Certaines personnes luttent contre une histoire de déception qui les fait revivre en boucle les mêmes situations depuis parfois des années. L’approche narrative peut-elle apporter des idées utiles pour les aider à sortir leur vie des griffes de cette histoire ?
Dans le superbe film d’animation “Mary and Max”, Max, américain d’âge mûr atteint du syndrome d’Asperger est enfermé dans une histoire dominante de débile mental. Il reçoit une lettre de Mary, petite fille Australienne négligée par ses parents et qui l’a choisi au hasard dans l’annuaire. Grâce a cette correspondance autour de laquelle naît une amitié, les deux personnages construisent chacun une identité alternative préférée en proposant au public constitué par l’autre un récit alternatif de son identité, ou plutôt un récit de son identité qui n’est pas immédiatement recyclé dans le renforcement de leurs histoires dominantes de “débile” ou de “pas intéressante”.
Puis, devenue adulte et socialement intégrée grâce à sa relation avec Max qui lui a permis de grandir, Mary déçoit Max en étant recrutée à son tour par son histoire dominante à qui elle consacre sa thèse de doctorat de psychologie. Mais comme Max était son seul ancrage identitaire, le seul public auprès de qui elle a pu faire état de ses espoirs, rêves et engagements, la rupture de leur amitié et la culpabilité qu’elle ressent font rebasculer Mary dans sa propre histoire dominante, nourrie par sa mère qui luttait -en utilisant l’alcool- et à choisir à son tour l’alcool à la fois comme signe de sa sujétion et comme façon d’atténuer les effets du désespoir (raconté comme ça, ça ne se voit pas forcément, mais le film est génialement drôle et émouvant !)
Toutes les déceptions ne sont pas aussi extrêmes et ravageuses, mais ces personnages et leur histoire nous donnent une vision extrême du territoire de la déception et de ses points d’entrée. Ceci nous permet d’esquisser une géographie narrative de la déception.
Nous avons tous rencontré a un moment ou à un autre dans notre pratique ou même parmi nos proches des personnes vivant entre les griffes d’ une histoire dominante de déception. Pour résister aux effets de cette histoire, et rechercher enfin un partenaire, un job, un thérapeute, une formation, etc. qui ne les décevront pas, ils s’engagent dans des pratiques d’idéalisation qui finissent presque toujours par épaissir l’histoire de déception.
La nouvelle rencontre, entreprise, projet, conquête est parée de toutes les vertus avec la force d’absolu que les enfants mettent dans leurs espoirs et dans leurs rêves. Leur exigence vis à vis de l’autre, leur soif de perfection, sont à la mesure de leur résistance : plus ils ont été déçus et plus ils espèrent avec force. A la première incursion de la réalité dans leur rêve (la personne idéalisée n’est pas parfaite, le job idéal est plein de mauvais cotés, etc.), ils basculent avec une vitesse et une puissance impressionnantes dans l’histoire dominante de déception et brûlent avec désespoir les idoles qu’hier encore, ils adoraient.
Une lecture narrative de ce cycle pourrait ouvrir une perspective où ce cycle même devient à la longue une histoire dominante de problème qui s’épaissit à chaque nouveau tour de manège. Ce qui nous semblait de prime abord une résistance sous-tendue par l’espoir de trouver enfin un objet de désir digne de soi est immédiatement récupéré et recyclé par l’histoire dominante qui s’en nourrit. A moins peut-être de s’intéresser à cet espoir et d’ouvrir ainsi un nouveau territoire autour de l’idée de “digne de soi”.
Théoriquement, on ne devrait pas pouvoir dire : “tu me déçois”, mais “je me déçois à ton sujet”. En effet, la déception naît du décalage entre deux histoires : celle, idéale et souvent jamais partagée, que l’on avait imaginée sur l’objet et celle que l’on construit, racontée celle-là, à partir des expériences de vie partagées avec lui et sélectionnées pour figurer dans le récit de la relation. Lorsqu’il y a un contrat clair exprimé et négocié entre eux personnes en position d’accepter ou de refuser librement, les choses sont un peu différentes. La déception, elle, se conjugue toujours à la forme réfléchie. Mais elle se double alors d’une histoire de trahison, qui fonctionne un peu de façon similaire : “je suis déçu que tu m’aies trahi car j’avais construit à ton sujet une histoire préférée de loyauté”.
