Je travaille actuellement avec une jeune fille de 14 ans, qui partage sa vie avec Dyspraxie depuis longtemps. Elle a souhaité s’appeler Lilas dans cet article.
Pour mieux l’aider, j’ai cherché sur internet des renseignements sur Dyspraxie et j’ai trouvé des tas de choses intéressantes confirmant, complétant ce qu’elle m’avait expliqué. Notamment le fait que les gens comme elle rencontrent, entre autres, de grandes difficultés avec la lecture et l’écriture. Une vidéo essaye de montrer ce que devient une page d’écriture lorsqu’elle est regardée par Dyspraxie. Si c’est vrai, c’est édifiant ! J’ai également trouvé une discussion entre une jeune femme de 22 ans et Dyspraxie, magnifique exemple d’externalisation du problème, rapportée sur son blog personnel : http://dyspraxie-andicap-fantom.skyrock.com/2.html.
Mes conversations avec Lilas ont instinctivement externalisé Dyspraxie, considérée comme un problème dans sa vie. Après notre premier entretien, je me suis lancée comme souvent dans une renarration écrite, à son attention.
Or elle m’avait dit qu’un des experts qu’elle avait rencontrés lui avait conseillé d’enregistrer ses leçons sur un dictaphone, pour les écouter et non plus les lire, et qu’en effet, cela marchait beaucoup mieux. J’ai donc préféré lui envoyer ma renarration sous la forme d’un fichier audio. Dans cette renarration, je suggérais également que si Dyspraxie avait des effets négatifs, elle ne pouvait manquer d’en avoir des positifs dont personne ne parlait jamais. Curieusement, Lilas fréquente l’école du cirque et jongle très bien. Je trouvais bizarre que Dyspraxie ait laissé faire ça !
Je travaillais de façon « narrative »… Pourtant, j’avais l’impression de devenir complice de Dyspraxie, en la laissant s’imposer de la sorte dans notre conversation. Si Lilas sait bien jongler aujourd’hui, c’est grâce à ses qualités « d’accrocheuse » et parce qu’à l’école du cirque, « quand t’arrives pas à faire quelque chose, personne ne se moque ». Elle a commencé à 5 ans, comme une forme de rééducation par le jeu. Cette idée de rééducation me posait question.
Lilas m’avait dit en effet que petite, elle était « une casse-cou » : elle avait maintes fois chuté en descendant les escaliers. Elle disait qu’elle aimait la vie et qu’elle en profitait pleinement. Dans sa façon de présenter les choses, ce n’était pas Dyspraxie qui la faisait tomber dans les escaliers à cette époque mais « Casse-cou ». Cela m’a intrigué, comme si Dyspraxie n’était arrivée dans sa vie qu’à partir du moment où elle était entrée à l’école et que des difficultés avaient été soulevées par les enseignants. Comme si Dyspraxie n’était pas là avant. Avant, c’était « Casse-cou »… Certes « Casse-cou » n’a pas simplifié la vie de ses parents mais Lilas était fière de lui, alors que Dyspraxie lui a apporté « beaucoup de pleurs » … Je trouvais cela fascinant et je me suis demandé comment « Casse-cou » avait pu ainsi se transformer en « Dyspraxie ».
On sait bien que ce n’est pas Lilas le problème, mais je ne crois pas que ce soit Dyspraxie non plus, ni même la relation que Lilas entretient avec Dyspraxie. Est-ce que le problème ne serait pas plutôt dans la relation que notre système scolaire entretient avec un mode d’apprentissage spécifique, qui créerait Dyspraxie de toutes pièces ? Force est de constater que c’est un système entièrement basé sur l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, sans lesquelles il n’est point de salut scolaire. Or la lecture des consignes est par exemple pour elle un truc de fou. Imaginons maintenant un système scolaire basé, chose qui devient de plus en plus possible, sur du multimedia, des images et des fichiers audio, très peu de texte, et un temps d’apprentissage variable selon les gens. Qui, dans ce système-là, va-t-on considérer comme « normal » et quel « dysmachin » nouveau va-t-on inventer ? J’ai lu que les « dyspraxiques » étaient en général doués dans l’utilisation du langage et de bons orateurs. L’autre jour, une femme m’a expliqué qu’en Italie, tous les examens se passaient à l’oral, jamais à l’écrit. Elle disait que cela avait sans doute une influence sur l’art oratoire des Italiens ! À moins qu’ils ne soient tous dyspraxiques ! Dyspraxie n’est un problème que dans le cadre d’une organisation spécifique de société et des techniques qu’elle utilise pour communiquer.
