UNE THERAPIE DE LA RECONNAISSANCE

Stephen Madigan est à Arcachon pendant trois jours dans le cadre de la Classe de Mer 2011 de la Fabrique Narrative. Voici le magnifique texte d’ouverture par lequel il a démarré hier ce séminaire (traduction de Catherine Mengelle).

Je voudrais commencer par vous transmettre de cordiales salutations du Canada, de la part de ma famille et de mes collègues de Vancouver, et par vous remercier beaucoup de votre invitation.

Un jour, en 1991, pendant ma formation de thérapie narrative en Australie, je me suis retrouvé avec Michael White dans son avion très haut dans le ciel d’Adelaide. Il venait brillamment de me prouver qu’il savait voler comme un oiseau, en utilisant exclusivement les courants d’air chauds ascendants pour s’élever, quand tout à coup, il s’est tourné vers moi et m’a dit : “Tu sais, Stephen, j’ai toujours pensé que les gens qui viennent nous voir sont beaucoup plus intéressants qu’ils ne le disent.”

Je pense qu’il voulait dire qu’un praticien doit considérer – cette pratique toute simple est le premier travail du praticien narratif – que l’histoire de la vie des gens est beaucoup plus intéressante que le récit qu’ils en font, et essayer de les aider à se souvenir, se réapproprier et réinventer une histoire alternative présentant plus de richesse, d’épaisseur et de sens. Pour y parvenir, il est nécessaire de développer des compétences de double écoute.

Maintenant qu’il est mort, je me rappellerai toujours qu’il disait que l’approche narrative était avant et plus que tout une thérapie de la reconnaissance. Une forme de conversation privilégiée qui permet de reconnaître ce que les personnes vivent, leurs compétences, leurs talents, etc. J’ai appris, quand je me suis formé avec Michael White et David Epston, que leur approche de la pratique narrative n’était rien d’autre qu’une totale célébration de l’autre. C’est ce qu’ils ont légué de leur pratique, à leurs amis, aux praticiens et aux personnes qui les ont consultés.

J’ai également découvert une autre idée simple mais très importante pour eux : il s’agit de leur engagement sans faille contre l’individualisme.

Dans l’esprit de Michael et de David, il était complètement absurde d’aborder en thérapie les combats des gens sans questionner le contexte relationnel élargi de leur vie. Ils pensaient qu’une psychologie fondée sur les idées d’individualisation présentait un sens de la “réalité” à la fois désincarné et déconnecté, et bien loin d’expliquer les mystères et les richesses de l’expérience humaine.

Michael se désolait réellement de l’influence de l’individualisme sur la culture thérapeutique, au sens large. Il affirmait que l’individualisme n’était pas simplement un débat de théoriciens, mais qu’il était la cause de profonds effets néfastes et par voie de conséquence, de réponses internalisées dommageables.

L’individualisme est la position philosophique hégémonique dominante qui détermine la façon de se construire des individus. Je crois que Michael pensait que la mise en pratique des idées d’individualisation dans le cadre thérapeutique créait une détresse durable dans les communautés (et dans les vies et les rapports humains du praticien et du client).

L’individualisme est encore au centre du discours psychologique. On peut même considérer que son mariage avec la culture psychologique et la grande pharmacologie constitue aujourd’hui dans le monde un des bastions majeurs de la colonisation.

Et tout cela, malgré la souffrance que génère une thérapie sous emprise individualiste, et rarement critiquée. J’ajouterais qu’aujourd’hui, il est plus que jamais important que l’approche narrative accentue sa critique de l’individualisme, à la fois sur le plan théorique et sur le plan pratique.

Selon Michel Foucault :

“La critique ne consiste pas à dire que les choses ne sont pas bien comme elles sont. Elle consiste à voir sur quels types d’évidences, de familiarités, des modes de pensée acquis et non réfléchis reposent les pratiques que l’on accepte. Faire la critique, c’est rendre difficile les gestes trop faciles”.

Je dirais, après les vingt années d’apprentissage que j’ai passées avec Michael et David, que l’approche narrative est la première méthode thérapeutique post-psychologique. Par conséquent, elle est avant et plus que tout anti-individualiste.

