Par Charlotte Crettenand
Voici quelques réflexions de Charlotte suite aux deux journées avec David Epston à Montréal, les 20 et 21 septembre 2016 et en avant-première des 3 journées à Bordeaux des 17, 18 et 19 octobre.
L’expression qui me tourne dans la tête suite aux deux journées avec David est celle empruntée à Marcela Polanco (psychologue à Bogotà, au cas où vous n’auriez pas vu sa magistrale intervention lors d’une conférence TEDx San Antonio Salon en 2014, je vous la recommande : https://vimeo.com/109818243) : la traduction vue comme un commerce équitable.
Cela me parle beaucoup puisque l’approche narrative s’incarne dans le langage et donc, dans un certaine culture. Dans une discussion parallèle à la session, David me disait « ce qu’il faut chercher à reproduire (via une traduction) ce n’est pas le sens littéral mais l’effet que le propos a » (sur le destinataire du message).
Il me semble que la plupart des termes utilisés par Michael et David sont très précis et parlent d’eux-mêmes. Mais une fois ramenés (littéralement) au français, ils demandent à être contextualisés pour être compris. Cela signifierait-il qu’il faudrait trouver une autre image, métaphore ou expression ? Capturer l’essence (les sens) de ce qui est dit et le plonger dans un bain culturel ?
Cela me fait penser à un cours à l’université de Lausanne s’intitulant « Santé et Migration » avec le pédopsychiatre Jean-Claude Métraux (qui a notamment signé l’excellent ouvrage « La migration comme métaphore » , http://www.jcmetraux.ch/index.php/migration-comme-metaphore). Il y était question de la notion d’appartenance(s). Une participante, ayant migré en Suisse, avait dit que, plutôt que de chercher quelle appartenance l’emportera sur l’autre ou à unifier ses différentes appartenances et identités, elle se voyait comme un canevas tissé de fils de plusieurs couleurs (ses différentes appartenances).
De la même façon, j’ai trouvé que David nous a explicitement invité à faire nôtre l’approche narrative. Au-delà de se l’approprier linguistiquement et culturellement, il souhaite même pouvoir bénéficier des nouvelles couleurs et nuances qui y seront apportées (à la manière de Travis Heath, psychologue narratif, qui intervient grâce au rap avec les détenus qui le consultent à Denver).
« Make your own (narrative) burgers so that we can trade burgers ! » (David Epston)
S’il nous a proposé de créer nos propres hamburgers narratifs afin de pouvoir les échanger, je me demande à quoi ressemblerait la poutine narrative ?!? J’en prendrai volontiers contre de la fondue narrative made in Switzerland !
Je reprends et cite Pierre Nassif : “L’alternative c’est de traduire honnêtement, au plus près du sens voulu par l’auteur, en respectant la langue du lecteur”
J’ajouterais : “la langue et la culture” du lecteur.
Il est des mots, et plus précisément des concepts, qui ne sont tout simplement pas transposables d’une culture à l’autre.
Qu’en pensez-vous ? Y a-t-il des exemples logés au coeur de l’Approche Narrative ?
Chère Charlotte,
Au début, je voulais intervenir dans ce débat seulement en tant que traducteur, puis j’ai regardé la vidéo de Marcella Polanco. Elle ne se rapporte que très indirectement à la traduction et au fond, ce dont elle traite a sans doute plus d’importance encore.
Voilà une merveilleuse enfant de quatre ans qui organise sa protection contre la violence et le racisme grâce à son équipe de poupées et de peluches auprès desquels elle se sent en sécurité. Malheureusement elle ne peut les emmener avec elle à l’école et là, pour se protéger, elle doit utiliser ses poings, comme elle a observé sa mère le faire lorsque son père voulait la battre …
Cette vidéo a tellement d’importance qu’à elle seule, elle mérite que l’on apprenne l’anglais pour la visionner.
En effet, elle parle de ce que les psychiatres ont dit de cette enfant. Celle-ci réunirait dans sa petite personne pas moins de quatre « désordres » dont la schizophrénie et le déficit de l’attention.
Marcela Polanco en tire une conclusion plutôt atténuée par rapport à ce qu’est la violence de l’oppression psychiatrique. Elle se contente d’engager son audience – peut-être des psychiatres – à réformer leur discipline de l’intérieur.
