Systémique et/ou narratif

Un Père Noël systémicien a eu la bonne idée de mettre un livre de Guy Ausloos dans mes petits souliers.

La lecture d’Ausloos m’a fait découvrir un territoire finalement assez familier, d’autant plus proche de la narrative que Michael White était à l’origine thérapeute familial. Guy Ausloos est avant tout un clinicien inventif et audacieux, qui laisse à l’expérimentation et à l’exploration la primauté sur la création et la promotion d’un corpus faussement cohérent et vraiment rigide.

Le praticien est ici aussi décentré et non-expert, et il se sert activement des tentatives que fait l’histoire dominante de la famille pour le recruter, offrant un retelling de ce qu’il a vécu dans ces tentatives de façon à “refaire circuler l’information sur le processus”.

Je retiens  cette phrase magnifique : “la thérapie ne consiste pas à aider la personne à redevenir comme avant, mais à l’accompagner à devenir comme après”. Car redevenir comme avant, ajoute Auloos, c’est recréer à l’identique les conditions de la crise.

J’ai également été sensible à sa foi dans les compétences des familles et des patients à construire des stratégies créatives pour répondre aux problèmes de leurs vies. Distinguant des systèmes “à transactions rigides” (où tout est bloqué) des systèmes “à transaction chaotiques” (où tout change tout le temps, rendant tout repère impossible), il réfère au terme de “dysfonctionnement” celui de “fonctionnement autrement”, ce qui est intéressant à transposer aux entreprises et aux organisations.

Sa référence permanente à ce que nous appelons le contexte élargi, qui utilise les publics internes de la personne et des récits culturels pour l’enfermer dans des prescriptions internalisées (Madigan, Redstone, Holmgren et Walther) fait retrouver dans ses travaux l’importance de la déconstruction du contexte. Mais Ausloos insiste en outre sur le fait de rester conscient que les contextes bougent tout le temps et sont, eux aussi, le siège d’équilibres dynamiques.

Ceci nous suggère que  notre identité est un système, un système narratif dynamique à évolution constante, en équilibre avec tous les récits possibles offerts par les personnes passées, présentes et absentes, qui ont contribué à nous “histoiriser”. Il existe sûrement des dizaines d’autres passerelles vers ce territoire riche, fertile et accueillant aux métissages. Qu’en disent les “vrais” systémiciens parmi vous ?

10 réflexions au sujet de « Systémique et/ou narratif »

  1. Je finis à l’instant l’ouvrage que j’ai eu envie d’aborder dans le cadre de notre échange et à la suite de “La compétence des familles” d’Ausloos.

    En effet, “Entre résilience et résonance” est la retranscription d’un colloque ayant réuni en 2008 des figures de la thérapie systémique, de seconde génération, de ceux qui interviennent plutôt qu’observer, tels Mony Elkaim, Edith Goldbeter-Merinfeld, Guy Ausloos, et Michel Maestre, autour de Boris Cyrulnik, afin de tricoter ensemble la puissance de la résonance et de la résilience, et de la compétence! Même si cette notion de compétence de ou des patients / clients ne figure pas dans le thème initial, elle est introduite avec la force et la vitalité qui le caractérisent, par Guy Ausloos, et prend toute sa place dans la conclusion par Michel Mestre: “résilience et résonance (…), rejointes par la compétence (des familles) nous aident à co-construire un processus de renaissance!”

    Beaucoup, beaucoup de pépites dans cet ouvrage vivifiant comme l’échange qu’il reproduit. Pas de lettre morte, propos définitifs, ou d’échanges convenus, pas de progression théorique, pas de hiérarchie entre intervenants, du travail entre pairs, ainsi qu’avec le public, qui participe aussi, avec ses propres questions.