Un exemple : l’approche narrative anti-individualiste questionne la légitimité et l’éthique de pratiques localisant l’anorexie à l’intérieur du corps de la jeune femme. La jeune femme souffre, son corps, sérieusement blessé et en danger, souffre. Si nous ne faisons pas le lien entre ces pratiques de normalisation du corps et les standards imposés par la culture post-capitaliste, nous devenons complices du crime et du pouvoir de l’individualisme.

Je vous invite à réfléchir aux questions suivantes :

Comment faire pour refuser d’inscrire et de privatiser le problème à l’intérieur de la personne, dans son corps, et pour le replacer dans le contexte général qui l’a créé et le soutient ? Comment faire pour refuser de décrire le problème de la personne avec des mots étrangers et l’inviter plutôt à le faire et à décrire sa vie avec ses propres mots ?

En mai dernier, j’étais en Palestine avec Cheryl White et David Denborough pour travailler avec des praticiens palestiniens. Nous sommes allés dans les camps de réfugiés et avons assisté à des consultations thérapeutiques à domicile. Le terme “trauma” doit pouvoir s’appliquer au niveau de souffrance élevé des gens que nous avons rencontrés.

Nous aurions pu également utiliser pour décrire les épreuves qu’ils vivent l’expression stigmatisante de TSPT (trouble de stress post-traumatique), dernière née de la terminologie scientifique. Mais si on ne reconnaît pas pleinement que la vie de ces gens se déroule dans des conditions générales de pauvreté, d’emprisonnement, de violence, de surveillance et de pertes multi-générationnelles, le terme trauma reste vide de sens. Il reste vide de sens au point de perdre toute éthique car il est incapable de véhiculer les histoires de résistance et de survie.

Comme la plupart d’entre vous le savent déjà, la terminologie psychologique oublie d’intégrer dans ses appellations tout ce qui se rapporte aux inégalités structurelles ou aux jeux de pouvoir. Elle n’évoque jamais les questions de racisme, de classe, de post-colonialisme, de genre ou de pratiques sexuelles.

J’en suis à un point aujourd’hui, dans mon périple en thérapie, où je n’ai plus l’impression de vraiment savoir ce que recouvrent des termes comme “dépression” ou “anxiété”. Je ne peux pas en avoir la moindre idée puisque les idées elles-mêmes sont formulées à travers le prisme d’une idéologie structuraliste et individualiste.

Ce qui m’intéresse plutôt, c’est de trouver comment donner aux problèmes un nom dans leur contexte, de savoir comment les replacer dans un contexte social, et dans un cadre collectif. En effet, nous ne pourrons aider les gens à se délivrer d’un sentiment individuel de culpabilité qu’à partir du moment où les problèmes seront décrits dans un cadre collectif.

L’approche narrative qui s’est nourrie des idées post-structurelles soulève dans le domaine thérapeutique des questions d’une très grande puissance. Elle se bat pour entraîner la psychologie sur le terrain du post-structuralisme, de l’anti-individualisme, de la justice sociale et de l’ethnographie critique. Elle n’a de cesse de bousculer les pratiques psychologiques pour les délivrer des préjugés individualistiques “normalisant” le travail, la supervision et la recherche thérapeutiques.

Je voudrais maintenant vous parler rapidement de deux histoires d’accompagnement associant la pratique narrative des campagnes d’écriture de lettres thérapeutiques (si ce sujet vous intéresse, vous trouverez de nombreux exemples dans mon nouvel ouvrage intitulé Approche Narrative – théorie et pratique).

J’ai rencontré Tom et Peter séparément. Quand on m’a présenté Tom, il venait de passer 12 mois en hôpital psychiatrique. Peter, lui, y avait fait 4 mois.

J’ai dirigé avec chacun d’entre eux deux séances de thérapie familiale à mon bureau, avant de leur proposer à chacun une campagne d’écriture de lettres thérapeutiques impliquant leur communauté d’intérêt.

