RENDRE VISIBLES DES INVISIBLES

par Laurence d’Andlau

Rendre visibles des invisibles tel est me semble-t-il, le cœur de métier des coachs et des thérapeutes… et peut-être des économistes !

Les gens qui viennent nous voir apportent la plupart du temps des histoires qui tournent autour de ce qui ne va pas, de ce qui ne marche pas dans leur vie, dans leurs relations avec les autres, dans leur métier, dans leur vie personnelle ou familiale. Les premières histoires que nous entendons, que nous visualisons sont des histoires dominantes de problèmes. Pour nos clients, elles sont éminemment visibles. Pour nous aussi car ils nous en parlent avec détails et images. Ils nous demandent de les aider à combattre et à résoudre leurs problèmes.
Une première étape est bien sûr d’écouter leurs difficultés, d’entendre leurs souffrances.
L’étape suivante, cruciale, me semble-t-il, consiste à rendre visibles des « invisibles » positifs qui peuvent faire du bien à nos clients, débloquer des nœuds, changer leur regard sur les situations qu’ils vivent, leur ouvrir de nouvelles portes qu’ils n’avaient pas vues, ajouter d’autres réflexions et possibilités d’agir à celles qu’ils avaient déjà.

Rendre « visibles », i.e. reconnaître, analyser, souligner, amplifier le cas échéant :

– La nécessité de me séparer, moi le client, du problème (se fait pas l’ « externalisation »).
– De « fines traces » d’histoires différentes, en contradiction avec l’histoire dominante du problème ; par exemple entendre et rendre visibles une puis plusieurs expériences vécues dans lesquelles j’ai su faire quelque chose de particulier qui m’a sorti(e) du pétrin, où j’ai eu accès à ma zone de ressources et de compétences. Des moments singuliers où j’ai su construire une représentation de « la vie sans le problème », où j’ai pris une initiative personnelle qui me convient, dans une posture de confiance.
– Mes intentions et mes valeurs, ce qui est important et précieux pour moi.
– Mon « club de vie » : qui me soutient, qui sont mes alliés ? qui partage les mêmes valeurs, qui va dans le même sens que moi , avec qui j’ai envie d’être et d’agir ?
– Les « shoulds et des coulds » dans mes différents rôles : deviennent alors visibles pour moi les contraintes (« shoulds ») que je me mets, je peux interroger leur utilité à ce stade de ma vie, me demander d’où elles viennent (d’un discours social normatif ?) et ce que je vais en faire dans mon contexte d’aujourd’hui ; rendre visible ce que je pourrais faire ( « coulds »).
– Les implicites (« l’absent mais implicite ») : si j’ai un sentiment d’impuissance par ex, c’est que j’ai eu l’expérience d’un sentiment de puissance, d’où l’intérêt d’aller chercher ce qui peut réveiller mon sentiment de puissance et de rendre visibles cette ou ces expériences vécues ; si je résiste au changement, qu’est-ce que je cherche à préserver qui est important pour moi ?
– Mes petites voix et mes conversations intérieures : rendre audible et visible ce que je me dis dans ma tête à tout moment à propos de tout et de rien
– Les effets de ce que je fais et dis sur moi ET sur mon entourage
– Les responsabilités de chacun : je suis responsable de ce que je fais, et de ce que je fais de ce qu’on me fait (circularité)(1)
– Le fait que les personnes de mon entourage sont impliquées dans les moments que je vis, et que ensemble nous « co-construisons » les situations. Etc.

Rendre visibles les invisibles conduit à devenir capable de se poser la question : « et moi qu’est-ce que je peux faire dans cette situation ?» au lieu d’être en position d’attente par rapport aux autres.

“Rendre visibles des invisibles” n’est pas réservé à notre profession de coachs et d’accompagnants. En tant qu’économiste, citoyenne et philosophe à mes heures perdues, je voudrais aussi rendre plus visibles d’autres histoires que celles du discours économique et social dominant (2).
Mon intention est de rendre visibles, des histoires de rêves qui se traduisent en actes et initiatives concrets peu ou moins connus, moins souvent évoqués, peu visibles, qui tournent autour de l’invention (inventer sa vie plutôt que de rester coincé dedans), de l’éthique (prendre en compte le Bien public) et de la dimension temporelle (prendre en compte le moyen et long terme).