Si ce que j’avance est juste et que Dyspraxie n’est pas un problème en soi mais un problème construit, alors je trouve terrifiantes toutes les années de rééducation que Lilas a subies pour parvenir à lire et à écrire correctement, à colorier sans dépasser, à aligner les chiffres quand elle pose des opérations[i], etc. Lilas est très volontaire, très persévérante, elle veut réussir, elle a mis en place de nombreuses méthodes pour y arriver, mais elle met beaucoup plus de temps que les autres pour faire ses devoirs et elle envie énormément ses amis qui peuvent se détendre en regardant des séries. Je trouve injuste qu’elle subisse de telles contraintes. Je me demande également quelles pourraient être les compétences naturelles qu’elle ne développe pas autant qu’elle le pourrait, occupée qu’elle est à « corriger ses défauts ». Je ne peux pas m’empêcher de penser au fait qu’on a déjà cherché, à diverses époques et en divers endroits, pour diverses raisons, à corriger les homosexuel(le)s, les gaucher(ère)s, les sorcier(ère)s, etc. Je fais le lien également avec une conversation récente avec un jeune homme de 20 ans qui repensait à son enfance, avant l’école, et qui me disait qu’il avait alors « beaucoup de capacités innées », qui ont été « détruites ». Il proposait l’idée que l’acquis pouvait enfouir l’inné sous des couches multiples de contraintes. Une maman m’a expliqué que Dyspraxie empêchait sa fille d’être autonome parce qu’elle n’arrivait pas à tourner la clé dans la serrure pour entrer chez elle. En effet. Mais à quoi ressembleraient les serrures de nos portes si elles étaient conçues par des gens comme Lilas ? Et quels sont ceux qui auraient alors (peut-être) du mal à les ouvrir ?
Refuser de considérer Dyspraxie comme un problème (et lui préférer Casse-cou) est une façon de résister à l’injustice de la norme. L’approche narrative honore le hors-norme. « Le problème est le problème, la personne n’est pas le problème », et le problème est une invention purement sociale… D’ailleurs, chaque société a sa propre conception de ce qui fait problème et les problèmes se déplacent selon les époques. Cette idée est pour moi au cœur de l’approche narrative. C’est bien joli d’externaliser Dyspraxie mais cela revient à la reconnaître. C’est lui faire beaucoup d’honneur. Car à mon avis, Dyspraxie n’existe pas, en dehors d’une norme édifiée par un système. Ce qui existe, c’est la différence, c’est la variété, c’est l’anormalité.
Lilas est casse-cou et elle aime bien les formes rondes, comme la tête du bonhomme qu’elle a dessiné… Je me demande si ce ne serait pas parce qu’elle a remarqué que ces formes rondes font moins mal quand on se cogne… Lilas est en 3ème et elle m’a dit quand nous nous sommes quittées : « Faut que je te dise, j’ai commencé à créer une association pour handicapés… ». Elle a lu cet article avant sa publication et elle m’a envoyé un texto qui disait : « Je suis tout à fait d’accord avec toi pour le système scolaire ! ». Nous cherchons ensemble quelle orientation elle va donner à ses études.
[i] Il y a pourtant d’autres méthodes pour faire des opérations simples : l’utilisation du boulier, des mains, de lignes perpendiculaires, etc. Poser l’opération et aligner les chiffres sur les unités n’est pas la panacée.
Nulle intention de l’auteur à mon avis de nier l’existence de cette maladie. Il s’agissait plutôt de pointer comment la culture dominante s’empare de la relation entre les personnes qui luttent contre la “dys” et la notion de “normalité” pour leur donner des identités problèmes. Dans la même optique, les travaux de David Epston ou Ron Coleman sur la schizophrénie ne nient nullement la nature neuro-physiologique de cette maladie et ne prétendent pas non plus qu’elle est entièrement créée socialement. Mais la question posée est celle de la reconnaissance des personnes malades et de leurs familles comme compétentes à définir leur expérience et leurs façons de la vivre. Il y a donc la maladie, tragique et incontestable, et la représentation sociale de la maladie, qui enferme souvent les personnes dans une identité problème et les stigmatise socialement.
Bonsoir,
Je me permets de réagir à votre article sur votre accompagnement de cette jeune fille dyspraxique, car certains mots et certaines formulations m’ont heurtée, vous m’excuserez. Ma petite fille est également dyspraxique et je fais partie de ces familles qui se “battent” pour faire reconnaître ce handicap invisible.
Lorsque vous notez que la dyspraxie serait une “création” liée à la relation entre le système scolaire et un mode d’apprentissage spécifique, un problème construit, que “le problème est une invention purement sociale”, que “Dyspraxie n’existe pas”…
Je reste… sans voix. Savez-vous à quel point nous nous épuisons (parents et enfants) à faire reconnaître ce handicap ? Pensez-vous vraiment que les rééducations soient si inutiles ? Grâce à elles, ma fille arrive enfin à lire sans se perdre dans sa feuille, à comprendre les consignes des énoncés (dyspraxie visuo-spatiale)… Si seulement Dyspraxie n’était qu’un problème scolaire, mais lorsque la motricité fine ou/et globale est touchée, c’est la vie quotidienne qui est touchée…
Dyspraxie est un trouble neuro-développemental, on ne la choisit pas, elle s’invite chez vous sans crier gare, et elle vous accompagne toute votre vie. Elle ne serait pas un problème si elle n’était pas souffrance. Face aux autres, mais surtout face à soi-même. Elle ne définit pas ma fille entièrement (et heureusement !), elle est une partie d’elle-même (aujourd’hui envahissante, demain je l’espère, minime, grâce aux aménagements qui lui apprendront à “faire avec”).