Les campagnes d’écriture de lettres thérapeutiques mettent à contribution la communauté d’intérêt de la personne dans le but de l’aider à se rappeler et à réunir des éléments de sa vie auxquels elle n’a plus accès pour l’instant. La communauté d’intérêt s’attache en quelque sorte aux histoires subordonnées et aux potentiels de la personne jusqu’à ce qu’elle soit capable d’en rattraper le fil elle-même.

Voilà leurs histoires :

L’équipe de l’hôpital psychiatrique local m’avait contacté par deux fois pour me demander de recevoir un de leurs patients. Tom et Peter étaient deux hommes de classe moyenne, mariés, hétérosexuels, qui avaient atterri en psychiatrie.

Tous deux avaient suivi les voies du désespoir et fini par choisir la mort plutôt que la vie. Et tous les deux avaient été miraculeusement extirpés des vapeurs toxiques dégagées par le moteur de leur voiture et sauvés, juste à temps.

Résultat : sauvés, mais envoyés en psychiatrie. Leur tentative de mettre fin à leurs jours avait été considérée comme un acte solitaire, dont ils avaient été entièrement rendus responsables.

Quand Tom avait pris sa retraite, il s’était non seulement convaincu qu’il ne faisait pas ce qu’il fallait pour être un bon retraité, mais il avait en plus développé la pensée négative que sa vie n’avait pas été à la hauteur de ce qu’il appelait une “vie convenable”.

Peter, de son côté, avait perdu sa petite fille de 3 ans, Mara, qui s’était noyée tragiquement alors qu’il n’était pas en ville. Il trouvait lui aussi qu’il ne se comportait pas comme un père en deuil devrait le faire. Il ne se sentait pas capable de faire le deuil de son enfant.

En entrant à l’hôpital, les deux hommes avaient intégré un système de croyance institutionnel d’individualisation où on avait considéré leur corps comme une tablette passive sur laquelle on pouvait inscrire des troubles individualisés. En d’autres termes, on avait utilisé l’expertise psychiatrique pour coller sur leur corps et les concernant des étiquettes pathologiques.

Beaucoup avait été écrit à leur sujet.

A vrai dire, la première fois que j’ai rencontré Tom, il est arrivé avec un dossier médical pesant six livres. Celui de Peter était plus léger, il ne pesait que 3 livres.

La pratique d’individualisation du corps en psychologie qui consiste à catégoriser les gens et à consigner leurs histoires dans des documents (ou des fiches) traditionnels, suivant le modèle d’investigation des sciences “molles”, aboutit à reproduire socialement des normes institutionnelles et culturellement établies.

Ce qui se produit, chaque fois qu’on colle sur les gens une étiquette psychiatrique, ce n’est pas seulement la répétition d’un processus d’inscription identitaire, c’est aussi l’opportunité récurrente de vérifier, de valoriser et d’élever le degré de légitimité de la recherche scientifique et par la même occasion, le statut de la profession lui-même.

A l’unanimité, Tom et Peter avaient été diagnostiqués comme affectés de “troubles chroniques de dépression majeure”, ce qui m’a fait penser que l’équipe posait sur les deux hommes qu’elle avait documentés et mis en fiches un regard limité au cadre confiné du soi interne (moderne), essentialiste et individualisé.

Pendant son hospitalisation, Tom avait subi 48 “traitements” ECT (électrochocs), 7 régimes médicamenteux et tout un tas de thérapies cognitivo-comportementales. Rendu fou d’angoisse par ces protocoles qui lui donnaient l’impression d’aller de plus en plus mal, Tom avait essayé de se suicider par deux fois.

De son côté, on avait prescrit à Peter 3 régimes différents d’anti-psychotiques et anti-dépressifs, profusion d’électrochocs et de longues périodes d’isolement dans sa chambre pour “mauvais comportement”. Peter avait lui aussi fait une nouvelle tentative avortée de suicide pendant son hospitalisation.

L’institution avait fini par me contacter après les avoir considérés et catégorisés (et même punis dans leur corps) comme échecs thérapeutiques.

