par Dina Scherrer
Comment être à l’affût des «fines traces»…
Alors que j’étais en séance de coaching dans un collège du 93 avec une classe de 4ème en grande difficulté scolaire, je me suis subitement retrouvée moi-même en difficulté. Je me demandais comment j’allais me sortir de cette situation, quand l’un des jeunes est venu à mon secours et m’a tirée de l’impasse. C’est souvent le cas en coaching: l’on aide une personne qui sans le savoir nous aide aussi. Ils étaient vingt-cinq, âgés de 13 ans, qu’on avait regroupés dans une classe spécialement adaptée pour les accompagner dans leurs difficultés. Ma mission était principalement axée sur l’estime de soi. A chaque séance, ces jeunes sont plutôt contents de me voir, mais comme ils manquent de confiance en eux, ils ont du mal encore à s’exprimer publiquement. D’autre part, il y a des clans et peu de solidarité entre eux au sein de la classe, notamment entre filles et garçons. J’avais donc choisi ce jour-là un exercice qui les fassent à la fois gagner en confiance et qui leur permettent de se connaître mieux les uns les autres afin de s’apprécier davantage. J’avais décidé de leur faire réaliser leur «arbre de vie». La métaphore de l’arbre leur permettrait de parler d’eux-mêmes plus facilement. Toute la séance y serait consacrée. Mais ce jour-là, en plus, était un jour particulier. Un représentant du rectorat avait souhaité voir comment se déroulait nos séances. Du coup, des professeurs y assistaient aussi. J’en avais prévenu les jeunes. Le moment venu, je leur ai distribué de grandes feuilles de papier et je leur ai demandé de dessiner chacun un arbre, puis de mettre des mots sur les diverses parties de l’arbre. Sur les racines, les mots devraient être la réponse aux questions: « D’où je viens ? », « Qu’est-ce qui me caractérise, qui fait ce que je suis » – mes origines, mon éducation, mes particularités, mes passions. Sur le tronc, les mots répondraient à: « Qu’est-ce qui fait que, quoi qu’il arrive, mon arbre reste droit ? » – mes qualités, mes valeurs, mes ressources, ce que j’aime faire, ce que l’on me reconnait de bien. Sur les branches, il s’agissait d’exprimer « Quels sont les projets, les rêves et les espoirs que j’ai pour ma vie ? ». Enfin, les feuilles correspondraient à: « Quels sont les gens qui me rendent heureux, qui croient en moi, que je suis content de connaître ? ». Ils travaillaient donc tous ensemble, mais chacun réalisait son propre arbre.
Quand ils eurent terminé, nous avons affiché toutes leurs feuilles aux murs de la classe. C’était «la forêt de vie» de la classe. Jusque là tout allait à peu près bien, même si se trouver des qualités leur avait été un peu difficile. J’avais dû solliciter leurs professeurs pour qu’ils leur soufflent quelques qualités qu’ils reconnaissaient en eux. Je les ai invités ensuite à présenter chacun leur arbre aux autres afin de se découvrir davantage et de faire rayonner au niveau collectif ce qui est important pour eux. Et c’est là que le processus s’est enrayé: aucun des jeunes ne voulait présenter son arbre publiquement. Il me restait une bonne heure de séance et c’était la panne! J’ai un peu insisté, précisant qu’ils n’étaient pas obligés de tout présenter, qu’ils pouvaient se limiter à ce qu’ils souhaitaient, que le seul objectif était de mieux se connaître, d’honorer les différences, d’apprécier les talents, les projets et les qualités de chacun… Rien n’y fit. Il y a eu un grand silence. Je ne pouvais m’empêcher de penser à la personne du rectorat qui devait se dire que «mon truc, ça ne marchait pas des masses»! Les professeurs commençaient à s’agacer du comportement des jeunes et je craignais qu’ils ne finissent par induire l’inverse de l’effet que je recherchais. Je me demandais comment éviter cela, quand, subitement, est parvenue à moi une petite voix, à peine un souffle! Ce fut comme une bouée au milieu de la mer! « Ben, moi, j’veux bien présenter mon arbre si vous voulez ». C’était Teddy, l’un des jeunes les plus en difficulté de la classe. Timidement, Teddy a présenté son arbre. Cela a aussitôt transformé l’atmosphère. La pression est tombée et la dynamique de la classe a redémarré. Les autres jeunes ont trouvé l’envie de présenter eux aussi leur arbre. Au final, grâce à Teddy, ce fut une belle séance.
