ACCOUNTABILITY

Rien dans ce blog depuis Casa. Et puis une demande  un peu furax du SAMU Social, qui nous demande de flouter ou de masquer les visages des enfants figurant sur la photo.

Et là, perplexité : comment avons nous pu laisser passer ça, alors que c’est la base la plus élémentaire de la déontologie de diffusion des images mais surtout un élément évident d’éthique narrative et humaine ? Nous avons donc changé illico la photo incriminée (pour la remplacer par celle qui figure sur la cover d’ “Actuel”, déjà très diffusée et commentée au Maroc où ce reportage a fait beaucoup de remous). Nous avons également adressé nos plus plates excuses au SAMU Social en leur demandant de les transmettre aux enfants et aux jeunes concernés.

Mais il y a là, également, quelque chose à apprendre. Nous avons beaucoup parlé avec Stephen Madigan et en avril de l’année dernière, avec Cheryl White et David Denborough en visite à Bordeaux, du thème de l’ “accountability”. Ce terme très difficile à traduire désigne un état d’esprit, une posture qui fait que ceux qui appartiennent au groupe dominant fassent en sorte de prendre soin de ceux qui appartiennent au groupe minoritaire. Et c’est exactement ce que nous n’avons pas fait… collectivement : en le publiant en l’état sans penser aux personnes qui étaient représentées dans une situation très difficile, mais de nombreux internautes ont vu ce post en France et au Maroc et personne n’y a pensé non plus ! Pas un commentaire dans ce sens…

Qu’est-ce que cela signifie ? Que les relations de pouvoir social se glissent à notre insu dans toutes nos entreprises impliquant des rapports avec d’autres groupes. Que de rester “accountable” est un travail permanent de déconstruction et d’architecture de la relation à l’autre. Que lorsqu’on enferme des individus de façon individuellement reconnaissable dans une identité dominante de problème, et sans qu’ils puissent avoir accès au développement d’une deuxième histoire qui honore leurs compétences de survie, la seule résistance possible pour eux est la violence.

Mais si on réécrit l’histoire en posant son commencement au moment de cette violence, on caractérise encore plus ce groupe. La première violence, c’est de définir de l’extérieur l’identité de l’autre, comme avec cette photo non floutée. C’est une violence soft, virtuelle, mais d’autant plus insupportable qu’on l’a laissée nous influencer en douce.

PBS

3 réflexions au sujet de « ACCOUNTABILITY »

  1. Flouée ou floutée… La question de l’accountabilité renvoie ici pour moi à trois territoires professionnels qui se sont rencontrés à l’occasion de ce reportage et qui correspondent à, entre autres, trois talents ou composantes identitaires du narrateur: le coach, le journaliste et l'”activiste” qui n’a pas choisi par hasard de se consacrer à la construction active et à la diffusion de l’Approche narrative. A la différence du journaliste qui informe- et a le réflexe professionnel quasi juridique de flouter les images, l’activiste dénonce avec la sincérité et la force d’images fortes, et le coach met en évidence le déni- lequel ne s’accommode pas forcément du floutage.
    Les deux dernières postures, fortement inspirées par une conscience humaniste quintessentielle à ce que je ressens de l’approche narrative et de toi, Pierre, sont largement à la manette de ce non-floutage…Dénoncé évidemment pas par les protagonistes qui en ressentent et apprécient la vérité, mais par le Samu Social qui en voit les inconvénients- réserve légitime qui correspond à leur mission et à sa charte.
    En ce sens l’inconscient dactylo a exprimé sa vérité- exprimer et non flouer. Reste à préserver cette vérité sous des formes socialement acceptables- notre challenge à tous, indeed.

  2. Merci Natacha, je trouve que tu soulèves là un point tout à fait intéressant. D’ailleurs, comme le remarque par mail privé l’un de mes amis, j’avais écrit “flouer” au lieu de “flouter” dans la première version du post, celle qui a été diffusée par notification mail… Une faute de frappe qui propose aussi quelque chose du même genre (l’inconscient qui tape à la machine).
    Je trouve moi aussi très violent le geste de flouter un visage et de supprimer son regard, cela me rappelle la magnifique chanson de Fugain”ne m’oublie pas” (http://video.mytaratata.com/video/iLyROoaftlMJ.html)
    Si nous supprimons les visages, il me semble que nous supprimons quelque chose d’essentiel de l’identité des gamins. Et je me souviens que lors de la maraude du SAMU, lorsque les photos ont été prises, ils posaient, ils étaient vraiment demandeurs que Brahim fasse beaucoup de photos et ils voulaient les voir sur le petit écran de son appareil.
    Maintenant, je comprends aussi qu’ils puissent réagir avec colère lorsqu’ils voient la mise en scène de leur enfer quotidien illustrée par ces clichés et que ce soit gênant pour les travailleurs du SAMU. Il faut savoir que ce dossier a fait sensation à Casa et que le SAMU Social a reçu de nombreux dons à la suite de la publication de cet article, et également qu’il n’a pas plu à tout le monde en haut lieu, bref cela a permis de faire bouger pas mal de choses. La question de l’utilisation que l’on fait de l’identité d’autrui reste bien sûr posée. Mais ton commentaire a la vertu de faire ressortir que de supprimer les visages des gens a peut-être plus d’inconvénients que d’avantages, même s’il est parfaitement légitime de vouloir les protéger en tant qu’individus d’une description identitaire pathologisante et totalisante. Alors comment faire ?

  3. Je suis bien d’accord avec ce que tu nous exposes et merci de rappeler cette précieuse intention d’accountability.

    L’idée m’est venue en voyant leur visage, je ne connais pas bien les règles de diffusion d’image et je me suis juste demandée s’ils étaient d’accords, mais furtivement, trop évidemment puisque je n’ai pas posé la question. Je trouvais que cette photo nous permettait une rencontre dans cette intention de dénoncer l’invisible. C’est bien le problème de ces reportages qui sont des rencontres unilatérales, peut-on alors parler de rencontre ?

    Mais le rappel à la règle laisse un goût de culpabilité. Le risque est alors de se laisser prendre par la solution de la pensée dominante. Pour ma part, je ressens beaucoup de violence dans la solution de flouter les visages. Je ne peux pas me défaire de l’idée que flouter, barrer, voiler les yeux, même avec les meilleurs intentions est une atteinte à l’identité. Une image qui nécessite d’être floutée a t-elle encore un sens ?
    Rendre hommage à ces enfants, peut se faire sans photo. C’est ce que tu as fait avec ton témoignage sensible et accountable.

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