Pourquoi nous racontons-nous des histoires

Un article de Odile BROUET, coach narrative et psycho-praticienne.

Odile nous livre ici ses réactions personnelles suite à la lecture, après la Master Class 2016 de David Epston à Bordeaux, de l’ouvrage de Jerome Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires, Le récit au fondement de la culture et de l’identité, Ed. Retz, petit forum, 2016, 112 pages.

D’abord, je parlerai de mon émotion à la lecture des pages 92 à 94 qui évoquent la médecine narrative et “l’éthique narrative”.

Émotion car ce passage m’a fait revivre le récit que David nous a fait à Bordeaux en octobre : le sauvetage, in extremis, de Justin condamné par son asthme.

Merci à Jerome Bruner d’avoir si finement, dès 2002, su bousculer les approches médicales classiques et revendiquer la nécessité du recours au récit.

Merci à Michael White qui a su s’emparer de ces réflexions de Jerome Bruner et les transformer en outils de soins pertinents et efficaces, comme l’a montré David avec le cas de Justin.

Lire ce texte une dizaine de jours après l’intervention de David à Bordeaux m’a émue et en même temps mise en colère. Où en sommes-nous maintenant ? Est-ce que la formation des jeunes médecins prend un peu en compte maintenant cette nécessité d’écouter les patients autrement ? Est-ce que les institutions médicales se sont organisées pour collaborer chaque fois que nécessaire avec des “narrapeutes” compétents ?

Comment faire pour que quelque chose avance sur ces sujets en France sans mettre en branle toutes les querelles de clochers et questions de principes et de chapelles dont nous sommes si friands ? Comment faire pour être enfin un peu pragmatique et instaurer des collaborations et coopérations orientées solutions et résultats, centrées sur les patients  ? Où et comment agir ? Autant de questions que je voulais partager avec vous chers collègues narrapeutes.

Ensuite, j’ai été très intéressée par le récit de l’évolution de la loi ségrégation/égalité que fait Jerome Bruner dans la partie V du chapitre 2, pages 48 à 53. Il y analyse l’évolution du droit à l’égalité au sein de la ségrégation raciale (!) et donc du phénomène “séparés mais égaux” et montre comment l’évolution historique et sociale, dont le “retour vers l’intériorité” qu’avait opéré le récit littéraire, ont suscité de nouveaux questionnements “subjectifs” :
“Quelle impression éprouvait-on à être relégué dans un wagon séparé, ou à l’arrière des bus ? Quel impact cela avait-il sur l’estime de soi ou, plus grave encore, sur l’envie d’étudier, de grandir ? La question scolaire devait donc être reformulée : quel effet peut avoir la ségrégation sur la considération que les enfants Noirs ont pour eux-mêmes, sur l’opinion qu’ils ont d’eux mêmes, sur leur envie d’apprendre ? Le paysage de la conscience s’imposait au récit de l’égale protection.”

Je savais que Michael White avait emprunté la notion de “paysage de la conscience” à Jerome Bruner mais revenir au texte d’origine me semble essentiel. Cela me permet de mieux comprendre pourquoi le passage du paysage de l’action au paysage de la conscience/intention peut être si déterminant dans la dissolution du problème de certains patients. En lisant ce passage de Jerome Bruner, que je trouve extrêmement fort, je prends la mesure de l’importance de ce retour à la subjectivité qui permet de formuler les questions non plus d’un point de vue juridique ou de narration externe, mais du point de vue de l’impression des acteurs, des effets produits par l’état de fait juridique et social.

Ce formidable retournement de la question tel que formulé par Jerome Bruner m’autorise ainsi à oser ces questionnements souvent déstabilisants pour le patient et m’incite à ne pas lâcher ce travail sur les “impressions” dont les effets semblent parfois miraculeux.

Cela me permet aussi de recaler mes questionnements quand nous arrivons à des moments de récits où le patient tourne en rond dans des descriptions convenues. Si le “narrapeute” ne décortique pas la situation au niveau des impressions/du subjectif et pour finir des valeurs, alors le travail peut rester au stade du culturel et du social qui a déterminé la construction de l’identité du patient, et qui “aveugle” en partie le “narrapeute” et son patient.

Enfin, c’est bien ce poids du culturel et du social qui me semble extrêmement intéressant à garder en tête lorsque nous préparons nos séances et c’est repris et développé par Jerome Bruner dans la partie I du chapitre 3, en particulier aux pages 59 à 61. Jerome Bruner rappelle que le récit de soi “procède à la fois de l’intérieur et de l’extérieur” et que ces récits sont “(…) guidés par des modèles culturels qui relèvent du non-dit, de l’implicite (…)” et que notre unicité vient de notre capacité à nous distinguer des autres.
“C’est pourquoi il n’est pas simple de se raconter aux autres. Cela dépend en effet de ce que nous pensons qu’ils pensent que nous sommes.”

Il y aurait donc des influences en boucle du culturel et du social qui imprégneraient nos personnalités si bien que “Une sorte de spirale ferait que nous créerions des outils au service de nos préférences culturelles, que nous deviendrions esclaves de ces outils, au point de développer des personnalités qui leur seraient adaptées.”

Quelle meilleure recommandation de vigilance pour nous thérapeutes que la prise de conscience de cette spirale, active au sein des récits de nos patients mais aussi au sein de la réception que nous en faisons et des questionnements que nous en tirons !
Quel meilleur adage pourrions-nous garder en tête que la conclusion de cette partie I du chapitre 3 : “Finalement, la forme que revêt notre personnalité n’est pas chose aussi intime que nous pouvions le penser.”