    Le thérapeute impliqué, neutre jusqu’à ce qu’il ressente la perte de cette neutralité et se permette de la mettre dans le champ, d’utiliser cette résonance et vibrer ainsi avec son/ses patients, faisant partie du système, pour co-construire la suite. A l’écoute de ses émotions pour leur sens et leur fonction, l’utilité qu’elles apportent. “Nous sommes d’abord informés par ce que nous ressentons avant d’être informés par ce que nous comprenons.” (Ausloos, p.109)

    Le thérapeute tuteur de résilience, sans qu’on puisse en élaborer un protocole, transmettre une pratique. Nos praticiens s’avouent “incompétents” pour mieux se remettre à la relation et à l’ouverture aux familles! Ce qui est clair est que la présence du thérapeute favorise l’émergence d’alternatives, et que des cas sont présentés où les familles, suite à une seule séance, deviennent capables de reproduire le processus en absence du thérapeute!

    Beaucoup de références en somme à la représentation en lieu et place “des faits” et à l’échange, au partage des “chimères” de chacun, ces constructions impossibles et pourtant bien réelles, jusqu’à ce que, en page 83, Edith Goldbeter, s’exprimant à la suite de Boris Cyrulnik aborde la pratique narrative, directement:

    “Quand je vous écoutais, j’ai pensé à ce que nous avons fait dans la systémique et qui est assez proche de la reconstruction du monde des représentations, à savoir tout le mouvement des thérapies de la narration. La façon de narrer, de se raconter son histoire, son contexte, semble être prédominante dans sa manière de le vivre. Les thérapeutes de ce monde là, comme Michael White, vont essayer d’aider les familles à créer de nouvelles narrations, à se raconter autrement leur histoire, de manière à ce que ces nouvelles histoires permettent effectivement de vivre en faisant l’économie de la souffrance et du mal-être…

    …En amenant de nouvelles questions ou de nouvelles représentations, en suscitant la surprise d’une autre lecture des choses de nos patients, est-ce que les thérapeutes n’essaient pas d’éviter la répétition en permettant aux patients de rebondir? Ma question sera la suivante: quelle est la solidité de ce tournant, de cette bifurcation, une fois qu’elle est faite?

    Boris Cyrulnik : Narration, répétition, consolidation.
    La narration est la méthode la plus sûre pour redevenir maître de ses émotions.”

    S’ensuit une longue explication étayée de vécus. Mais je ne retiendrais, pour conclure, que la réponse, en fin de colloque, faite de façon très directe au public, sur la question d’inclure dans la narration la confirmation du trauma subi :

    “C’est presque la paraphrase de Jean-Paul Sartre: Qu’allez-vous faire de ce qu’on a fait de vous?”

    Résonance, Ponctuation, Compétence, Récit, Apprentissage, Résilience… Pour moi, cette boucle est bouclée… Le cube de Rubik qu’était la construction de mon parcours professionnel dans l’accompagnement commence à rassembler ses couleurs…

    Une dernière pépite toute personnelle! En page 100 Ausloos raconte ses difficultés, à ses débuts, quand il se faisait disqualifier par ses aînés: “Je ne travaillais pas comme il fallait parce que je ne questionnais pas sufisamment ce qui n’allait pas… Il faudrait peut-être que j’essaye de corriger ce défaut!”
    Et c’est ce défaut là qui a fait sa réussite!
    S’écouter et rebondir, envers et contre tout. Résonance et Résilience…

  2. Je voudrais juste rajouter à la superbe synthèse de Cathy, ce qui m’a marquée moi, qui suis dans la filiation de la communication (mon premier métier) que je pour-suis, finalement, en m’intéressant tant aux intéractions comme aux récits.