J’ai voulu honorer ce « Ben, moi, j’veux bien ». Avant de donner la parole aux autres, j’ai dit à Teddy : « Tu sais, quand tout à l’heure personne ne voulais présenter son arbre, je me suis sentie un peu mal. Je me suis dit que la personne du rectorat allait se dire que ça ne marchait pas tellement ce que nous faisions en coaching. Mais quand tu as dit: « Ben, moi, j’veux bien », je me suis sentie moins seule, je me suis sentie soutenue. Je voudrais te remercier pour cela. Comme je suis curieuse, j’aimerais bien que tu me dises pourquoi tu as dis « Ben, moi, j’veux bien » ? Qu’est-ce qui, chez toi, a permis cela ?» Teddy a répondu: « Mais, M’dame, vous faisiez pitié! » Alors j’ai demandé à Teddy: « Qu’est-ce que cela dit de toi que tu aies eu pitié de moi ? » Teddy m’a répondu « Ben, j’sais pas, vous venez pour nous aider, ça s’fait pas, c’est tout ». Alors je me suis tournée vers les autres jeunes et je leur ai demandé : « Qu’est ce que ça nous dit de Teddy son: « Ben, moi, j’veux bien » ? Ils ont tous répondu « Il est courageux», «Il a du cœur», «C’est un mec bien», «Il montre le bon exemple»… Les professeurs ont dit qu’ils étaient à la fois étonnés et fiers de lui. J’ai demandé à Teddy ce que cela lui faisait d’entendre cela sur lui, ce qu’il avait entendu d’important pour lui. Il a retenu qu’il avait du cœur et ça lui faisait plaisir d’entendre cela. Je lui ai demandé: « A ton avis, de qui tu tiens ça, d’avoir du cœur ?» Il m’a répondu qu’il tenait cela de son éducatrice qui était très gentille avec lui et qui lui avait toujours dit qu’il fallait toujours venir en aide à ceux qui en avaient besoin. Il nous a raconté d’autres histoires où il avait eu du cœur. Notamment, une fois, il avait sauvé une personne qui allait se faire écraser en la poussant sur le côté. Cette séance a contribué à redonner confiance à Teddy et à changer le regard des autres sur lui.
Ce « Ben, moi, j’veux bien », c’est ce que l’on appelle en narrative «une fine trace». Une fine trace, ce n’est pas quelque chose qui est là en quantité infinitésimale, c’est le signe discret de quelque chose de bien caché mais qui ne demande qu’à être reconnu et à se fortifier. Derrière le «Ben, moi, j’veux bien» de Teddy, il y avait une très belle histoire de compétences et de valeurs qui révélaient une facette de son identité. Une facette qui vient contredire tout ce que l’on peut entendre en général sur ce jeune, du genre «Il ne fait rien, il ne s’intéresse à rien, il ne participe jamais, etc.» Etre praticien narratif, c’est être attentif à ces fines traces, les relever, les étoffer. Un des moyens que j’ai trouvé pour ne pas passer à côté d’elles, c’est d’être attentive à mes émotions. Quand je suis émue par un jeune, je me dis qu’il y a quelque chose qui se joue et qu’il faut que j’explore. Quand Teddy a dit: « Ben, moi, j’veux bien », j’ai été bouleversée car je sentais qu’il voulait davantage m’aider que présenter son arbre. Etre praticien narratif, c’est avoir une double écoute. C’est-à-dire entendre ce que le jeune dit et ce qu’il ne dit pas… qui permet de percevoir ce moment souvent infiniment fugace où une âme a décidé de se livrer, et c’‘est avoir la réactivité de donner à voir ce que celle-ci révèle alors de précieux.
Ravie de découvrir ce témoignage, et de me souvenir que “celui qui aide” n’est pas celui que l’on croit… la roue tourne, et c’est bien comme ça !
heureuse aussi de me souvenir que lorsque nous sommes en difficulté dans des situations où nous sommes “intervenant”, “consultant”, “regard extérieur”, c’est l’occasion d’un apprentissage et d’une remise en question des rôles établis par l’habitude ! je m’en souviendrai… une prochaine fois 🙂 !
bonne journée
martine
Quelle belle histoire aussi simple que sublime, Dina, merci et bravo.
Juliette Tournand
Salut Dina,
Je viens de lire ton histoire et elle résonne en moi avec une autre histoire d’arbre de vie que j’ai envie de partager ici. Vendredi dernier, lors de ta formation sur l’arbre de vie j’ai “ressenti” un lourd silence lorsqu’ aucune personne ne s’est proposée pour résonner en tant que témoin à la présentation d’un arbre de vie … puis Joëlle a témoigné et l’air autour de moi est redevenu léger.
Avec du recul j’ai compris le message que vous nous faisiez passer en cours sur la procédure stricte pour l’intervention des témoins. En effet, si je m’étais laissé aller à proposer mon témoignage je serais partie sur du ressenti non aidant pour la personne et mon témoignage n’aurait pas pu être nourrissant, or toute la force de ce travail est dans cette résonance porteuse pour l’autre.
J’ai encore pris beaucoup de plaisir à travailler avec toi. Sincèrement.