Cette réflexion me semble tout à fait pertinente et m’incite à mieux chercher ce qui dans les récits pourrait tenir à un conformisme digéré ou à un anti conformisme, systématique ou pas, l’un comme l’autre masquant des zones de liberté de réflexion et d’actions qui pourraient être utiles et efficaces au sujet pour se réapproprier son histoire.

Bien d’autres passages de ce petit livre mériteraient d’être commentés mais je vais plutôt vous proposer une

PRESENTATION SUCCINCTE ET « ORIENTÉE » DE L’OUVRAGE DE JEROME BRUNER :

Cette présentation est “orientée” Pratiques Narratives, ce n’est pas une recension académique. L’idée est de vous donner envie d’aller à votre tour voir ce que ce texte vous dit.

J’ai donc relevé quelques citations qui me semblent parlantes et stimulantes à toutes oreilles narratives.

Ce texte court mais dense et riche, est issu d’une série de conférences que Jerome Bruner a prononcées à l’université de Bologne (Italie) en 2000.
Il comporte 4 chapitres :

  1. Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?
  2. Récit de justice et récit littéraire
  3. Les récits autobiographiques
  4. Finalement, pourquoi des récits ?

Dans le premier chapitre, Jerome Bruner constate l’importance des histoires pour les humains et livre quelques explications sur leur fonctionnement et ses effets. Il remarque ainsi qu’une “histoire commence lorsqu’apparaît une sorte de brèche dans l’ordre des choses auquel nous nous attendons (…) l’action présentée par une histoire se résume aux efforts consentis par les personnages pour faire avec ou pour accepter cette brèche et ses conséquences. Finalement, on parvient à une issue, à une sorte de résolution du problème” et plus loin “(…) toute histoire est toujours racontée à parti d’une perspective particulière. (…) Dévoiler une perspective, c’est en découvrir d’autres.”

Dans l’étonnante lecture de la justice comme terrain privilégié du récit que fait Jerome Bruner, il écrit “Un juge d’appel peut proposer une nouvelle histoire pour fonder sa décision, surtout si celle-ci annule la décision prise par le premier tribunal”. Quand au récit littéraire, il rappelle qu’il “‘subjonctivise’ la réalité : il accorde une place à ce qui est, mais aussi à ce qui pourrait ou aurait pu être”.

Il s’intéresse dans le chapitre 3 aux récits autobiographiques, récits et histoires de vie qui aident à construire un Moi “(…) que nous ne cessons de construire et reconstruire (…) pour faire face aux situations que se présentent à nous (…)”.
“Se raconter, c’est en quelque sorte bâtir une histoire qui dirait qui nous sommes, ce que nous sommes, ce qui s’est passé, et pourquoi nous faisons ce que nous faisons.”

Quant au chapitre 4 qui évoque “l’éthique narrative”, Jerome Bruner y définit la médecine narrative, via une citation frappante du Dr Rita Charon : “Votre rôle est d’écouter ce que le patient a à dire, et d’imaginer, à partir de là, ce que vous pouvez faire. Après tout, cette vie, c’est la vôtre ou la sienne ?”

J’espère vous avoir convaincu-e-s qu’il faut lire ce livre.

Et parce que mon histoire et mon expérience s’enracinent dans la littérature et les récits de vie divers et variés, je voudrais recommander ici, au risque d’enfoncer des portes ouvertes, quelques ouvrages sur le sujet que je trouve particulièrement intéressants. Je ne vais pas tous les citer car la liste est quasi inépuisable mais en mentionner trois :

  • Un basique, facile à lire et efficace pour vivifier notre attache aux Pratiques Narratives : L’espèce fabulatrice de Nancy Huston, Actes Sud 2008, disponible dans leur collection de poche “Babel” depuis 2010.
  • Deux ouvrages plus savants sur le récit de vie et l’autobiographie de Christophe Niewiadomski. Ces deux ouvrages offrent une riche réflexion et une tentative de synthèse sur la biographie, les récits et les histoires de vie et leurs utilisations dans différents champs disciplinaires : sociologie, thérapies, formation…
    Un livre collectif dont il a codirigé la rédaction avec Guy de Villers :
    Souci et soin de soi. Liens et frontières entre histoire de vie, psychothérapie et psychanalyse, L’Harmattan, 2002
    Un livre personnel, qui est la version publique de ses travaux d’habilitation en vue de diriger des recherches, travaux présentés et soutenus en Décembre 2010 :
    Recherche biographique et clinique narrative, entendre et écouter le Sujet contemporain, Érès, collection sociologie clinique, 2012, 278 pages.

Ces deux derniers ouvrages seront utiles à toutes celles et tous ceux qui, comme moi, aiment interroger leur pratique.

Bonnes lectures à toutes et tous !

2 réflexions au sujet de « Pourquoi nous racontons-nous des histoires »

  1. Merci pour ce partage ! J’avais déjà lu Bruner mais cela me remémore comme cette lecture m’avait en son temps passionnée et merci pour les ouvrages en plus !
    Catherine Verilhac – Traces narratives – Lyon

  2. Merci Odile pour ce partage passionnant qui permet de raccrocher bien des wagons de notre pratique, de remettre en lumière l’arrière plan théorique et philologique qui fait de nous des critiques littéraires du récit des personnes au moins autant sinon plus que des thérapeutes de ces personnes.

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