    – La ponctuation, en tant que regard que la personne ou les personnes portent sur leur échange et le découpage de la séquence “de faits” qu’ils en font. Comme par exemple, le rat pourrait ponctuer sa communication avec le chercheur: “j’ai bien dressé mon expérimentateur: chaque fois que j’appuie sur le levier, il me donne à manger.” J’ai moi-même un hamster à la maison et c’est vraiment ça! 😉

    – Le niveau d’apprentissage ou de changement III: celui qui revient à prendre conscience des prémisses qui ont présidé à nos apprentissages de second niveau (ceux permettant des transfert de compétences entre domaines différents: on est déjà dans “l’apprendre à apprendre”) et à les modifier:

    “Si un individu parvient au niveau III et arrive à percevoir les contextes dans lesquels son identité s’est forgée et se perpétue, le moi ne sera plus le point nodal dans la ponctuation de son expérience (…) L’identité personnelle se fond avec tous les processus relationels en une vaste écologie…”
    P. 279 Vers une écologie de l’esprit, tome 2, Bateson

    Edmond Marc et Dominique Picard développent tout ceci dans leur ouvrage “L’école de Palo Alto, un nouveau regard sur les relations humaines”.

    Ils commentent à la fin de ce paragraphe sur l’apprentissage ou le changement de type III : “Il s’agit d’être à la fenêtre et de se regarder passer dans la rue. On conçoit que cela ne va pas sans risques.”

    Acteurs… et réalisateurs de nos vies?

  3. Merci pour tous ces commentaires, des plus poétiques au plus intéressants. Je serais curieux d’avoir plus de commentaires émanant de systémiciens, comme celui de Cathy, qui ouvrent des pistes de communication entre ces deux territoires que je ressens comme extrêmement voisins, notamment en termes d’équilibres dynamiques en renégociation constante.

  4. La 2e cybernétique en systémie appartient au même courant philosophique que les pratiques narratives. Le réel n’existe pas. N’existent que les histoires sur le réel. Le thérapeute participe de ce qu’il observe; il est donc dans la subjectivité. Alors que dans la 1ere cybernétique, le thérapeute était un expert “objectif” hors du système thérapeutique observé.
    Plus précisément, je vois d’autres ponts à partir des 4 principes de la systémie:

    1. La totalité, si un élément du système change, tout le système change. En somme, d’autres histoires conduisent le système à en raconter de nouvelles, à déplacer leur regard…?

    2. L’Homéostasie. Mouvement perpétuel de réajustement, stratégie d’équilibre. Où l’on tente de faire cadrer les expériences de vie aux histoires dominantes …?

    3. La non-sommativité. Le tout est supérieur à la somme des parties. Importance du contexte: on ne raconte pas les mêmes histoires selon le contexte..?

    4. L’équifinalité; A des contextes différents, à des causes différentes les mêmes effets. Des histoires différentes peuvent conduirent aux mêmes effets. Ou encore, des histoires semblables peuvent conduire à des effets différents…?
    Idée de non causalité linéaire.

    Autre ressemblance d’importance, la posture décentrée et influente.

    Voilà quelques pistes de réflexion quant aux passerelles entre la systémie et la narrative…

  5. je pense aux systèmes chaotiques, systèmes de “penser autrement”, et quand j’y pense, je suis déjà dans le référent; le temps d’une déconstruction chaotique. pOUR ALLER VERS QUOI? Vers la reconstruction d’un systéme salutaire qui me permet de dire: je suis bien ici et maintenant, mais déjà à cet instant, je n’y suis plus: où suis-je alors? Je suis dans un perpétuel mouvement qui me fait passer du chao inquiétant au” penser autrement “constructif, inventif et lumineux.

    Ps:le site est une presentation de mon activité, je vais l’améliorer!!

  6. Systémique et/ou narratif…  passionnant ! tu imagines bien, en bonne curieuse,   j’ai cherché à en savoir plus…..
    J’ai trouvé un site  www.approchessystémique.net Pas eu le temps de tout lire. Pour commencer, je  relève (et retiens)    “L’Ecole de Palo Alto”. 