Si je prends ma casquette d’économiste – très consciente des mécanismes de l’économie (loi de l’offre et de la demande par ex) – mon rôle est d’analyser clairement les dysfonctionnements, il est aussi de donner à voir et de rendre visibles ce qui marche, ce qui est inventé par de nombreux acteurs économiques : des entreprises qui gagnent de l’argent ET qui réussissent à être respectueuses de l’environnement et des salariés (3) .
Ces transformations se manifestent également dans de nombreux secteurs de l’Economie sociale et solidaire (ESS).

Quelques exemples :

– Des prêts individuels aux plus pauvres ou aux chômeurs sont organisés et distribués par l’ADIE (4) , pour la constitution d’entreprises avec un accompagnement fait par des bénévoles qui travaillent avec les emprunteurs (taux de remboursement de quasi 100%) ; donc avec deux volets, un volet financier et un volet d’accompagnement (5) .
– Les entreprises du commerce équitable gagnent de l’argent comme les autres, paient correctement les producteurs (de café, de cacao par ex) et leur assurent des revenus réguliers qui leur permet de s’organiser entre eux et d’envoyer leurs enfants à l’école. Autre effet bénéfique : ces producteurs « commerce équitable » sont ainsi libérés des fluctuations importantes et imprévisibles, pénalisantes pour eux, du marché mondial des matières premières (qui fonctionne de la loi de l’offre et de la demande et sur un mode spéculatif).
– La finance solidaire finance de petites entreprises à taux réduit en prenant des risques que les banquiers ne veulent pas prendre.
– Le consommateur « conscient » du Bien commun choisit ce qu’il achète en fonction de critères éthiques, environnementaux ou locaux, il va acheter de préférence des chaussures commerce équitable, des aliments bio ou consommer les pommes de son jardin.

Les histoires toxiques, négatives, qui présentent ce qui va mal, nous en sommes abreuvés par les journaux télévisés. C’est ce qui se vend le mieux, ce dont les gens sont à l’affût, est-ce pour autant les histoires que les gens préfèrent ? Or les medias ont le pouvoir de nous orienter vers des histoires positives qui marchent, de raconter – et ce faisant de donner à voir, de rendre visibles encore une fois – les initiatives créatives, les projets que des groupes de gens définissent et mènent ensemble, qui correspondent à leurs valeurs et donnent un sens à leur vie.

Les philosophes pointent et rendent visibles toutes sortes de paradigmes qui guident nos vies ; ils nous interpellent avec des questions comme : pourquoi sommes-nous contradictoires ? qu’est-ce qu’une vie bonne ? l’intériorité exige-t-elle de s’exprimer ? qu’est-ce que communiquer ? comment travailler pour l’avenir, i.e. dans l’incertain ? vouloir faire de l’homme un inventeur de soi, un créateur de soi aboutirait-il à en faire un consommateur ? la souffrance nous condamne-t-elle à être victimes, peut-elle nous aider à nous transformer ? le cours de l’expérience a-t-il chuté ? les mathématiques nous permettent-elles de penser le réel comme multiplicité et comme théorie des possibles ? La vie s’invente-elle ? etc. Toutes ces questions et les éléments de réponse que nous apportent différents philosophes nous aident à visualiser ce qui sous-tend nos choix et à renforcer notre capacité de discernement.

Voici quelques uns des invisibles, ou peu visibles dans notre vie quotidienne, que j’avais envie de rendre visibles. Je voulais montrer que si rendre visibles des invisibles est le cœur de notre métier d’accompagnant, c’est aussi une démarche qui concerne de nombreux autres métiers, et peut-être l’ensemble de notre société. Choisir ce que nous donnons à voir, ce que nous rendons visible, est un grand défi pour l’avenir de nos sociétés.

Notes :
1. BALTA.F, SZYMANSKI G. “moi, toi, nous… petit traité des influences réciproques”. InterEditions, Paris, 2013.
2. Prédominance d’objectifs financiers de rentabilité à court terme et faible prise en compte du Bien public (objectifs économiques à moyen et long terme, sociaux, environnementaux et territoriaux)

3. Cf 80 hommes pour changer le monde, Entreprendre pour la planète Ed JC Lattès
4. Association pour le développement de l’initiative économique
5. Maria Nowak « La banquière de l’espoir » Ed Albin Michel

7 réflexions au sujet de « RENDRE VISIBLES DES INVISIBLES »