Quand l’hôpital m’a contacté, j’ai réalisé la contradiction évidente qu’il y avait, d’un côté à les condamner à une vie de mort identaire chronique (dans le sens où aucun des deux ne pouvait être aidé), et de l’autre à désirer dans le même temps qu’ils “guérissent” grâce aux soins de la technologie psychiatrique.

Le fait d’inviter les communautés d’intérêt de Tom et de Peter à lancer des campagnes d’écriture de lettres thérapeutiques a procuré un moyen de contre balancer l’histoire saturée par le problème.

Les campagnes d’écriture de lettres, fondées sur l’idée de communauté, ont permis de recruter des groupes de personnes re-membrées, au sens narratif de l’expression, qui se sont attachées aux histoires préférées des deux hommes, alors que Tom et Peter se sentaient toujours limités par la version que le problème livrait sur leur compte. Leurs proches ont écrit des lettres racontant des histoires appartenant à d’autres territoires que celui du discours professionnel et culturel sur la souffrance, des histoires qui s’appuyaient en outre sur la croyance que le changement était possible.

La structure de ces campagnes est généralement toujours la même. Avec l’aide de la personne et de sa famille, j’écris une lettre à des membres choisis dans sa famille ou dans sa communauté (sélectionnés par la personne et/ou un membre de la famille) dans laquelle je leur demande de remonter le temps et de témoigner en écrivant des récits qui insistent sur a) les souvenirs qu’ils ont gardés de leurs relations avec la personne, b) les espoirs qu’ils formulent aujourd’hui pour elle et, c) comment ils aimeraient poursuivre cette relation à l’avenir.

Voici la lettre que j’ai co-écrite avec Peter à l’attention de sa communauté d’intérêt :

Après trois séances, Peter, moi-même et l’équipe avions rédigé une lettre pour sa communauté d’intérêt. Il avait choisi de l’envoyer à une douzaine de personnes. Elle disait :

Chers amis, chers membres de la famille de Peter,

Je m’appelle Stephen Madigan. Je suis thérapeute familial et travaille avec Peter. Depuis la mort tragique de Mara, Peter me dit qu’il “n’a pas su faire face”. Il n’y a pas si longtemps encore, un sentiment de “désespoir” “envahissait sa vie”, au point de la mettre en danger. Un autre aspect terrible de cette immense perte est que Peter “ne se rappelle pas grand-chose de sa vie” avant la mort de Mara. Il se sent également “curieusement responsable de la mort de Mara”, même s’il sait “quelque part dans sa tête” qu’il “n’était pas en ville le jour de l’accident”. Peter est persuadé qu’il y a “là une forte injonction” lui suggérant de “simplement continuer à vivre sa vie”. Il dit qu’il trouve cette suggestion “dérangeante” parce que “chacun est différent”. Il se dit qu’il “ne pourra sans doute jamais s’en remettre mais qu’il pourrait apprendre à vivre avec”.

Nous vous écrivons pour vous demander d’envoyer à Peter une lettre de soutien en décrivant a) les souvenirs que vous avez gardés de votre vie avec lui, b) ce que vous avez partagé, c) ce que Mara était pour vous, d) ce que vous pourriez faire pour aider Peter à faire son deuil, e) ce que Peter vous a apporté dans la vie, et f) à quoi vos vies vont ressembler quand il quittera l’hôpital.

Merci beaucoup pour votre aide,

Peter, Stephen et l’équipe

La structure “générale” du processus thérapeutique de lecture et de témoignage d’une campagne de lettres est le suivant :

  1. Tous les auteurs des lettres sont invités à la séance (si c’est géographiquement possible) et conviés à lire chacun à leur tour leur lettre à haute voix devant un public composé en général de la personne, de moi-même, des autres auteurs de lettres et parfois d’une équipe de thérapeutes pouvant comporter des initiés.
  2. Dans le cas de Tom et Peter, chaque auteur a lu sa lettre à haute voix. Puis j’ai demandé à Tom et Peter de lire à leur tour la lettre à l’auteur, de façon à ce que l’auteur au même titre que Tom et Peter puisse assister à la lecture aussi bien de la position de l’orateur que de celle du public.
  3. Après la lecture et le commentaire de chacune des lettres, les autres participants du groupe (ceux qui sont assis et écoutent) témoignent brièvement de ce que la lettre évoque pour eux et pour leur propre vie.
  4. On continue ce processus jusqu’à ce que toutes les lettres soient lues, relues, et aient fait l’objet de réactions et de témoignages.
  5. Chaque membre de l’équipe miroir écrit et lit ensuite un petit mot à la personne et au groupe.
  6. Ils témoignent sur l’image que la personne et sa communauté ont proposée d’elle-même […] et sur les aspects des lettres qui les ont personnellement touchés.
  7. On fait des copies de chaque mot et on les distribue à tous les participants.

