Par Laurence d’Andlau – Coach & Économiste – laurence-dandlau.com.
Nous sommes entrés dans une ère où nous avons le besoin absolu d’utiliser nos deux cerveaux. La précédente “ère de l’information”, était bâtie sur les capacités logiques, linéaires, informatiques liées au cerveau gauche (CG). L’ “ère conceptuelle” actuelle repose également sur les capacités inventives et empathiques du cerveau droit (CD) ; requiert non seulement les capacités du CG, rationnelles, argumentatives, cohérentes ; se construit aussi sur d’autres aptitudes qui ont souvent été dédaignées et qualifiées de frivoles, comme la capacité à écouter et à raconter des histoires, le goût du jeu, l’humour, l’empathie, mais pas seulement.
Autrement dit, les compétences du CG, qui ont alimenté l’ère de l’information, restent fondamentales, absolument nécessaires et indispensables, mais ne suffisent plus. Il s’agit de développer d’autres aptitudes, plus cerveau droit. APRÈS TOUT, nos ancêtres des cavernes racontaient des histoires, montraient de l’empathie, créaient et innovaient.
Nous sommes au cœur du livre de Daniel Pink(1) que je viens de lire et qui m’a paru passionnant. Il nous présente plusieurs compétences CD à ajouter à celles que nous utilisons déjà. Je vous en présente ici quelques unes.
HISTOIRE
Pas seulement tenir un raisonnement, mais aussi raconter une belle histoire
Car on s’explique et communique avec les autres grâce aux histoires.
“Les hommes ne sont pas idéalement conçus pour comprendre la logique, ils sont idéalement conçus pour comprendre les histoires”, dit Roger C. Sank, chercheur en science cognitive.
Aujourd’hui les faits sont disponibles et accessibles en peu de temps, ils ont moins d’importance. Ce qui prend de la valeur c’est de les mettre en contexte et de leur donner une valeur et un impact émotionnels.
Exemple cité : La reine est morte, le roi est mort, est un fait.
La reine est morte, le roi est mort de chagrin, est une histoire.
Les histoires contiennent en paquet compact et unique l’information, la connaissance, le contexte et l’émotion.
Fabriquer un récit qui touche, c’est tisser les événements entre eux pour obtenir une histoire irrésistible. Ouvrons notre conscience au pouvoir de la narration, et souvenons-nous qu’il n’existe aucune grande société qui ne racontait pas d’histoires. Une histoire ne remplace certes pas la pensée analytique, elle la complète. Le récit nous permet d’imaginer de nouvelles perspectives, de nouveaux mondes.
Les entreprises prennent conscience qu’elles sont assises sur une mine d’histoires qu’elles peuvent utiliser à leur profit ; les histoires échangées à la cafeteria nous en apprennent souvent plus que les documents et les rapports.
Pink cite longuement les travaux de Rita Charon sur la “médecine narative” : les médecins narratifs écoutent les récit de leurs patients, saisissent le sens de leurs histoires, sont émus. Parlez-moi de votre vie, disent-ils à leurs malades. Ils évaluent leur santé à l’aune de leurs histoires personnelles. Autrement dit, être bon médecin nécessite des compétences narratives, pour absorber, interpréter les histoires qu’ils suscitent par leurs questions et y répondre.
La métaphore, ingrédient CD essentiel d’une histoire irrésistible
Une métaphore, c’est comprendre une chose (un concept) en l’expliquant par une autre (concrète), une image, un objet. Ex : la vie est un voyage, ou un tapis de jogging, ou … Nous passons notre journée à patauger dans un torrent de données et d’informations. Certains logiciels les trient et les organisent. Mais seul le cerveau humain pense de manière métaphorique, et partant, voit et crée des liens avec d’autres humains que l’ordinateur ne pourra jamais détecter.
L’ère conceptuelle nous rappelle ce qui a toujours été vrai : l’importance d’écouter les histoires d’autrui ; nous sommes les auteurs de notre vie.
Écouter et raconter des histoires, les honorer, les valoriser suppose de développer également d’autres aptitudes liées. Les voici.
