Première journée de la Conférence Internationale sur les Pratiques narratives et communautaires. Au programme, retellings aborigènes, cérémonies définitionnelles et le sorcier de la déconstruction, Steven Madigan (voir en bas de ce post). Journée décoiffante.
Ici, il n’y a pas de frontière entre les histoires, la conférence, la musique (ci-dessus, un didjeridoo offert par la communauté aborigène aux organisateurs, le musicien -prodigieux- se nomme Samuel). Nous avons conscience d’être en terre aborigène, généreusement accueillis par les vrais propriétaires au nom de leurs ancêtres qui leur ont légué ce pays. Chacun s’exprime à travers des chansons qui expriment la fierté de vivre la tête droite et d’appartenir à sa communauté. Les chansons sont ici un mode d’expression parfaitement normal. Là où une conférence en France est une chose “sérieuse” où l’on voit se succéder à la tribune des experts très savants et très ennuyeux, comme si le fait d’être chiant était une garantie de qualité. Les Australiens Aborigènes (dire juste “les Aborigènes” est considéré comme méprisant), des représentants de communautés maories avec qui ils ont longtemps échangé des messages solidaires, et des lectures de correspondances d’un groupe de Rwandais survivants du génocide avec qui des liens se sont tissés, se succèdent au micro. On voit s’élever dans la salle des histoires et des chansons où sont fixés leurs espoirs, leurs forces et leurs fiertés, qui s’enchevêtrent, se répondent et se nourrissent les unes les autres. La musique vivante est le prolongement ce des sentiments ; elle occupe sa place et joue son rôle sans prétendre à rien d’autre mais sans non plus être parquée dans l’enclos du moment récréatif et ludique. En matière de travail avec les communautés, on est en haute mer.
Atelier de Jill Freedman sur les cérémonies définitionnelles. Dans un amphi glacial, à moitié congelé par la clim, j’ai compris quelque chose d’essentiel sur l’interview du témoin extérieur, mais je ne sais pas quoi. Un exercice me permet d’affiner, Nicolas et Jean-Louis me l’offrent. C’est comme si quelque chose s’alignait dans ma pratique du témoin extérieur, gommant les aspérités et les cahots qui faisaient de cet interview une piste de latérite que je devais parcourir en 4X4. C’est la question de l’image. L’image est en fait associée au moment où le témoin a ressenti quelque chose de remarquable, ce quelque chose qui n’est pas un compte-rendu de ce qui l’a “frappé” ou “attiré” mais une réaction instinctive et poétique qui donne naissance à une vision. En fait, voilà : ce que je comprends, c’est que l’interview du témoin extérieur, ce n’est pas 4 choses, mais une seule chose continue et compacte, quel que soit le côté par lequel on y rentre, l’étape la plus puissante étant celle du transport parce qu’elle permet au client de constater son influence sur la vie de quelqu’un d’autre. Et un détail supplémentaire: le témoin ne doit pas prendre de notes. Jamais.
Un qui décolle vraiment la pulpe, c’est Steven Madigan, le maître de la déconstruction. Il est allé très loin dans sa réflexion sur l’identité, sur l’individu qui se contient lui-même au moyen de pratiques d’auto-surveillance et d’auto-monitoring permanents. Il nous dit que 90 % des conversations que nous menons, nous les menons avec nous-mêmes sous la forme de dialogues et de récits internes sur tous les sujets et à tous les moments de la journée. Ce sont ces dialogues internes qui nous identifient comme individu, “résultat d’une négociation entre le pouvoir et la connaissance” (Foucault). Ils nous maintiennent dans un état de vigilance et de négociation permanents, dans toutes les circonstances de notre vie, entre ce que nous pensons être nous et ce que nous pensons être à l’extérieur. Toutes nos conversations “internes” sont tenues devant un public hypothétique de surveillants (collègues, famille, parents…) Les problèmes donnent lieu à des conversations intérieures particulières : en rendre compte à un nouveau public non surveillant (le praticien, les témoins) constitue ce que nous appelons l’externalisation mais qui pour Madigan est une externalisation de l’internalisation. Celle-ci qui nous permet d’entendre les mots, la syntaxe et la grammaire de cette rhétorique du problème. Car l’endroit où se tient le problème n’est pas à l’intérieur du client, une croyance qui le rend profondément isolé et désespéré, mais dans le champ social et culturel, d’où il vient transpercer le client par les vecteurs même qui le relient à sa culture. “Les histoires, dit Madigan, deviennent nous, elles nous vivent, elles sont nous.” Samedi, j’assiste à un séminaire d’une journée entière sur la déconstruction de la notion d’individu avec ce mec là. Miam !
“Il y a des êtres qui font d’un soleil une simple tache jaune, mais il y en a aussi qui font d’une simple tache jaune un véritable soleil.” Picasso
Le témoin est ce genre d’artiste.