Dans « l’espèce fabulatrice », Nancy Huston parle de ce roman du Néo-Zélandais Lloyd Jones dans les termes suivants : « bien des romans européens contemporains, acharnés à clamer la solitude de l’individu et à déplorer sa mortalité, sont semblablement dépourvus de grandeur d’âme… Mister Pip nous montre en quoi les fictions romanesques peuvent être source d’éthique et de quelle manière elles peuvent nous aider à vivre » (page 168).
L’histoire est racontée par une jeune fille nommée Matilda, et se situe dans une île au large de la nouvelle Guinée. Elle se passe pendant la guerre et le blocus, à un moment où tout le monde a abandonné cette île et où seules les femmes et les enfants sont restés, ainsi que quelques rebelles combattants. Dans ce village, il ne reste plus qu’un seul blanc, un homme âgé un peu étrange nommé M. Watts et surnommé “Pop Eye” (“Bel Oeil”) par les enfants. M.Watts accepte de rouvrir l’école et comme il n’y a aucun matériel scolaire, il commence à lire aux enfants un livre qu’il admire, « les grandes espérances » de Charles Dickens.
Les élèves adorent le roman, même si le monde dans lequel vivent les personnages de Dickens constitue pour eux une énigme. Une fois le livre terminé, M. Watts leur demande de raconter à leur tour l’histoire de Pip avec leurs propres mots, et les enfants commencent à recréer le roman à partir de leurs propres expériences et depuis leur propre perspective. Le monde de Dickens devient une partie essentielle de leur vie, et leur apprend à réfléchir autrement, à « rentrer dans la tête d’un autre », comme le dit Matilda dont la vie entière sera influencée par cette expérience.
C’est une belle illustration de la théorie de Nancy Huston selon laquelle il faudrait parachuter les meilleurs romans de la culture occidentale sur les peuples soumis à des régimes totalitaires, parce que selon elle, le roman est la seule forme de narration qui permet d’avoir un accès direct à ce qui se passe dans la tête d’un autre que soi, et que cet accès permet de réaliser qu’il existe plusieurs histoires possibles pour un même événement, ce que Michael White appelait «multilayer » ou bien réalité à plusieurs niveaux.
C’est également une façon de comprendre le travail narratif très directement issue des observations de Jerome Bruner sur le fonctionnement du texte romanesque, avec des aller-retours permanents entre le paysage de l’action et ce que Bruner appelle le paysage de la conscience (et que Michael White traduira en “paysage de l’identité”). Bruner dit que le bon roman transforme son lecteur en coauteur en l’invitant à tisser lui-même de façon active les liens entre le développement de l’action et la psychologie des personnages. Mister Pip nous donne à voir ce processus en dimension réelle en nous faisant entrer dans la tête de Matilda qui rentre dans la tête de Pip et commence, à partir des questions qu’elle se pose sur les intentions, les espoirs et les engagements des personnages, à acquérir un regard différent sur sa propre vie et sur la vie de ceux qui l’entourent.
Voilà un livre de plus dans la bibliothèque narrative, qui approche au plus près ce que Stephen Madigan en appelle la poésie et l’élégance. Mais peut-être vous aussi avez-vous rencontré un livre de fiction qui vous a aidé à comprendre des choses très importantes, qu’il s’agisse du fonctionnement de la thérapie narrative ou bien de compréhensions essentielles à votre vie. Auriez-vous envie de le partager ?
Merci de votre appréciation, Pierre. 🙂
Et surtout ne ratez pas le blog de Frédéric, que je découvre à l’instant : “Arrête de faire des histoires” (http://arretedefairedeshistoires.fr/)
Un site de “ressources pour conteurs”… Et bien plus.
Un “layer” est un calque. Mon logiciel d’archi est multi layer. Le multi layer permet de présenter a un client plusieurs représentations très différentes de l”occupation de l’espace dans sa maison, alors que la base (les fondations) reste la même. J’aime bien ce parallèle qui me conforte dans l’idee que repenser une maison, l’adapter a l’ensemble de ses habitants est une histoire en perpétuel mouvement, ou plutôt plusieurs histoires différentes a faire cohabiter, pour en créer une nouvelle, et celle ci: communautaire.
Je découvre ce livre que je compte acheter dès que possible. D’autant que “De grandes espérances” est un de mes romans favoris !
Je crois qu’au-delà des romans, toute narration est susceptible de porter la subversion, puisque justement elle ouvre la porte à l’interprétation, qui est elle-même un recadrage. Le conte ou mieux, le mythe, touche encore plus profondément la psyché.
J’ai eu l’expérience de conter pendant 6 mois les aventures d’Héraklès à des ados difficiles (en ITEP), et j’ai pu voir à quel point ces histoires remuaient des choses chez eux.
Je trouve qu’il faudrait parachuter les meilleurs romans de TOUTES les cultures du monde sur TOUS les régimes, y compris sur nos sociétés démocratiques occidentales.
Lire un roman (un bon, j’entends, au sens “brunérien” décrit par Pierre dans son article), c’est curieusement penser par soi-même, être libre.
Merci Christine de me rappeler Mister Pip. Je vais le lire, et lire Dickens aussi d’ailleurs. J’ai lu deux romans d’un auteur bordelais (Jean-Pierre Ohl), passionné de Dickens, qui mêle lui-aussi de façon très originale les personnages de Dickens dans ses propres fictions. Je vous en parlerai peut-être, pour répondre à l’invitation de Pierre.