SYMPHONIE
Pas seulement de la cohérence.
De la capacité à assembler différents éléments, avoir une vue d’ensemble, franchir les limites, être en mesure d’agencer des pièces disparates et d’en faire un tout saisissant.
Créer des liens inspirés et inventifs. Raconter des histoires riches.
Ces deux capacités me paraissent aller de concert, la main dans la main.
“Multi” est le préfixe le plus répandu et le plus actuel : nos métiers nécessitent d’être multi-disciplinaires et multi-tâches, nos sociétés sont multi-culturelles, nos loisirs sont multi-médias, nos compétences sont le fruit de multi-expériences, notre démarche narrative est multi-histoires. Autrement dit, les personnes aux antécédents vastes, à l’esprit transversal, avec une large gamme d’expériences et donc d’histoires à raconter réussissent plus facilement dans le monde actuel.
La plupart des inventions et innovations émanent d’une capacité symphonique, i.e. une nouvelle façon d’assembler des idées ou des histoires, de faire des connexions entre différentes disciplines, de relier des éléments apparemment sans rapport entre eux afin de créer du nouveau. Par exemple, transformer une histoire négative qui fait du mal non seulement à celui-celle qui la raconte mais aussi au monde qui l’entoure, en une histoire porteuse d’espoir et source d’action.
La capacité symphonique, c’est mettre en œuvre plusieurs dispositions : avoir une vision globale des choses (proche de la pensée systémique), trier ce qui importe vraiment, pouvoir évoluer entre des groupes différents et parfois antagonistes, passer les frontières, voir des liens qui sont invisibles pour la plupart d’entre nous.
Ces aptitudes plutôt CD suscitent la faculté d’effectuer de grands sauts de pensée, d’être auteurs d’idées innovantes. Et surtout, nous évitent de rester coincés dans un travail d’exécution même spécialisé qui peut vite devenir routinier puis être automatisé ou délocalisé.
À cette occasion, Pink reprend le concept d’androgynie psychologique créé par Mihaly Czikszentmihalyi(2). Selon ce psychologue hongrois, elle caractérise “les personnalités à la fois agressives et protectrices, sensibles et rigides, dominantes et soumises, quel que soit leur sexe”.
Les grands esprits sont androgynes. Car “l’androgynie psychologique et sociale multiplie le nombre de réactions possibles des individus et leur permet d’interagir avec le monde de façon plus riche et plus variée”. L’ère conceptuelle requiert des esprits androgynes, dotés d’une sensibilité un peu plus développée que la moyenne.
Pour développer notre disposition à dire des histoires et notre capacité symphonique, Pink nous propose plusieurs actions concrètes :
- noter sur un petit carnet (ou sur notre tél portable) les métaphores irrésistibles et étonnantes que nous entendons ou lisons au fil de nos journées,
- écouter les grandes symphonies de Beethoven, Mahler, Tchaïkovski, Haydn,
- traquer ce qu’il appelle les “espaces négatifs” souvent négligés, i.e. oublier ce qui est évident, examiner ce qu’il y a entre, au-delà, autour.
EMPATHIE
Pas seulement de la logique.
Capacité à se glisser dans la peau de l’autre sans y rester.
Comprendre les motifs profonds de ses semblables.
Pink définit l’empathie d’une façon originale et plus large que ce que l’on entend d’habitude sur ce concept, aujourd’hui galvaudé et mis à toutes les sauces. Ce serait un acte de bravoure imaginative, la réalité virtuelle ultime que de se faufiler dans l’esprit de l’autre pour faire l’expérience du monde selon le point de vue de l’autre.
Quelques facettes de l’empathie, ce grand don reçu par l’humanité.
C’est voir l’autre face d’un raisonnement, ravaler nos remarques sarcastiques, travailler ensemble.
L’empathie est une capacité impossible à reproduire par ordinateur ; dès qu’il s’agit de rapports humains, les ordinateurs sont autistes.
L’empathie apporte la joie, c’est une éthique personnelle, une manière de comprendre ses pairs. Un élément essentiel d’une vie remplie de sens. Elle complète le savoir objectif. Toucher, présence, réconfort dans les hôpitaux et les services médicaux par exemple.