Si David a mentionné son nom lors de votre échange, c’est qu’elle a traduit « narrative means to therapeutic ends » en espagnol. C’est aussi qu’ils ont écrit ensemble un article sur la traduction :
http://dulwichcentre.com.au/Tales-of-travels-across-language-by-marcela-polanco-and-david-epston.pdf
C’est un article sur le pouvoir des mots. Il y a en effet des mots qui oppressent, des mots qui marginalisent, des mots qui transforment. Le problème avec cet article, c’est dans le sens qu’il donne au mot langage : comme ce sont les mots du langage, on peut les traduire. L’article invente la traduction monolingue.
Dans sa traduction du livre de Michael White et David Epston, Marcela Polanco a adopté un point de vue ouvertement militant. Lorsqu’on regarde ses « friday afternoon », elle dit qu’elle veut faire de son cabinet thérapeutique un « lieu d’activisme social ».
Personnellement, j’y ai vu ce que devient la pratique thérapeutique lorsqu’elle se transforme en militantisme : le thérapeute sait d’avance de quoi son client est la victime et en désigne les responsables … Je vous laisse apprécier. Voici le lien vers ces vidéos :
http://dulwichcentre.com.au/colouring-narrative-therapys-solidarity-by-marcela-polanco/
La version espagnole est un peu moins austère que la version anglaise, mais les deux disent la même chose.
Pour en revenir à sa traduction, ‘thérapie narrative’ devient ‘thérapie solidaire’ et ‘histoire’ devient ‘témoignage’. Elle dit qu’ainsi elle adapte à la culture colombienne le texte original.
Je crois que cette thèse a fortement impressionné David. C’est lui qui m’avait fièrement passé leur article il y a quelques années. Ce texte m’a consterné et plongé aussi dans le désarroi : qui étais-je pour contester une idée de David Epston ? A l’époque, je n’ai pas osé lui en parler. J’ai pris alors la décision de travailler les textes jusqu’au moment où j’en saurai assez pour pouvoir m’expliquer valablement.
Je ne crois pas qu’il devrait prendre position au sujet de la traduction, lui qui ne connait qu’une seule langue. Quant à la traduction monolingue, elle laisse ouverte l’idée que l’on a le droit de faire dire à quelqu’un ce que l’on veut.
Je reviens sur son mot, que tu cites : « ce qu’il faut chercher à reproduire (via une traduction) ce n’est pas le sens littéral mais l’effet que le propos a » (sur le destinataire du message) ».
D’abord, je ne crois pas que les gens soient liés par leurs mots, alors qu’ils le sont par leurs textes. Restons indulgents donc envers David pour avoir dit cela.
Ensuite, il y a une alternative : le sens littéral n’existe tout simplement pas et traduire par l’effet que le propos a sur nous, c’est tout simplement tromper le lecteur.
L’alternative c’est de traduire honnêtement, au plus près du sens voulu par l’auteur, en respectant la langue du lecteur.
Dans le cas de Michael White, pour pouvoir traduire un texte, le mieux est d’avoir lu aussi tous les autres.
Si j’essaie de me souvenir aussi de mes lectures de David Epston, il me vient une clé de compréhension de ce qu’il t’a dit. Je me souviens de son idée, mais sans pouvoir pour l’instant citer mes sources et encore moins la formulation exacte de David : lorsqu’on lit un texte, notre pensée se poursuit et, tout en déchiffrant les mots du texte, elle les enveloppe. Le sens que l’on perçoit est le résultat de cette alchimie entre ce que nous dit l’auteur et ce que cela nous dit.
J’ajoute que cela se passe de la même manière lorsqu’on écoute l’histoire de quelqu’un.
Ce que j’en dis, c’est que l’on peut en rester là, sauf si l’on veut traduire, auquel cas, il faut savoir s’effacer.
C’est un peu moins vrai lorsqu’on écoute l’histoire de quelqu’un dans le cadre d’une conversation thérapeutique.
Moi qui peste contre les commentaires longs… celui-ci m’aura séduit !
Merci, Stéphane (et Esther), pour ce témoignage. Il est plein d’enseignements et sa conclusion résonne en moi. Très fort.
Ça cogne contre les parois !
