribution au troisième aspect qui pose une question qui confronte chacun d’entre nous : si on cesse d’enfermer les fous suis-je prêt à les laisser se mélanger avec moi ? 

    Depuis 60 ans à Ainay-le-Château dans l’Allier les fous font partie de la population sans en être séparés par des cloisons physiques ou mentales. Un reportage intitulé “Le Village des fous” a été diffusé sur Tf1 le 31 janvier 2010 et je le trouve inspirant :  

    http://www.wat.tv/video/village-fous-25w95_2flv7_.html

    En Italie on est allé plus loin. En 1978 une loi fut votée pour fermer les hôpitaux psychiatriques et accueillir les malades mentaux dans les villes sans les séparer du reste de la population. 30 ans après un reportage a été réalisé à Trieste, une ville dont la population est dix fois plus importante que celle d’Ainay-le-Château. Je vous laisse juger par vous même ce témoignage qui est au moins aussi bouleversant, émouvant et porteur de nouveaux espoirs d’alternatives à l’enfermement :

     http://www.dailymotion.com/video/xaloou_l-enfermement-psychiatrique-3-3_lifestyle

    Ces nouvelles alternatives entrèrent certainement dans le domaine des possibles grâce aux travaux de Michel Foucault (1) qui su montrer comment l’enfermement devint une pratique appliquée aux malades mentaux du fait du vide laissé par la disparition de la lèpre. En menant à bien son travail d’archéologie il donnait la parole à des pensées et des émotions qui nous invitaient naturellement, “vraisemblablement” à séparer, isoler, classifier, assigner une identité dégradée à ces personnes sans imaginer d’autres options. 

    Pour mesurer l’importance des changements que ces deux reportages traduisent dans la relation à la folie et aux malades mentaux, un cadre de contraste est peut-être aidant pour se souvenir de ce que cela a été il y a peu, c’est à dire en 1989, soit presque hier. 

    Felix Guattari s’est rendu en 1989 sur l’île de Léros, petite île grèque, pour juger par lui-même de ce qu’il est convenu d’appeler un bagne psychiatrique. Il a rédigé un compte rendu de son aventure sous le nom de “Journal de Léros” et il est possible d’en prendre connaissance ici :

    http://www.triestesalutementale.it/francese/doc/Leros_guattari.pdf

    Bien à vous,

    (1) voir “Histoire de la folie à l’âge classique”

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