Une longue marche solitaire et rêveuse dans les parcs et les rues d’Adelaide, mon dieu comme j’ai besoin de ces instants d’errance.
Après la première journée de séminaire de David Epston, passionnante mais épuisante à plusieurs titres (l’assistance très nombreuse, le lieu mal fichu, la rapidité étincelante de l’intervenant -c’est quand même le co-fondateur de l’approche narrative et une star mondiale, la complexité du sujet, les accents australien et néo-zélandais, le décalage horaire qui commence à taper plus dur, les bières d’hier soir), j’ai besoin de métaboliser. Assis seul dans l’herbe d’un parc, au soleil, devant un arbre magnifique, avec le Requiem en Ut mineur dans le casque, la douceur du printemps tout autour et rien d’autre à faire que de penser. Un rêve d’introverti.
Penser qu’à l’image des branches de cet arbre, la pratique narrative est polymorphe et plurielle. Prendre conscience du point auquel j’ai été “modélisé” par Michael et que je suis devenu presque incapable de comprendre qu’une démarche thérapeutique mette en oeuvre des intentions stratégiques, ce qui me semble être le cas du travail de David Epston, même si ce n’est jamais dit explicitement, même la stratégie se réadapte à chaque question alors que Michael semblait avoir pour unique stratégie sa curiosité sincère et bienveillante pour l’autre canalisée par sa connexion avec l’intention de la conversation : construire une histoire riche, rendre la personne auteur, voyager du connu vers ce qu’il est possible de connaître.
David Epston, c’est du lourd. Co-auteur des “moyens narratifs au service de la thérapie”, à ce jour le seul ouvrage traduit en français, il passe sa vie à enseigner dans le monde entier. Le séminaire d’aujourd’hui (eh oui, on bosse le dimanche, Sarko serait content) et de demain est entièrement consacré à la façon de construire des questions narratives, des questions “qui conduisent là où les bus ne vont pas”. C’est intéressant de passer du temps rien que là dessus. Les questions sont notre seul outil, David Epston compare leur fabrication à un artisanat où l’on apprendrait à maîtriser un tour de main auprès d’un “appreneur” (apprenticer) qui n’est pas un maître mais enfin, j’veux dire, bon, un tout petit peu quand même.
Reprenant la phrase de Leonard Cohen qui dit qu’il existe “une fêlure en toute chose”, il propose que les questions du praticien visent à détecter cette fêlure et à l’agrandir pour en faire surgir l’absent mais implicite. Bourrées d’informations reprises du client ou extraites des savoirs personnels du thérapeute (les “insider knowledges”, sujet à débattre à notre retour), intégrant des jeux de mots et des métaphores qui viennent du praticien, les questions de David Epston sont à la fois des récits, des résumés des épisodes précédents, des scénarios… et des questions : comme si les fonctions d’éditorial et de surface réfléchissante étaient intégrées dans chaque question en plus de la question au lieu de faire l’objet d’interventions épisodiques du praticien isolées et surtout nommées et négociées.
L’ingéniérie de formation elle aussi est intéressante. Je la détaille pour Fabrice et Elizabeth. David interviewe en public un “client” volontaire en construisant ses questions à voix haute et en temps réel. Sa prise de notes est visible à tous (tableau) et toutes ses questions sont dactylographiées sur un PC et projetées sur un barco. Chaque participant étant invité à élaborer pour lui-même au préalable la question qu’il poserait à sa place.
Une métaphore intéressante utilisée par David Epston est celle du berger (le praticien) qui conduit un mouton (le client) et prend soin de lui, le protège des prédateurs, tout en le stimulant suffisamment pour ne pas le laisser s’immobiliser et brouter l’herbe du chemin (sic). Et c’est là, je le dis avec toute l’humilité de celui qui est conscient qu’il parle d’un monument classé, avec tout le respect que j’ai pour son parcours et son oeuvre, c’est là que nos chemins se séparent. Car moi, M. Epston, je ne suis pas un berger. Je suis un mouton. Un mouton parmi les autres, un mouton qui a échappé à beaucoup de loups et qui témoigne que c’est possible, un mouton que ses frères ont envoyé ici afin qu’il ouvre grands ses yeux et ses oreilles, qu’il apprenne le plus possible, puis qu’il revienne prendre sa place parmi eux qui ont déjà tant de bergers désintéressés qui se proposent de les guider. Je suis un mouton qui fabrique des questions, peut-être. Mais sûrement pas un berger.
Merci à tous pour ce débat passionnant, merci Isabelle de remettre Foucault et surtout la notion de résistance au centre du jeu.
Je te remercie infiniment, Pierre, d’avoir reporté la position de David sur le berger. Je te suis sur toute la ligne, moi non plus je ne suis pas une bergère. Au mieux, si l’on devait rester dans cette métaphore, je serais une brebis aussi, ou même une agnelle.