Le langage non verbal joue un rôle clé : expressions du visage, intonations de la voix, mouvements du corps.
Pour prendre une décision ou vendre un service, que diriez-vous de caboter entre deux :
- jauger la situation, prise de recul, vivacité, argumentation, distance émotionnelle
ET
- se glisser dans l’esprit de l’interlocuteur qui expérimentera le service proposé ?
Nous retrouvons l’androgynie nécessaire aujourd’hui.
Trois remarques :
Raconter des histoires et être écouté renforce notre capacité empathique.
Se porter volontaire quelque part dans son quartier affûte ses pouvoirs d’empathie.
Le théâtre accroît l’empathie : un acteur s’efforce d’habiter l’esprit et le cœur d’une autre personne.
LE JEU
Pas seulement du sérieux. Pas trop de sobriété. Jouer.
Ajouter légèreté et joie à notre vie par le rire, la gaieté, les jeux, l’humour.
Compléter son éthique du travail par une éthique ludique.
Le contraire de jouer n’est pas travailler. C’est déprimer.
Jouer signifie s’extérioriser, être volontaire, exulter, “s’engager comme si on était sûr de son avenir”, nous dit Brian Sutton Smith, professeur d’éducation à l’Université de Pennsylvanie. Mêler travail et jeu est devenu nécessaire et courant.
Même si les êtres humains ont joué de tout temps, dans le monde d’aujourd’hui jouer est une compétence assez nouvelle et de haut niveau. S’éloigner du sérieux et de la sobriété, s’élever vers le jeu n’est pas facilement accessible à tout le monde, car le CG n’aime ni la surprise, ni l’incongruité.
Le jeu permet de s’entraîner aux interactions sociales de l’existence.
“Les jeux sont la forme la plus élevée d’investigation”, nous disait Einstein.
L’humour serait la plus haute forme d’intelligence humaine.
“Utilisé avec talent, il graisse les roues du management. Il réduit l’hostilité, détourne les critiques, libère les tensions, aide à faire passer les messages difficiles”, nous rappelle Fabio Sala dans la Harvard Business Review.
Il est un élixir naturel fluidifiant.
On parle aujourd’hui de “joyesse”, de “joyeuseté”, de “joyeulogue”. “Il est évident que les individus créatifs se caractérisent par leur enjouement et leur légèreté”, nous dit encore Csikszentmihalyi.
Des clubs de rire(3) – laugh for no reason – se créent un peu partout, qui reposent sur la croyance que le rire fonctionne comme un virus bienfaisant capable de contaminer les individus, les sociétés voire les nations.
LE SENS
Pas seulement de l’accumulation.
Donner du sens aux histoires que l’on (se) raconte.
Sens de la vie, transcendance, épanouissement spirituel.
Donner du sens à ce que l’on fait est une démarche personnelle, singulière à chacun d’entre nous. Aucune recette.
Voici quelques pistes, auteurs et livres qui peuvent nous mettre sur un chemin.
- Victor Frankl, parfois qualifié de “thérapeute de la vitalité”(4), mort à 92 ans, a beaucoup écrit sur le sens de la vie. À Auschwitz où il a passé trois ans, il s’est demandé ce qui pouvait donner envie de continuer. Il dira plus tard : l’amour, l’art, l’humour.
- Mihaly Csikszentmihalyi et son livre : “Vivre : la psychologie du bonheur”, où il développe sa théorie du “flow”.
- La psychologie positive, créée par Martin Seligman, diffusée en France par Florence Servan Schreiber(5).
- Le Dalaï Lama : “l’art du bonheur”.
- La croyance qu’il existe un dessein et un sens plus large à la vie, quelque chose qui va au-delà de l’existence mortelle.
Conclusion
Nous vivons aujourd’hui dans une atmosphère bi-cérébrale, androgyne, systémique.
Dans un monde d’expériences concrètes, contextualisées, racontées, échangées, partagées.