  1. Cette discussion sur l’invisible et le visible me ramène à ce qui permet de les percevoir : le « regard », un de nos outils de travail. Est-ce que l’invisible n’est pas en grande partie derrière ce qui fait que ce regard soit attentif, bienveillant, thérapeutique etc…? et n’est-ce pas -derrière ces invisibles allées et venues du regard de l’intérieur vers l’extérieur de soi-même , que se jouent les transformations et les changements de perceptions sur les situations, qu’elles soient justes ou injustes, morales ou immorales, tristes ou heureuses, bref sur le réel.
    Aucun outil ni moyen mis en œuvre pour amener à faire prendre conscience de ces parties négligées et essentielles de nous-mêmes ne pourra remplacer le regard d’un Autre qui vous voit et qui ne juge pas, ne cherche pas à tout prix à se débarasser du mauvais, accepte le système dans sa globalité et cherche modestement à donner un sens et envisager une meilleure manière de vivre ou de penser.
    Je dis peut-être ça parce que je n’ai pas été convaincue par les bienfaits de quelques bons chrétiens écolos faisant du commerce équitable en garnissant davantage leurs poches que celle des paysans péruviens…
    Et en ce qui me concerne, tandis que je cherche sans cesse à apprendre comment bien faire mon travail de thérapeute, je me dis souvent : « et si plutôt tu faisais ce qu’il faut pour changer ton regard, pour qu’il soit de qualité » ? C’est pas le plus facile, d’autant que ça n’exclut ni la connaissance théorique ni la pratique. Parfois je me demande s’il faut être un saint pour être thérapeute.

  2. Je vous remercie de vos commentaires.
    Je voudrais répondre particulièrement à François Balta et entrer dans la conversation entre François et Pierre.
    Je conviens qu’utiliser le mot « invisible » puisse être considéré comme une facilité, mais l’expression « rendre visible des invisibles » est frappante, je désire la retenir car elle est parlante dans notre métier et dans de nombreux autres.

    Je voudrais préciser dans quels sens j’ai utilisé le mot « invisible » dans ce texte.
    Selon mes recherches dans plusieurs dictionnaires français et anglo-saxons, ce terme a deux types de signification, que j’indique brièvement :
    1) qui ne peut être vu, qu’on ne peut pas voir, qui par essence n’est pas visible (un dieu invisible)
    2) not perceptible, withdrawn from our sight, hidden, not clear to the senses : faint, subtle, inconspicuous, feeble, blurred (pas perceptible, disparu de notre vue, caché, pas clair, éteint, implicite, qui passe inaperçu, pas assez fort pour être vu, voilé).
    Je l’emploie ici dans sa deuxième et multiple acception.

    Les « invisibles » que nous, coachs et thérapeutes, avons l’intention de rendre visibles sont essentiellement des histoires « préférées » d’une personne (qui correspondent à ce qu’elle a envie d’être), qui ont été vécues, qu’elle connait donc, mais qui sont devenues pendant un temps plus ou moins long « invisibles » pour elle, car elles avaient été négligées, mises de côté, voilées, éteintes, « oubliées ».
    Tout simplement ce qui est important pour la personne, ce à quoi elle tient.

    Quant aux « invisibles » ou « peu visibles » qui m’intéressent dans la seconde partie de l’article, c’est ce dont les politiques ou les média ne nous parlent pas ou mentionnent peu, et qui pourtant existe bel et bien : les initiatives et les projets qui marchent, rassemblent et donnent un sens à la vie. Décider ce que, en tant qu’acteurs de la vie économique et sociale et dans nos différents métiers, nous donnons à voir et rendons visibles dépend de notre éthique et de nos intentions. C’est notre liberté.

  3. Merci à Pierre de tempérer mes froncements de sourcils. Hélas, ma principale qualité est aussi mon principal défaut: l’esprit critique. Il n’y a pas pour moi de problème de rivalité entre systémique et approche narrative (terme que je préfère aussi, et sans ® ou ©), l’approche narrative étant, de mon point de vue, totalement systémique. J’y retrouve avec plaisir les questionnements sociaux et politiques qui existaient aux premiers temps de la thérapie familiale systémique, et qui ont, hélas, peu à peu disparus. Il s’agit davantage pour moi de l’implicite d’une position de l’accompagnant qui “révèlerait” l’invisible aux pauvres malvoyants qui lui font face. Que chacun nous dise ce qu’il voit (son point de vue) et nous nous enrichirons mutuellement. Sur un plan conceptuel, il serait temps je crois de nous méfier du terme de “déconstruction” (que le correcteur d’orthographe remplace systématiquement pas “décontraction”!). En effet, toute déconstruction est en même temps une (re)construction, c’est-à-dire un point de vue partiel et partiel, historiquement marqué, qui, s’il devient pensée commune, doxa, sera tout autant “histoire dominante” que ce dont il aura pris la place. Toute pensée a tendance à devenir dogme, c’est-à-dire absence de pensée. Comment garder les histoires en mouvement, c’est-à-dire en vie, telle est la (ma) question.