Après la séance, j’envoie un courrier à tous les participants : la personne, la communauté d’intérêt et l’équipe miroir.

Tom a quitté définitivement l’hôpital psychiatrique 2 mois après le début de la thérapie narrative et peu de temps après, il abandonnait toute médication.

Peter a quitté l’hôpital 6 semaines après le début de la thérapie et lui aussi laissait tomber les médicaments. Tous les deux ont gardé avec eux les lettres-souvenir d’amour et de soutien. Ces deux campagnes d’écriture de lettres ont été pour moi une formidable expérience collective et m’ont fourni le moyen de contrer les pratiques thérapeutiques d’individualisation du corps de la psychologie.

En sortant l’expertise du milieu de l’hôpital, nous permettons aux gens d’adopter, de privilégier, de re-narrer et d’appliquer des savoirs alternatifs.

Pendant nos séances, Tom et Peter ont tous les deux renoué avec des savoirs locaux traditionnels, culturels et sociaux. Ils se sont remis à raconter une histoire qu’ils avaient perdue dans les discours du problème et des professionnels. Perdue dans l’immensité d’un discours culturel qui définit les standards de comportement de ceux qui partent à la retraite, ou d’un père qui perd un enfant de 3 ans à la suite d’une noyade.

A travers eux, j’ai eu la preuve qu’on pouvait réagir de façon subversive même dans les circonstances les plus oppressives.

J’ai consacré une partie des conversations avec Tom et Peter à un travail sur la résistance et le changement, un véritable travail d’historiens. Nous avons analysé, émis des doutes et reconsidéré un certain nombre de discours. Nous avons également commencé à détricotter de façon rigoureuse les fils discursifs de différents thèmes, la “retraite”, les “électrochocs”, “l’identité masculine”, “la psychiatrie”, “la paternité”, le “deuil” et les “rapports humains”.

Ma posture anti-individualiste vient sans doute du fait que je suis né au Canada, mais aussi que je suis né de parents militant tous les deux pour l’union des travailleurs immigrés irlandais, qui ont consacré toute leur vie aux pauvres et aux dépossédés (bénévolement, je devrais ajouter).

Mes parents et la communauté de la diaspora irlandaise ont collecté et distribué de la nourriture pour les soupes populaires, construit des abris pour les sans-abris avant qu’on les appelle ainsi, recueilli des fonds pour organiser des camps d’été pour les jeunes des quartiers pauvres de Toronto, et visité les mêmes maisons de retraite tous les lundis pendant 35 ans, etc.

Avec mes deux sœurs, j’ai été mêlé à toutes ces activités et nous avions le droit de choisir celle que nous préférions. Pour ma part, j’aimais beaucoup aller aux soupes populaires parce que j’observais mon père interagir avec les autres “types” – à l’époque essentiellement un groupe d’hommes blancs, pauvres et d’âge moyen, qui luttaient contre des problèmes d’alcool, de violence et de réinsertion.

J’adorais voir comment mon père s’y prenait pour amener les “types” à raconter leurs histoires de crimes, d’amours et de contes de fée. Après le repas, on restait assis tous ensemble pendant des heures ; les “types” fumaient et racontaient des histoires complètement folles. Des fois, mon père se mettait à chanter et les gens criaient et riaient si fort qu’il nous arrivait d’oublier qu’on était à la soupe populaire.

Frankie, mon père, était le meilleur thérapeute de groupe que j’ai jamais connu.