“Résister à l’injustice de la norme”… Oui, c’est injuste de vivre dans un monde inadapté. Cela complique bien les choses. Mais dire que Dyspraxie n’existe pas ne règlera pas grand-chose malheureusement. Alors, comme la société n’a pas l’intention de s’adapter, nous la regardons en face cette Dyspraxie, non pas pour nous auto-flageller, non pas pour lui donner trop d’importance ou “coller des étiquettes”, mais pour pouvoir la maîtriser et enfin la dépasser.
Heilanie Dumas-Grosjean, maman d’une petite fille dyspraxique extra-ordinaire. 😉
Je connais exactement ça avec mes enfants qui sont multidys. Il ne sont pas dans la norme,il souffre, travaille beaucoup trop par rapport aux autres pour répondre aux exigences de l’éducation nationale et y arriver un chouia. C’est des pleurs parfois, voir souvent avec un ou des colères, car comme il dit” le week-end c’est fait pour se reposer. Les profs eux rentrent chez eux et ils sont tranquilles. Et nous? c’est quand?”
Ils baissent facilement les bras et pourtant veulent réussir comme les autres et avoir un métier qui leur plaisent….voilà où nous en sommes avec mes enfants.
IL faudrait que l’état arrête de se moquer de nous en faisant croire qu’ils prennent en compte les handicapés en dys. Alors qu’il faut se battre en permanence auprès des profs et se battre pour les examens. Mais l’état ne leur donne que le tiers temps et c’est tout. Eventuellement une AVS, autorisation d’un ordi. Mais pour les dysphasique, dyspraxique….très très peu de choses voir rien
MErci pour cet article
bonne soirée
C’est un point de vue très intéressant. Très touchant. Nous vivons dans une société où tout est évalué selon des codes et des normes. Lorsqu’on ne correspond pas à cela effectivement on passe notre temps à tenter de s’approcher de cette norme par de la rééducation, des heures de thérapies, des moments de découragements, des pleurs, pour bien peu de récompense. Car on ne met jamais ces enfants sur la même ligne de départ que les autres (pas d’adaptations, pas de bienveillance peu d’encouragements). Ces handicaps invisibles sont dYscredités. Alors enlevons les lunettes aux myopes, débarrassons nous des béquilles lorsqu’on est plâtré, etc etc
Un enfant mérite d’avoir les mêmes chances qu’un autre…pour accéder aux apprentissages quelquesoit ses difficultés. On doit veiller à ce que notre société, l’école puisse offrir concrètement une place à tous. Il faut un changement dans les mentalités, il
faut que nous, parents ne cessions de porter ce message plus haut, plus fort…quelquesoit la difficulté, créé ou pas de toutes pièces par les exigences du système. On ne peut pas tolérer qu’un enfant soit laissé sur le bas côté.
C’est exactement ce que subit mon fils de 13 ans multidys, puisqu’il ne rentre pas dans ” le moule” il souffre car incompris par ce système qui l’oblige à se ré éduquer pour apprendre à être évalué par des notes sanctions. Voilà où nous en sommes.
parce qu’à l’école du cirque, « quand t’arrives pas à faire quelque chose, personne ne se moque » … C’est cette phrase de Lilas qui, personnellement, me dit énormément de choses.
Mais d’abord, je voudrais dire à quel point je suis en accord avec cette idée que toutes ces inventions de catégories en “xie” sont réellement un problème par le moyen duquel la société pèse de tout son poids pour expliquer à des personnes comme Lilas ce qui leur arrive. Lilas est envoyée alors sur de fausses pistes. Pourtant il s’est passé quelque chose et elle pourrait en parler. Mais elle n’en a plus le loisir, occupée qu’elle est à se “rééduquer”. Oui, je suis d’accord, Catherine, c’est injuste. Terriblement injuste même!
J’aimerais aussi que l’école cesse de s’autoriser en permanence la pratique du blâme, de la critique, de l’humiliation publique des élèves. Qu’elle retrouve le respect afin de devenir une école du respect, un lieu dans lequel “personne ne se moque”. Peut-être qu’alors, non seulement Lilas, mais tous ceux qui rencontrent des difficultés seraient encouragés à trouver leurs propres solutions.
Enfin, bien sûr que “savoir parler et écouter”, cela vient avant “savoir lire et écrire” et avant “savoir compter”. Cela fait partie des savoir de base.
Ton article va tout à fait dans le sens de Stephen Madigan qui considère que les problèmes sont localisés dans l’interstice entre l’histoire de l’individu et les prescriptions dominantes de son / ses contextes culturels. Plutôt que d’externalisation, il parle plutôt de “ré-externalisation d’histoires de problèmes internalisées par la personne”. Les problèmes sont considérés comme construits socialement et l’idée qui en découle est une certaine disqualification des “traitements” individuels pour des problèmes construits socialement et prône plutôt des initiatives en direction de la communauté de la personne.