Je pense qu’il faut préciser que le travail du coach narratif n’a rien à voir avec celui du conseiller d’orientation, mais que ce n’est pas évident pour tout le monde. C’est même une posture inverse. Le conseiller d’orientation préconise une orientation à partir d’une expertise “prédictive” nourrie par des tests d’aptitude, le coach narratif propose au jeune un espace de narration qui lui permettent d’exprimer librement ses compétences les plus inattendues et de construire, en faisant cela, son identité. C’est ce sentiment d’identité (ce que nous appelons “initiative personnelle”, traduction du “personal agency” australien) qui va servir de soubassement à une ingénierie de choix de vie incluant éventuellement mais pas obligatoirement une orientation professionnelle. L’idée est de proposer une description plus riche et plus puissante de la vie du jeune que “en échec scolaire” ou “délinquant” ou “issu des quartiers”. L’ironie supposée du “belle histoire” vient de la confusion courante entre approche narrative et méthode Coué. Cette confusion occulte tout simplement l’enracinement de l’identité préférée dans des histoires réelles bien que minoritaires.
Bonsoir et merci à vous pour vos beaux témoignages.
Jean-Marie, pour répondre à votre question. C’est un collège public. Quant au cadre, la décision de faire appel à mes services vient directement du collège et le financement est pris en charge par une Fondation dont l’une des missions est de venir en aide aux jeunes en échec scolaire.
Bravo Dina !
Bravo Teddy !
J’ai été très émue par ton témoignage, par Teddy, par ton travail qui a ouvert la porte à cette histoire de courage et de solidarité, qui a permis d’honorer les valeurs de Teddy et les personnes qui lui ont transmis.
Cela m’a transporté dans ma propre histoire, je me suis remémorée des expériences, des actes de courage à la fois dérisoires et héroïques qui ont changé mon Etre et ma vie. J’imagine que pour Teddy, cette journée sera marquante, comme un rayon de soleil pur.
Je me suis demandée combien de fines traces sont balayées par le système éducatif ?
Je me suis interrogée sur le sens de ces auto-invitations du rectorat et des professeurs à participer à tes séances pour observer et peut-être juger à un endroit d’intimité et de création personnelle et collective ?
Lorsque Teddy te sort de l’impasse avec courage, est-ce qu’il oppose un acte de résistance au système ? Un acte de solidarité et de générosité qui évitera que tu perdes la face devant le représentant du rectorat ? Je me demande ce que les représentants de l’Education Nationale ont appris de tout cela ? Je me demande s’il y a une réconciliation possible entre le système éducatif et ceux qui ne s’y trouvent pas bien, qui disent « non » (à quoi ?), qui s’excluent eux-même et le payent cher.
Je me demande si l’école peut être au quotidien un lieu où honorer ce qui est important pour chacun comme tu as pu le permettre ce jour là?
Très belle histoire qui met bien en valeur l’importance du regard que l’on porte sur l’être humain, quels que soient son apparence et son histoire. C’est l’illustration de l’effet Pygmalion.
C’est aussi l’illustration de la fécondité qu’engendre la fragilité acceptée à une époque où on peut faire n’importe quoi à condition de pouvoir dire “J’assure!” ou d’avoir bien rempli un formulaire.
PS: au risque de froisser l’honorable commentateur qui a mis “belle histoire” entre des guillemets, je me permettrai de dire que, franchement, le “cadre institutionnel”, le caractère “public” ou “privé” de l’établissement concerné, ça me semble complètement à côté du propos. D’ailleurs, je ne perçois pas clairement son intention en l’occurrence.
Je voudrais bien savoir si cette “belle histoire” se déroule dans un collège privé ou public ? En effet la pratique de Diana ressemble furieusement à celle d’une COP ( Conseillère d’Orientation Psychologues ) ….Je le sais puisque je l’ai été pendant 30 ans au sein du service public de l’EN . Ma question n’a rien de polémique , mais la définition du cadre institutionnel où peuvent se déployer ce type d’approche , me semble importante à poser .
Ah oui, elle est superbe cette expérience ! Ce que tu as su en faire surtout !! Le Teddy, il a dû grandir de qq cm, là… et c’est sans doute suffisament fort pour que cette fine trace lui laisse une puissance qu’il méconnaissait ! Merci de ce joli partage !
Tu as fait de cette mn du genre “grand instant de solitude” un sacré moment ! Bravo !!
Belle histoire, Dina. Tu l’avais déjà partagée en seance d’initiation, et c’est une histoire qui meritait bien d’avoir trouvé un plus grand public.
Je l’ ai autant appréciée la deuxième fois.
Merci, Elizabeth.
Quelle belle histoire !
La fragilité, essentielle à la vie, à la rencontre.
Merci Diana !
Catherine