A moins que ma mémoire ne me trompe, je n’ai jamais entendu mes parents ni aucun de leurs amis parler des problèmes des gens avec des mots qui acculent dans des coins sans issue ou cataloguent dans des systèmes dégradants de classe ou de race.

Un jour, à la fin des années 60, je devais avoir 9 ans, je suis allé faire une “visite” avec mon père (qu’on appellerait aujourd’hui une visite à domicile). Je lui ai demandé de façon innocente ce que la famille avait fait de mal pour ne plus avoir les moyens de payer le loyer ou de se nourrir. Je suppose que j’individualisais sans le savoir la pauvreté et que je reliais son idée au fait d’être mauvais ou d’avoir fait quelque chose de mal.

Mon père s’est tourné vers moi et malgré son fort accent irlandais, il a été très clair : “Mon fils, être pauvre n’est pas un crime, ils n’y sont pour rien, ce n’est pas faute de travail ou d’efforts. Ils ont simplement manqué d’un peu de chance. Tu sais, un jour, ta maman et moi, nous avons entendu Mr et Mrs Green chanter ensemble et c’était si beau que tous ceux qui pouvaient entendre se sont mis à pleurer. Je crois même que les oiseaux et les chiens qui écoutaient ont eux aussi versé une petite larme, à leur façon. Et aujourd’hui, nous devons tout faire pour que Mr et Mrs Green se rappellent qu’ils ont ce don incroyable et recommencent à chanter.”

Et en effet, dix minutes plus tard, peu après que mon père les ait fait se tordre de rire en leur racontant l’histoire d’un goût douteux des deux pêcheurs irlandais de County Clare obligés de faire pipi dans leur bateau et leur ait habilement glisser l’argent du loyer et des courses, les Green avaient souri et s’étaient mis à chanter aussi merveilleusement que mon père l’avait décrit… et Mrs Green avait dit que cela faisait six mois qu’elle ne s’était pas senti aussi bien.

Il n’a pas fallu longtemps ensuite pour que nous soyons invités à fêter chez les Green le retour à l’emploi de l’un et la nomination de l’autre au poste de secrétaire d’école. Mrs Green avait préparé pour mes parents une tarte meringuée au citron, sa recette préférée.

Ce soir-là, nous avons chanté tard dans la nuit.

Mes parents n’ont pas eu la chance de faire des études supérieures. Ils ont pourtant fait preuve de qualités extraordinaires pour aider les gens à se remémorer les meilleurs aspects de leur personne, qui ils avaient été et qui ils pourraient devenir. Pendant toutes ces années passées à les regarder intervenir, avec leurs amis irlandais, dans la communauté, je ne les ai jamais vus asséner la moindre appellation ridicule ou individualiser quiconque.

Les mots qu’ils utilisaient découlaient d’un postulat idéologique d’égalité et de communautarisme fondé sur la compassion et la compréhension.

Depuis, j’ai passé toute ma vie à me demander comment se fabrique l’histoire identitaire de la personne. Quelles sont les influences discursives institutionnelles sur cette histoire ? Quelles histoires dominantes ont construit cette vie ? Comment a-t-elle résisté, survécu, comment a-t-elle réagi ?

Nous vivons toujours au sein d’une communauté. Nous sommes sans arrêt en phase de négociation et de construction identitaire. En conséquence, la façon dont les sciences, les psychothérapies, les institutions religieuses et judiciaires essayent de nous étiqueter n’a aucune importance, on ne peut même pas nous figer un seul instant de notre vie.

On reproduit les traditions que d’autres nous ont transmises et, même si nous investissons ces traditions différemment, elles façonnent les personnes que nous sommes et nos façons de vivre.

L’écho de notre histoire culturelle est permanent. Nous vivons dans un monde qui reflue dans le passé et s’étend dans le futur. La façon dont nous racontons ce futur nous aide à déterminer notre présent.

Donc, plutôt que de se mesurer à l’histoire, il serait plus utile que chacun fasse l’effort de se rappeller et d’évoquer ses souvenirs, ainsi que je le fais quand je me remémore le chant de Mr et Mrs Green, les activités de mes parents et les mots de Michael quand il pilotait son avion.

