Vers une identité “inventionnelle” : ce splendide néologisme de Catherine Mengelle résume bien le workshop de deux jours, d’une qualité exceptionnelle, qu’ont animé Lorraine Hedtke et John Winslade à la Fabrique Narrative de Bordeaux.
Rarement séminaire sur la mort et le deuil n’aura été aussi plein de vie, d’humour et d’espoir. Car les idées et modes d’intervention développés au fil des années par Lorraine et John, s’opposant frontalement aux conceptions du deuil défendues par les psychologies scientifiques occidentales (et nourries par nos grands récits culturels), sont tournés vers la vie comme le tournesol vers le soleil.
Difficile de résumer ces deux journées incroyablement riches, peut-être certains participants commenteront-ils ce post en partageant les idées qui les ont le plus marqués. En ce qui me concerne, je retiens :
– le fait que Lorraine et John font partie de ces formateurs qui donnent l’impression que l’on est intelligent et qui vous font la courte-échelle pour escalader les concepts : ainsi leur excellente connaissance de Foucault, Derrida et Deleuze leur permettent d’expliquer simplement la façon dont leurs idées et concepts philosophiques ont été la colonne vertébrale des pratiques développées par White & Epston. Notamment le fameux “pli” deleuzien et ses mystères (apparents).
– de façon plus générale, et cela m’a frappé lors de mon récent séjour en Australie, les idées politiques et philosophiques reviennent au centre de l’enseignement des pratiques narratives. Cheryl White et David Denborough ont introduit dans le cursus international un groupe de lecture de Foucault ainsi que l’intervention d’une universitaire réputée, specialiste de son œuvre. Il est temps, à notre modeste échelle, de nous “muscler” nous aussi sur ce plan. D’une part pour rester proche des idées qui sont au cœur du travail narratif et de la philosophie politique qui fondent nos pratiques. D’autre part, pour éviter que la Narrative, qui se développe de plus en plus parfois sous des formes étranges ou peu éthiques, ne soit enseignée comme un ensemble d’outils au service d’intentions non-déconstruites. Promouvoir une critique du contexte constitue la toile de fond de toute exploration narrative digne de ce nom.
– le monde est peuplé de morts beaucoup plus que de vivants, et outre la mort physique, ce qui sépare les uns des autres est essentiellement une représentation du temps comme linéaire et causal (“chronos”) mais si nous déconstruisons les grands récits du temps, nous profitons de la toute la richesse des morts dans notre oeuvre de vie à laquelle ils participent en permanence. Ouh là là, la phrase précédente va encore me valoir les foudres de la MIVILUDES, alors précisons que tout ceci dessine une nouvelle géographie du langage fondée sur un réinvestissement des modes subjonctif et conditionnel : nous ne faisons pas tourner les tables ! (Lorraine racontait que sa fille, quand elle était petite, répondait à la question “quel est le métier de ta maman ?” par : “elle parle avec les morts”)
Je termine en reproduisant ici avec son autorisation un (très beau) poème narratif de Daniel Chernet, écrit en conclusion et en reflet de ces deux journées :
Si tu es mort, c’est sur le plan physique,
Malgré cela la relation peut s’enrichir,
Je peux te raconter, je peux te partager,
Je peux faire vivre tes histoires
… et c’est doux.
J’ai moins peur de la mort,
J’ai moins peur de ta mort.
Si tu es mort, c’est sur le plan physique,
Rien dans la relation n’est altéré,
Je peux encore te recréer,
T’écouter, te parler.
Je peux retrouver ton amour,
Te faire acteur de mes décisions,
Partager avec toi joies et tourments.
J’ai moins peur de la mort,
J’ai moins peur de ta mort.
Si tu es mort c’est sur le plan physique,
Je peux te retrouver,
T’associer à mon avenir
A ma guise, à mon rythme
… et nourrir ma foi dans la vie.
Si les participants voulaient bien rajouter les idées et moments qui les ont marqués afin d’enrichir le partage, ce serait cool et très généreux.
PBS
Voici un commentaire envoyé par Lysiane, mais qui ne passe pas car Errances a un souci technique lié au changement de version de WordPress, que nous nous efforçons de réparer au plus vite :
Il est très difficile de parler d’une expérience vécue, sans en dénaturer le sens, sans la réduire à quelque chose d’informe…mais je vais quand même essayer.
J’ai aimé la générosité dont ont fait preuve Lorraine et John, dans le partage de leurs connaissances. Leur bienveillance et leur écoute m’ont été précieuses.
Pour le reste, difficile d’en dire plus. cela reste indicible pour moi.
Je peux quand même ajouter que grâce à ce temps de partage, je comprends et je m’approprie enfin le vieil adage disant que “l’Amour est plus fort que la mort”.
Merci à toute l’équipe de la fabrique, ce que vous faites est magnifique.