Toutefois, je sortirai de ce débat “par le haut” comme on dit en systémique constructiviste (y entendre simplement “changer de niveau” et non pas une référence à une quelconque position qui serait haute ou dominante).
Michel Foucault, lorsqu’il a découvert que le “pouvoir ne se possède pas, il s’exerce” s’est intéressé aux mécanismes de l’exercice ce ce pouvoir. Après avoir étudié le pouvoir souverain, puis le pouvoir disciplinaire, il a nommé le concept d’exercice du pouvoir “gouvernementalité”. En effet, on établit un gouvernement sur des sujets et avec l’aide de savoirs. La notion de pouvoir était, pour Michel Foucault, trop massive pour permettre de penser la résistance. Au contraire, on peut résister à des formes de gouvernement.
“Le mode de relation propre du pouvoir ne serait donc pas à chercher du côté de… mais du côté de ce mode d’action sigulier –ni guerrier, ni juridique– qui est le gouvernement. Quand on définit l’exercice du pouvoir comme un mode d’action sur les actions des autres… on y inclut un élément important : celui de la liberté”. (Dits et Ecrits, tome 4)
Michel Foucault a rapidement remplacé le concept de pouvoir par celui de gouvernementalité. Il a caractérisé la gouvernementalité de la Raison d’Etat (qui consiste à se donner comme objectif unique la paix et l’intégrité de l’Etat et qui se démarque radicalement de la logique impérialiste dominante au Moyen-Age). Puis il a caractérisé la gouvernementalité Libérale qui pose un principe de limitation à l’intervention de l’Etat (ce type de gouvernement consiste à s’ajuster à la vérité du marché).
Il a également identifié une autre forme de gouvernement, qui ne prend pas ses effets au niveau d’une population soumise à un Etat, mais qui tente de s’ajuster aux particularités individuelles. Il l’a nommé “Pouvoir Pastoral”. Ce type de pouvoir caractérise, entre autres, le gouvernement chrétien des âmes et c’est, dit-il, cette gouvernementalité-là qui a provoqué les premières grandes résistances. Il a désigné cette résistance à la gouvernementalité pastorale sous le terme d’attitude “critique” (c’est-à-dire le droit de la subjectivité à adopter des conduites différentes).
Alors moi, je résiste comme je peux à la gouvernementalité pastorale, je me positionne résolument, comme Michael White, dans une attitude critique. Qu’on ne me parle plus de moutons ou de bergers, d’agneaux ou de pasteurs, mais de narrateurs avec qui j’entre en inter-action afin qu’ils écrivent leur autobiographie préférée et qu’ils re-trouvent leur statut plein et entier d’auteur principal.
Mes hommages d’abord à César pour la subtile private joke polyglotte qui intitule l’article ; il me semble qu’à Adelaide, terre de grands espaces, les fleuves de bière coulent aussi généreusement que soufflent les vents de l’esprit et des alpages…
Enfin un papier qui rend justice à l’essentiel : Leonard Cohen, incomparable poète et chanteur inclassable (Let it be your will, A bunch of lonesome heroes, et, d’après moi, définitivement la plus belle version de Allellujah, même en comptant celle de Jeff Buckley)
Et merci aux métaphores et aux BD qui nous permettent de préciser nos engagements au-delà des déclarations de (bonnes) intentions ; je préfère partager la transhumance des brebis mal embouchées de F’Murr et leur questionnement opiniâtre que m’essayer à contre emploi à l’autorité pastorale (d’ailleurs, il parait que le rôle est déjà amplement pourvu depuis au moins 2000 ans)
Amitiés
Béatrice
Je suis OK avec le commentaire de Stéphane Einhorn; on peut être “berger” sans pour autant avoir de position haute, et sans oublier que l’on demeure “mouton”.
L’identité est mouvante. J’aime bien l’idée que l’on soit “mouton” parfois, “berger” ailleurs, avec d’autres personnes. Ces identités différentes, nous les fabriquons en intéraction avec d’autres.
Mais cette discussion sur la métaphore nous éloigne de ton propos sur la prise de position de David Epston vis à vis de celle de Mickael White que je trouve intéressant et dont je te remercie.
Juste te dire que pour ma part, dans le champ des Pratiques Narratives, je te vois comme un Berger profondément mouton.
😉
Hum..hum…
Que c’est rassurant un berger quand on est un mouton !
Ne pas à avoir à chercher soi même son chemin, être conduit au meilleur alpage, là où l’herbe est bien verte et tendre…
Mais parfois le berger nous tond, et puis, il est possible de finir en côtelettes…
Alors, le mieux est peut être de chercher son étoile ?
Vivent les moutons !