Grâce à cette pratique de remémorisation, nous pourrons également, je l’espère, créer de nouvelles formes de pratiques narratives anti-individualistes, des façons de pratiquer qui rendent justice à la beauté et à la complexité de la vie des gens.

Je crois que les prochains chapitres de l’approche narrative pourraient bien s’écrire ici, à Bordeaux.

7 réflexions au sujet de « UNE THERAPIE DE LA RECONNAISSANCE »

  1. Hello Martine, Sandie et tous les autres présents ou absents. Vous m’avez manqué, je me souviens de ces beaux moments partagés, en formation comme à la classe de mer 2010.
    Cette année la magie “Madigan” a de nouveau opéré et à la lecture de ce texte d’ouverture peut être imaginez vous que la suite a été “brillante”.
    Puisque nous formons une communauté, restons en contact, réunissons nous, travaillons ensemble, bref… soyons narratifs dans nos vie comme nous le sommes dans notre “travail”.
    A bientôt ?

  2. Nous venons de vivre trois jours formidables à la Classe de Mer 2011 d’Arcachon avec Stephen Madigan, à réfléchir et à expérimenter comment lutter contre l’individualisme, les relations de pouvoir et le contexte social des problèmes.
    Il nous a transportés encore un pas plus loin au-delà de ce que savions déjà des Pratiques Narratives en partageant avec nous sa pratique, ses idées nouvelles, ses expériences avec une grande simplicité et générosité.
    Je vais garder et intégrer beaucoup d’idées et de concepts qui vont venir enrichir ma pratique.
    Notamment son travail pour lutter contre l’individualisme : les clients parlent de façon individualiste et nous, il nous faut faire de l’anti-individualisme. Il nous faut explorer comment le problème fonctionne en relation à la culture de la personne et de son environnement. Les sélections que font les personnes des évènements dont elles tissent leurs histoires sont influencées par la culture. Plutôt que de situer le problème dans la personne, nous devons le voir côté relationnel : Qu’est-ce qu’on dit ? Qui a le droit légitime de le dire ? Avec quelle autorité ? Il convient de regarder les histoires dominantes comme étant produites et reproduites dans la communauté.
    Je retiens son formidable travail autour des groupes de soutien de la personne. Il dit : « je veux rencontrer la communauté relationnelle de la personne. C’est souvent cette communauté qui garde la mémoire de la personne jusqu’à ce que elle la retrouve ».
    Je retiens aussi son travail autour de l’anticipation de l’espoir : Qu’est-ce que l’on anticipe de devenir ? Qui préfèrerions-nous être ? Si vous n’aviez pas ce problème, qui aimeriez-vous devenir ? A quoi pourrait ressembler ce premier pas qui va vers cette histoire préférée ? Comment vous vous préparez à faire ce premier pas ? Qui pourrait vous aider à faire ce premier pas ?
    Je retiens son travail autour de l’exploration de la perte. Une nouvelle manière de regarder les effets du problème. Pour pouvoir avoir cette relation avec le problème, il faut perdre quelque chose. Le problème n’y est pas arrivé tout seul : Qu’elle a été la plus grande perte pour toi ? Qu’est-ce qui vous manque dans ce que vous vivez actuellement ? Pourquoi ça vous manque ? Où pensez-vous que c’est parti ?
    Stephen nous rappelle également que le problème a des pratiques. Donc, il faut explorer ces pratiques, les mises en actes du problème. Mais il nous rappelle que les capacités, les compétences ont aussi des pratiques. Mettre en actes les compétences : Qu’avez-vous fait pour résister à cela ? Quand la personne vient nous consulter c’est déjà une mise en acte de ses capacités.
    Je retiens son travail autour de l’histoire alternative. Il dit : « J’écoute toujours l’histoire de façon à pouvoir entendre quelque chose qui ne colle pas avec l’histoire du problème. L’histoire secondaire émerge quand nous commençons à avoir des suspicions sur le problème ».
    Un grand merci à Pierre, Catherine R., Elisabeth, Mike et Catherine M. d’avoir permis et facilité cette belle rencontre.