Lysiane
Wouah ! vos témoignages me touchent et me transportent en plein de lieux de mon coeur. Cela m’évoque des accompagnements de femmes ayant vécu des fausses couches auxquelles je proposais un espace de récit, peut-être était-il inventionnel ? (oui ce mot est beau) pour permettre à cet enfant d’être et de contribuer, alors que la la société pousse à le nier et tourner la page sans l’avoir jamais ouverte. A chaque fois et même lorsque des années sont passées, on s’aperçoit que cet enfant est présent et chemine avec les parents, pouvoir l’honorer apporte force et réconfort.
J’imagine toute la puissance de la pratique narrative et de l’apport du séminaire sur les vivants et les morts. Je sens beaucoup de Joie qui émane de cette expérience.
En vous lisant, et surtout le beau poème de Daniel, j’ai souris à l’idée des réactions avec la psychologie classique qui pourraient être “en voilà qui n’ont pas fait leur deuil ! ”
Nous sommes là complètement à contre courant !
Ce que tu pointes Pierre, sur notre conception du temps, est essentiel. Si notre représentation du temps n’est pas linéaire mais que nous le concevons comme une accumulation, alors tout ce travail de dire à nouveau bonjour et d’accueillir la participation des morts est une reconstruction de notre être dans ce temps qui s’accumule. A l’image des arbres (qui s’y connaissent en temps) le bois “mort” est au centre et soutien l’ensemble, chaque année il forme un nouveau cercle de vie, pourtant ils n’offrent à notre vue que leur écorce qui est la partie la plus fragile.
Sans mentir (et il y en a ici qui me savent “filoute”) je vous confie que j’ai aimé mon année de formation, j’ai adoré les master class de Stephen Madigan, mais je n’ai jamais rien vécu d’aussi vivant, puissant, VRAI que ces deux jours.
Pierre pour répondre à ta demande… j’ai vécu un moment très fort, le travail avec Lorraine. Peut être étais je venue pour cela ? Chaque “exercice” a été un partage “inoubliable”. Spontanément, en quelques minutes, les histoires ont pu être dites, les personnages “enterrés” sont sortis de l’ombre: pour certains dans la douleur, pour d’autres dans la douceur.
Oui c’est vrai, la mort sujet “tabou” dans notre société, l’ennemie qui fait peur, devient une personne “fréquentable”.
Le poème de Daniel est à l’image de ces deux journées, plein de vie, d’espoir et d’amour.
Merci à tous d’avoir rendu cela VIVANT.
“- On dirait qu’on serait dans un palais, avec elle, et elle nous dirait que…
– Mais elle peut pas parler… elle est morte. Et un palais, c’est pas possible…
– Oui, mais ça fait rien, on invente… On dirait que ce serait un grand palais, qu’elle serait pas morte et qu’elle pourrait nous parler… ”
Le mode Indicatif distingue passé, présent et futur. Le passé n’est plus dans le présent qui lui-même passe tellement vite qu’on ne peut pas s’y arrêter vraiment, mais sans basculer pour autant dans le futur. Bref, l’indicatif ressemble à un mode d’urgence, de course après le temps, où les relations ont du mal à exister et à survivre.
Le mode Conditionnel permet d’entrer dans un monde “inventionnel” (comme celui des jeux d’enfants) où on dirait que les temps se rejoignent et plus que les temps, les mondes, réels et imaginaires.
Nous avons dans cet atelier revisité nos clubs de vie et les histoires des membres de nos clubs de vie au conditionnel, sans considération de vie ou de mort, de réel ou de virtuel. Le mode Conditionnel serait-il la porte d’un monde intemporel où tout EST (de façon absolue) : les morts, les vivants, ceux qui vont naître, les personnes réelles, les personnages imaginaires ?
En tout cas, la carte de “membership” que nous ont proposée Lorraine et John est une carte qui travaille sur la proximité non pas temporelle et spatiale, mais sur la proximité de coeur… dans un autre espace temps.
Merci Pierre pour cet article, et merci à Daniel pour ce poème qui me touche particulièrement. Je vois ici pour vous deux, les idées narratives de Mickeal White, mises en application : nous nous racontons des histoires. Ce n’est pas parce que la personne n’est plus là physiquement (qu’elle soit loin de moi ou plus vivante), elle est en moi, dans mes pensées. Comment faire que mes pensées qui parfois sont souffrantes par l’absence, puissent devenir constructives et stimulantes, malgré cette absence physique ? car cette absence n’est que physique, en fait.
Aurais je le droit de parler à qui je veux, dans ma tête, si cela me fait du bien ? … Ne vais-je pas être catalogue de folle parce que je parle aux personnes que j’aime, … de la même façon que petite, si je parle à mon ours en peluche ou a des êtres que les autres ne voient pas, les adultes vont m’apprendre à faire la différence entre ce qui est vrai et ce qui est mon imagination, … me coupant d’une ressource intérieure qui me rassurait et m’aider à mieux vivre mon quotidien, … comme je le pouvais ?
La narrative nous re apprendrait-elle à développer des ressources que nous avions petits, et qui ont été dénigrés ?
Merci à vous Michèle