    – Comme l’indiquent les chercheurs de l’école de Palo Alto : “En résumé : nous pensons que nos principes de base sur la genèse et la résolution des problèmes, sur la permanence et le changement, trouvent une appication utile et adéquate dans les problèmes humains en général”.   Changements, Seuil, P Watzlawick, J. Weakland, R Fish  1975. p. 183.
    Egalement : 
    “Le passé, l’expérience ont sans nul doute une influence sur le comportement. Cependant, il est  complexe, subjectif et aléatoire de trouver le juste lien entre la cause et l’effet. Quand il existe une relation directe entre une cause et un effet, on parle de causalité linéaire. C’est ainsi que, dans un système mécanique, il suffit d’agir sur la cause pour obtenir des modifications de l’effet. Mais la vision systémique nous montre que, dans les systèmes à composantes humaines, l’effet peut rétroagir sur la cause……..”
    La curieuse va lire le petit livre très clair de François Balta et Guy Ausloos : La compétence des familles ?
    Merci Eva tu éveilles aussi mon besoin irrésistible de grandir !
    A+

  7. C’est un de ces livres, rares, qui m’a nourri et dans lequel j’aime replonger, souvent, au hasard des pages.
    Quelques mots qui me guident encore et toujours en séance : « La seule personne que vous pouvez changer, c’est vous ; occupez-vous donc de votre confort »
    Des mots qui me guident dans la vie aussi ; – )

  8. J’aime mon lapsus sur vingt temps… vingt prin-temps, une valse à vingt temps, jusqu’à 36 solutions mais une seule “vraie”, pas celle du praticien mais celle du patient ou client..

    P. 33 Encore… ” Dans la vie il y a 36 solutions. Il y a donc trente-six hypothèses de compréhension. Pourquoi est-ce que je privilégiérais ma propre hypothèse, que j’ai construite en fonction de mes cartes de référence du réel pour l’imposer à la famille, plutôt que d’éssayer de leur laisser la chance de développer leurs propres hypothèses?”

  9. J’en suis au même point que vous, Pierre, puisque je lis actuellement la compétence des familles de Auslos, et suis en train de “retomber en systémie”… après l’avoir temporairement écartée, déçue de son côté mécaniste… et m’être inscrite, d’ailleurs, à la Fabrique Narrative, bien plus créative, à ce que je perçois, à partir de Septembre 😉
    Je me permettais avec la lecture de ce livre, -qui traînait depuis plusieurs mois sur ma table de chevet, parmi tant d’autres, embrassés dans l’ardeur de l’instant de la découverte-, une sorte de dernière chance avant le renoncement définitif ou presque.
    Dès l’introduction, à la première page, Guy, par son prénom, comme j’aime appeler tous ceux qui me sont proches, m’a happée dans “sa systémie” ; moins théorie et donc théatre, que pratique, et pratique de vie, plus état d’alerte, et d’accueil, sensible et humain, qu’intervention systém(at)ique.

    “Ce texte ne se veut qu’un regard, incertain mais convaincu, assailli de doutes mais téméraire, imparfait mais perfectible. Je sais que dans vingt temps ce texte sera dépassé ; je l’attends, je l’éspère, je l’appelle de mes voeux parce que sinon il deviendrait doctrine alors qu’il ne se veut qu’impression. J’attends du lecteur qu’il ne me croie pas, pour qu’il se mette lui même à croire, à créer, à innover et à rendre caduc ce qu’il vient de lire. Et qu’à son tour, il se mette à croire sans croire à ce qu’il croit, mais avec conviction, audace, témérité, pour que changent les idées réçues, que disparaissent les doctrines, que l’art devienne le moteur de nos interrelations.”

  10. Bonjour Pierre, je ne connais pas bien la narrative, mais je ne suis pas étonnée que tu fasses des ponts avec la systémique…comme j’en ai fait aussi avec le taoîsme, le Feng Shui…il me semble que toutes ces approches s’inscrivent simplement dans l’appréhension d’une réalité complexe, subjective, évolutive – pas réductible à une forme de pensée rationnelle et cartésienne. La vie quoi !
    Amitiés. Elisabeth

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