  4. Il est bien évident que l’invisible exprimé ici pourrait plutôt faire référence à ce qui n’est pas visible ou mesurable d’emblée, Michael White inspiré par le travail de Foucault ayant beaucoup déconstruit l’histoire dominante scientifique des 3 derniers siècles qui a privilégié l’hypothèse que la réalité se doit d’être composée d’éléments “tangibles”. Egalement l’inspiration de Barbara Myerhoff et la métaphore du “club de vie” où l’individu est relié par des attaches narratives (donc “invisibles”) à l’ensemble des personnes qui lui ont transmis des récits influents et signifiants pour la construction sociale de sa propre identité.

    Cela posé, vous avez raison de nous rappeler à la modestie. La “Narrative” avec son ellipse du terme de “thérapie” (ou de “pratiques narratives” que je préfère personnellement bien que d’aucuns soient apparemment tentés de le breveter à l’INPI comme un vulgaire outil de formation) ne prétend pas réinventer la thérapie ni se positionner de façon tonitruante comme la fille aînée de la systémique. Je pense que nous parlons tous de la même chose. L’invisible est romantique, remplaçons le peut-être par le “non-histoirisé”, plus précis dans notre contexte.

    Et osons dire que de voir François Balta faire halte ici (même pour y foncer les sourcils) nous honore.

  5. Merci à Laurence pour ce joli texte. Je comprends bien et le propos et la facilité qu’apporte l’emploi du mot « invisible ». Pourtant, cela ne me paraît pas juste, même si c’est tout à fait en conformité avec le langage de l’histoire que « la narrative » veut rendre dominante. Il n’y a, à mon sens que deux vrais invisibles : les esprits des morts (cf. Tobie Nathan) et les pensées et les émotions des autres dont nous ne voyons que les manifestations extérieures interprétables. Un troisième peut-être, c’est le mot “thérapie” devenu invisible dans l’appellation “la narrative”!… Tout le reste, c’est du dénié, du négligé, du laissé de côté, du méprisé, de l’implicite, de l’évident non questionné… mais certainement pas de l’invisible. Il suffit de tourner la tête ou de changer l’objet de son attention pour que cela devienne visible. Ce n’est ni secret, ni caché, ni transparent… Je trouve qu’il y a (implicite mais visible) une agréable prétention humaniste à se penser dans la situation de rendre visible l’invisible alors qu’on ne fait que rappeler à l’attention de tous ce que beaucoup oublient de voir ou de prendre en compte. Quant à la proposition de montrer quelque chose de réellement nouveau, une « invention », une « création », ce n’est pas rendre visible, c’est mettre au monde, créer quelque chose qui n’était ni caché, ni invisible, mais ajouter quelque chose qui jusque là n’existait pas et donc ne peut être considéré comme invisible jusqu’à ce moment. Aucun mot ne peut rassembler aussi simplement qu'”invisible” toutes les catégories que j’ai évoquées. gardons le donc. Mais gardons-nous aussi de nous raconter une histoire à notre gloire. Soutenir et accompagner les histoires non dominantes est un travail essentiel, donc modeste.

  6. Quels journalistes joindre pour renverser la vapeur ? Il ne s’agit pas de “positiver” comme l’a fait Carrefour il y a quelques années, mais bien de diffuser les bonnes nouvelles, les raisons d’espérer et de se réjouir des capacités humaines et des valeurs quotidiennement à l’oeuvre. Les rendre visibles serait le plus beau cadeau que les Media pourraient offrir à tous les jeunes de notre siècle

  7. Je trouve très intéressante cette présentation des principaux concepts narratifs et de notre rôle d’accompagnants…et de citoyens : c’est à la fois clair et réjouissant !
    Valérie

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