  3. Merci, Pierre, de nous faire participer à ce grand moment que vous êtes en train de vivre avec Stephen.

    Ce papier résonne avec ce que vivent plusieurs de mes clients : le changement est possible, mais une partie seulement des paramètres du changement est dans les mains de la personne. Après, c’est comment vivre avec le mieux possible, sans adaptabilité excessive …

  4. Je viens de lire le texte d’ouverture de Stephan Madigan du séminaire de cette semaine à Arcachon auquel je n’ai pas pu assister. Il y a beaucoup de profondeur et d’émotions dans ce qu’il raconte sur l’histoire de Peter et de Tom et sur l’histoire de son père. Je retiens l’importance de cette posture de double écoute pour ouvrir et laisser passer d’autres voies – voix souterraines qui sont enfouies et affaiblies par une multitudes d’histoires dominantes sur la normalité et les devoirs et qui cherchent à envahir une grandes parties des terrritoires de notre vie, y compris celui de notre métier de coach. Ouvrir cette perspective c’est se donner la possibilité de prendre position sur ce que l’on veut faire et ce que l’on ne veut pas faire, c’est (re)trouver ce qui fait sens dans son travail. Développer la compétence de double écoute c’est aussi travailler sur sa propre posture de praticien narratif : sur ce que j’entends en moi lorsque je suis en pleine conversation avec un client, En étant attentif à nos propres voies – voix intérieures nous devenons moins complices du pouvoir de l’individualisme ; nous sommes sur le chemin de notre propre reconnaissance et il me semble que nous pouvons ouvrir plus facilement avec le client des espaces qui donne la place aux expériences et aux talents des gens pour les conduire vers un processus de reconnaissance et de célébration identitaire. Dans la supervision narrative, il me semble que c’est un travail nécessaire qui consiste à se libérer de ses préjugés normalisants qui pourraient inconsciemment contaminer nos conversations avec nos clients. C’est arriver à vivre pleinement sa propre célébration dans son corps et son être. Dans le texte de Stephen il est question aussi de cadre collectif et de contribution d’une communauté d’intérêt de la personne que je trouve incroyablement puissant parce que cela conduit à relier la personne aux autres et à la vie (démarche anti-individualiste) tout en mettant peu à peu de la distance avec le problème et toutes ses histoires accablantes sur les devoirs et la normalité. Passionnant et plein d’espoirs …

    Je pense bien à vous

    Chantal

  5. Article très intéressant. Merci. Cela me fait réfléchir à ma pratique.

    La cure psychanalytique est, par essence individualiste. Favoriser l’émergence du récit, de l’histoire même idéalisés, fantasmés est un premier pas essentiel. Au delà, le “béquillage” du moi
    Mais, comme vous l’écrivez très bien, cette narration exclusivement centrée que sur soi. “je parle de moi (du moi?) car il n’y a que cela qui m’intéresse ” pour paraphraser une expression connue.- renforce l’individualisme. Le thérapeute attentif tentera de faire parler des interactions, des relations avec les Autres permettant ainsi l’ouverture de soi au monde.
    Toutes proportions gardées, ce serait comme si la méthode systémique entrait dans le champ de la psychanalyse… mais cela est une autre histoire.
    Ainsi, pour un analysant qui vient initialement pour un problème de confiance en soi et de pertes de moyens devant les Autres, les récits de son enfance, etc. auront encore plus d’intérêt (pour lui) s’il met en scène les Autres et les interactions.
    GEHEL
    Psychanalyste, master en psychologie
    Provence

  6. Oui un grand merci de nous permettre de vivre à distance une partie de vos échanges.
    Ce long texte est d’une richesse formidable et il a pour moi un vrai pouvoir énergisant (comme chacun de nos ateliers ou travaux partagés).

    Travaillez bien, je reste reliée à la belle énergie du groupe .

    Martine

  7. Un immense merci de faire partager ce texte, de l’avoir transcrit aussi. Il sera possible d’y revenir et d’incorporer progressivement ce qu’il a de précieux pour ma vie et ma pratique.
    Bonne suite de classe de mer, je pense bien à vous,
    sandie

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