Plein de pensées pour Nicolas et Pierre, et aussi Jean Louis que je ne connais pas,
Amicalement,
Hélène
Bonsoir, bonjour Pierre
Merci de cette lettre de printemps, on imagine que c’est l’heure pour les moutons de retourner sur les päturages….ici, ils sont enfermés alors que de fines traces de neige envahissent les espaces verts. Ton dernier paragraphe m’a renvoyé au souvenir de la BD iconoclaste de F’Murr ” Le génie des alpages”. On y voit un berger dépassé par son troupeau de brebis intellectuelles et indisciplinées. Quand le berger pousse son cri de raliement, il y en a toujours une pour demander : mais c’est qui ce type ?
Amitiés,
Xavier Blaevoet
Bel élan dynamique, mouton ou berger, j’ai la sensation d’une découverte de la beauté, de la présence, d’une attitude.
Quel plaisir de te lire ! Merci.
Bonjour Pierre,
Tout d’abord un grand merci pour la belle énergie que vous déployez à témoigner et à partager avec les autres moutons ici et ailleurs de votre expérience de… mouton. J’apprécie la simplicité et la sincérité de vos posts et articles ainsi que l’effort tout à fait singulier avec lequel vous vous attachez à rendre votre parcours congruent.
Cependant votre post du jour me laisse tout à fait perplexe !
J’ai le sentiment que votre refus de vous reconnaitre “berger” face à vos clients et par extension aux lecteurs ou auditeurs de vos publications et interventions tient davantage de la “posture” et/ou de la peur “de vous prendre pour ce que vous ne seriez pas” que d’un raisonnement éclairé…
Si je souscris au fait que de manière tout à fait générale nous sommes, dans tous nos domaines de vie, des moutons parmi d’autres moutons, dès lors que nous avons travaillé en conscience certains cheminements et “passages initiatiques”, n’acquière-t-on pas la capacité à être les bergers de certains de nos congénères et parmi ceux-ci en tout premier lieu nos clients ?
Je vous concède volontiers qu’à chaque “trans-humance” nous empruntons un chemin inconnu et qu’en ce sens nous sommes des bergers sans carte IGN, ni même boussole parfois… Mais, que nous soyons coach, thérapeute ou praticien des pratiques narratives, c’est bien notre capacité singulière à accompagner – ne fusse qu’en sachant formuler les bonnes questions – qui nous différencie de nos clients et nous donne la capacité de les aider à (re)devenir leur propre berger…
Le mouton qui a échappé à beaucoup de loups, le mouton qui a ouvert tout grand ses yeux et ses oreilles, le mouton qui a appris et qui ensuite témoigne, ne se mue-t-il pas en berger du seul fait de témoigner et/ou d’accompagner son client ?
Peut-être que mon commentaire ne vous fera pas changer de point de vue et que vous continuerez à ne pas vous consentir le droit, le pouvoir ou la capacité à être le berger de vos clients et pourtant… Le paradoxe est qu’en vous écoutant ou en vous lisant j’éprouve souvent le plaisir du mouton qui a trouvé sur son chemin un berger qui “le stimule suffisamment pour ne pas le laisser s’immobiliser et brouter l’herbe du chemin…”
Bien à vous
Stéphane Einhorn
bonjour Pierre,
On retrouve bien ce que Michael nous disait de ce qui l’a aussi amené a prendre de la distance avec David Epston : la posture sincère et collaborative…ou pas.
Avec le berger et le mouton on voit bien qui a la posture haute !! quand bien même avec une éventuelle fausse posture basse…c’est pareil.
J’ai du mal à croire que la posture stratégique, même pour “un monument classé” et expérimenté, conduise au même endroit avec le client.
J’ai aussi du mal à croire que l’on puisse faire un travail satisfaisant quand les histoires du praticien (avec ses représentations, ses mirages, ses croyances…) prévalent sur les histoires alternatives du client, avec autant d’irrespect et de malveillance éventuelle. Je sait bien que le “pouvoir” et la “lumière” nous mettent à l’épreuve de nous même. Sommes nous pour nous même dans le paradigme des bergers/mouton (l’un amenant l’autre) ou quelque chose d’autre plus écologique et bienveillant.
Je crois en fin de compte que je ne voudrais pas rentrer dans le monde des moutons car il me semble qu’il s’accompagne d’absents mais implicites : berger, loup, troupeau, fourrage (de crâne), chien de garde…. qui ne me vont pas bien.
S”il y a “un fêlure en toute chose” quand est il de la fêlure du praticien et que fait il dans le relation avec son client ? Croire que l’on pourrait ne rien faire ou s’en extraire m’apparait juste une belle illusion. Mais pourquoi pas.
Enfin Pierre, merci des collectes que vous faites avec Nicolas et Jean Louis.
Vos retours et ces chroniques épaississent agréablement nos histoires personnelles et aussi nos histoires collectives qui nous unissent à travers de belles et fines étoffes alternatives.