Je me souviens d’Esther, jeune femme juive orthodoxe aux prises avec un dilemme qui la préoccupait au point de la réveiller toutes les nuits. Mère de deux enfants, elle avait imaginé reprendre des études pour exercer le métier de ses rêves ce qui entraînait un manque à gagner pour son foyer et un important surcroît de travail pour son mari lequel exerçait une activité très physique. Pour réaliser son rêve professionnel elle rencontrait des obstacles aussi insurmontables qu’être une mauvaise mère et une épouse égoïste. Pourquoi Dieu lui imposait-il cette épreuve ? En hébreu ou en français, chacune de ses phrases était ponctuée d’une référence à dieu, un Dieu masculin, autoritaire, vengeur, possessif, séparé de sa progéniture et dénué d’humour. Bien qu’ayant grandi dans une famille juive, ma culture spirituelle était très éloignée de ce Dieu et de cette façon d’entrevoir une relation avec lui. Comment accompagner cette femme sans le laisser entrevoir ? Je ne pouvais m’ôter de l’esprit que ses croyances religieuses étaient la source de ses soucis. Or sa culture religieuse, c’était son identité.
Aucun burger ne sortirait jamais de notre relation si d’emblée je considérais comme acquis que la source de ses tourments était imbriquée dans ses croyances. J’ai fait un effort. Je suis entré dans sa spiritualité en laissant mes chaussures sur le seuil de la porte. J’ai découvert un monde nouveau et fascinant. J’ai utilisé ses représentations de Dieu, ses expressions en français et en hébreu et j’ai adopté sincèrement son état d’esprit. Par exemple, Dieu seul sait ce qui est le bon chemin pour elle, ou bien, si elle rencontre une épreuve, même si elle ne la comprend pas, Dieu lui envoie pour son bien. Dieu est un membre très important de son club de vie.
A partir du moment où elle s’est sentie acceptée telle qu’elle était, notre production de burgers narratifs cashers est devenue impressionnante. Elle vivait à Outremont, le quartier juif de Montréal, et ses habitudes de vie étaient réglées sur celles de la communauté juive orthodoxe. Mais au fond, ses soucis ressemblaient à ceux de la plupart d’entres nous. Beaucoup de larmes ont coulé le jour où j’ai invité Dieu dans une de nos conversations. Nos burgers furent très éloignés de l’orthodoxie narrative puisqu’ils provoquèrent une illumination divine qui éclaira ses choix. Elle fit de son dilemme avec elle-même le sujet d’une réunion de famille. Elle parla avec son coeur de ses tourments comme Dieu le lui avait suggéré. Ainsi elle apprit que son mari et ses enfants étaient prêts à tous les sacrifices pour l’aider à réaliser son rêve.
La première étape des conversations narratives invite le client à une description de la situation rencontrée aussi proche que possible de son expérience personnelle dans ce que cette expérience possède de spécifique : son mode de communication préféré, ses mots, son langage, son dialecte, ses métaphores, ses symboles et sa spiritualité. C’est dire son importance pour celui qui inventa les burgers narratifs. Pour le praticien narratif, cette étape mobilise des capacités cognivitives : connaître les cartes, leur sens, les avoir suffisamment pratiquées, etc. Mais pas seulement. Elle mobilise aussi une capacité qui relève plus volontiers du domaine des forces et qui ne figure pas explicitement dans les cursus de formation : accepter les personnes telles qu’elles sont et avoir suffisamment renoncé au désir de les changer.
Si vous comprenez l’anglais (hélas, pouvoir et privilège !), il faut regarder cette conférence de Marcela. David Epston dit d’elle que “en 12 minutes, elle résume l’esprit des PN… et son travail de traduction et de décolonisation linguistique inspirée par “Gabo” a ouvert la voie à Catherine Mengelle et à d’autres pour se libérer de l’obsession de la traduction littérale.
Very interesting!
Je comprends intuitivement ce « ce qu’il faut chercher à reproduire (via une traduction) ce n’est pas le sens littéral mais l’effet que le propos a (sur le destinataire du message)” mais appréhende plus difficilement comment le mettre en oeuvre.
Sans doute parce que c’est de l’ordre de la vie, et qu’il n’y a pas à avoir de méthodologie.
Merci de cet article qui augure et honore un travail collaboratif d’orfèvres !