Les capacités du CD sont de plus en plus déterminantes pour faire la différence entre deux CG équivalents : pêle-mêle, on peut rappeler la dextérité sociale, la joie de vivre, donner envie. Et encore l’inventivité, le sens, la créativité, l’art, le jeu. Une approche élargie. Des offres physiquement belles, des histoires émotionnellement attractives. Beauté, spiritualité, émotion.
Le concret (plutôt que l’abstrait), un sens aigu des réalités, un sens relationnel émotionnel accru.
L’empathie, l’écoute, la volonté d’embrasser une éthique humanitaire, considérer l’expérience personnelle et les histoires racontées à la première personne comme d’importants moyens d’apprendre et de convaincre.
Dans la vraie vie concrète, réussir par exemple une recherche d’investisseurs ou une vente suppose de commencer par raconter quelque chose de soi à la première personne, montrer une disposition d’écoute chaleureuse agrémentée de quelques pointes d’humour, afficher un sens aigu des réalités, suggérer son aptitude à l’inventivité (CD) ; continuer et renforcer par une argumentation impeccable et rigoureuse, la capacité de répondre avec logique aux questions (CG) ; terminer par une synthèse CG ; enfin clore le tout par un retour au CD, un zest d’enthousiasme, une pointe d’émotionnel, une approche élargie, de l’imagination, du sens, une histoire, quelque chose d’irrésistible.
Une remarque
Jusqu’où une femme dirigeante, surtout si elle est belle, peut-elle raconter une histoire “émotionnelle” et exprimer une empathie chaleureuse à ses interlocuteurs hommes sans que cela “dérive”, l’homme s’y croit ? Dans un monde professionnel d’hommes, il n’est pas si facile pour une femme de jongler avec les aptitudes CD ET de garder une image pro auprès des hommes.
Consommons des expériences, pas des choses ; car l’expérience saine et les belles histoires que l’on en raconte sont les choses les plus signifiantes et les plus fructueuses de l’existence.
(1)“A whole new mind”, Riverheads Books – Ed française : “L’homme aux deux cerveaux, apprendre à penser différemment dans un monde nouveau”, Editions Réponses Robert Laffont, 2015.
(2)Psychologue à l’université de Chicago, auteur de “La créativité : psychologie de la découverte et de l’invention”. Lgf – 2006 – Traduction de “Pattern recognition”.
(3)Mouvement Kataria aux Etats-Unis. www.clubderire.com en France.
(4)http://www.psychologies.com/Culture/Maitres-de-vie/Viktor-Frankl.
(5)“3 kifs par jour” et “Power Patate” – Marabout.
Merci pour ce partage très pédagogique et donc très instructif! j’ai acheté le livre de Daniel Pink.
Merci Anne-Sophie et Martine de vos commentaires.
Je voudrais répondre à la remarque judicieuse de Martine. Mon intention était, à partir d’une personne éminemment cerveau gauche que j’ai en coaching, de valoriser le cerveau droit dans son schéma de fonctionnement – en particulier dans la conclusion des entretiens qu’elle a avec des investisseurs – tout en respectant son cerveau gauche qui la rassure. En fait, j’ai écrit cette conclusion pour elle. Je comprends parfaitement que la conclusion de l’article puisse apparaître comme “un retour au bon vieux cerveau gauche, on organise tout ça!”
Merci Laurence pour ce partage.
Je suis sensible au retour des histoires et de leurs beautés dans notre façon de lire et de dire le monde. Je goûte la place faite à l’humour.
Merci de ces références.
Je me sens un peu déçue au retour, dans la conclusion, du “mode d’emploi pour un discours qui vend”… que j’associe beaucoup plus à un bon vieux retour de Cerveau Gauche “organisons tout ca de façon à ce que ce soit efficace, diantre !’ qu’à une irruption d’une capacité à jouer et ressentir !
Mais ceci relève de l’avis de l’auteur -j’imagine- et du mien 🙂 !
Je viens de tomber en amour, et sur ma chaise, à la renverse. C’est agréable.
On ne sait jamais ce qu’on va trouver au détour d’une rue ou d’une page Internet.
Merci pour cet article !