Comment peut intervenir le praticien narratif pour sortir de cette boucle et engager le client dans de nouvelles pratiques qui lui épargnent ces montagnes russes permanentes ? C’est le sujet de réflexion que je vous propose, c’est aussi le thème de la 2ème partie de cet article, la semaine prochaine. Mais vous avez certainement vous aussi des histoires et des idées à partager autour de ces thèmes…
Pierre, “Géographie de la déception” est un titre vraiment magnifique, parce qu’en plus de l’esthétique il invite à de multiples traversées, d’une rive à l’autre, en toute objecticité. C’est superbe ça…géographie de la déception. Ca pourrait être le titre d’un livre, d’un cahier
C’est… ça. Avec un immense “C”
Sur la forme réfléchie ou peut-être pas de deception (ou décevoir) j’ai comme une quasi certitude que l’une ne peut aller sans l’autre…
Dès lors que l’on est déçu, on va décevoir
Et dès lors que l’on déçoit, l’autre – me semble-t-il – va être déçu
Mais on peut faire le choix d’êgtre déçu ET valeureux
ou bien d’être enlaidi, de devenir laid, parce que l’on a été déçu.
Pfft
Je pense à Desproges qui aurait pu suivre un chemin narratif … de l’art d’être déçu avec élégance
ou
de l’art de décevoir avec panache
!
La question de la déception, dans ses deux formes obligatoirement conjuguées, est une des premières questions du voyage
de l’aller, jusqu’à l’arrivée
pour ceux qui y parviennent
Olga, je lis et relis votre commentaire. Dans le même temps, si j’étais dans la vraie vie, j’écouterais la chanson de Daho “le premier jour du reste de ta vie”
Encore ce soir, je n’ai pas tout compris, mais il n’y a pas de hasard
Je maîtrise mieux la géographie
Il n’y a pas de hasard
Et c’est drolement terrible
Je pense que je déçois l’autre car j’ai tant envie de lui (ou me) faire croire que je suis cette amie (ou collègue ou thérapeute ou coach) idéale dont je rêve. Et dans ces intentions et aspirations “nobles” je m’oublie parfois tant et si bien que mes actes se posent dans le sens contraire. Et même si ce n’est pas le sens tout à fait contraire, ce n’est jamais assez bien car la Perfection peut toujours faire mieux et ces exigences sont insatiables. Pour m’évader des griffes de la Déception (et de la Perfection), j’ai besoin de tenter de ne pas m’oublier et de “vivre chaque instant comme s’il était le premier” (je ne sais plus qui a dit ça mais c’est beau). C’est cette aventure qui me tente au delà et au dedans des déceptions, perceptions, conceptions ou toutes les autres options.Comment bâtir cet échafaudage intime qui me permettra d’être décentrée et reliée à la fois à la vie qui m’anime? j’ai l’impression qu’à chaque pas, l’échafaudage change de matière et de consistance et que je ne peux qu’accompagner son mouvement, sachant qu’il se transformera en fumée l’instant d’après. En ceci, le terme d’errance me paraît juste, quoi que je préfère l’aventure.
C’est tellement vrai ! C’est pour cela que dans notre projet pédagogique, à la Fabrique Narrative nous avons décidé de ne pas enseigner les cartes narratives dont nous avions remarqué qu’elles bloquaient souvent les narracoachs dans des postures centrées de conformité, et d’essayer de proposer à chacun de laisser émerger de la conversation les questions qui rendent auteur !
C’est toute l’intention centrale de ce blog qui s’intitule “errances” plutôt que “voyage” ou “tourisme” !
Du pôle nord au pôle sud, de la grandiosité à la mélancolie, du romantisme à la tragédie, du désir de toute-puissance à la toute-impuissance, de la passion à la dépression, entre ces deux territoires étroits, souvent scénariques, parfois identitaires, s’ouvrent des espaces infinis où il est doux de se perdre. Avec ou sans carte du tendre.
Qu’il est bon de quitter le monde des histoires et des géographies familières pour plonger dans le monde.
Cela suppose peut-être aussi que le narracoach quitte ses échafaudages, ses pratiques, ses cartes et ses postures préférées d’historien ou de géographe ?
Ce partage de Françoise nous rappelle utilement que seul, le client sait où il veut aller et que le thérapeute doit s’efforcer de le suivre et non de le précéder. Ceci m’évoque également la tendance des histoires dominantes à vouloir occuper le centre et à ce qu’on s’occupe d’elles en priorité, ce qui peut boucher la voie à d’autres narrations préférées. Les deux idées sont un peu contradictoires, j’en suis conscient. Tout l’équilibre du pilotage d’une conversation narrative est là, dans ce réglage fin…
“Je me souviens”….. pendant ma thérapie N.
OK, c’est personnel, mais un débat sur la déception avait été éludé. Un autre sujet paraissant prioritaire…..
Ma réaction :
“Je ne me fiche jamais d’une éventuelle déception que je pourrais provoquer à qui que ce soit. Décevoir, c’est faire du mal… peut on s’en foutre ?
Cela pourrait apparaître dans ce que j’explore en ce moment. Echec/déception.”
C’est une toute petite histoire oubliée, dépassée aujourd’hui. Alors pourquoi je la raconte ici ?
La déception se conjugue-t-elle uniquement à la forme réfléchie ?
Si l’autre venait casser la vérité que nous avons en nous ?
Si l’autre se trompait ?
La déception est un vaste domaine à explorer avec prudence !