Nous apprenons beaucoup en ce moment sur la pratique des cérémonies définitionnelles. Mais pour ne pas en avoir peur, il faut bien comprendre à quoi elles servent et comment elles fonctionnent.
Cette peur des cérémonies définitionnelles, elle s’est traduite par cette réflexion d’une personne proche : “la narrative, c’est vraiment fantastique en intervention individuelle, mais les cérémonies définitionnelles avec des gens assis en rond et racontent leur histoire, ça me fait un peu peur, ça a un petit côté secte.” Evidemment, ce mot de secte agit sur moi un peu comme un électrochoc pavlovien, certains se souviennent peut-être que le rapport de la Muviludes 2007 avait repris tout un paragraphe de “l’art de coacher”, où je racontais l’histoire malheureuse d’un de mes clients qui s’était suicidé, et les réflexions que cela m’avait inspirées. La Miviludes l’avait sorti de son contexte, dépouillé de toutes les interrogations éthiques qui étaient au centre de mon propos, et utilisé pour alimenter l’idée que les coachs étaient des irresponsables qui prenaient le pouvoir sur les gens et les amenaient au suicide. Bref cette histoire m’avait fait beaucoup flipper à l’époque.
Donc ce décrochage entre la narrative en individuel vécue comme “fantastique” et son prolongement définitionnel suspect me suggère que primo, le mot français de cérémonie définitionnelle est peut-être mal choisi et mal compris ; secundo, que j’explique mal l’alignement absolu, naturel et harmonieux qu’il y a entre individuel et définitionnel ; et tertio, qu’à part le cadre qui garantit la sécurité de tous les participants, la liberté de chaque participant est totale, et la personne dont la vie est au centre de la cérémonie est invitée à définir et honorer ce qui donne du sens et de l’intérêt à sa vie. Pas à se mouler dans un récit culturel coercitif proposé par le praticien ou par une quelconque organisation. Ce qui est très exactement l’inverse d’un processus sectaire (tu ne crois pas ?)
Revenons donc aux fondamentaux. Le but de l’approche narrative est de permettre à un individu ou à un groupe de développer une histoire riche, connectée à l’ensemble des éléments qui donnent de l’intérêt à sa vie, dans le respect des personnages qui lui ont transmis ces éléments, et afin de redevenir capable de mener sa vie exactement dans le sens qui lui convient en sachant pourquoi. Cette nouvelle histoire lui permet d’interpréter ce qui lui arrive et de se l’approprier, de cesser de subir des normes et des récits qui lui ont été imposés, et de redevenir (ou devenir pour la première fois) “auteur de sa vie” c’est à dire seul juge de ce qu’il va faire et de ce qu’il espère en retirer.
La cérémonie définitionnelle n’est ni plus ni moins le prolongement de ce mouvement. Fondée sur les travaux de l’anthropologue Barbara Myerhoff génialement réinterprétés par Michael White, elle part du fait que l’identité est un projet social, en construction permanente alimentée par chacune de nos intéractions avec autrui. L’intéraction entre le client et le praticien permet une renégociation de son identité (et souvent de celle du praticien aussi d’ailleurs…) apportée par le développement d’un nouveau récit de sa vie, plus riche et polyphonique (“multilayer”) et relié à ce qui a une réelle valeur pour lui. Le client s’appuie sur les questions du praticien comme sur un échafaudage pour bâtir de nouveaux récits et en tirer des leçons sur lui-même qui vont elles-même nourrir de nouveaux récits et ainsi de suite par ce processus de tissage qui va et vient entre le paysage de l’action (les récits) et le paysage de l’identité (la conscience de soi vivant issue de l’analyse des récits).
Lorsqu’on réunit autour de la personne dont la vie est au centre de la cérémonie d’autres personnes attentives et bienveillantes, qui écoutent ces nouveaux récits et qui leur répondent, les nouveaux récits sont accueillis, validés et épaissis par les réponses des témoins, ce qui provoque un renforcement de l’identité liée aux histoires préférées, identité qui se trouve reconnue et honorée. Il n’y a rien de sectaire là dedans (tu vois) mais juste cette idée que nos histoires ont besoin d’être racontées à un public pour exister, et que le public le plus précieux est celui des gens qui ont de l’importance à nos yeux. Relier leurs vies autour de ces histoires, entendre que leurs récits font une différence et que les autres en retirent une inspiration : voilà le réacteur narratif qui fournit sa fantastique énergie au travail de reconstruction identitaire et permet à nos clients de sortir durablement leurs vies des griffes des problèmes.
Helloy Pierre,
Je me suis aussi posé des questions sur l’utilisation de la cérémonie définitionnelle dans le contexte de l’entreprise. Le fond de ce questionnement était des scrupules, ces petits cailloux dans le fond de la chaussure qui rendent pénible ce qui se présentait comme une agréable promenade.
Je n’ai aucun doute sur la présence sincère de mon désir de mettre en oeuvre la cérémonie définitionnelle dans les règles de l’art, en respectant par exemple les principes éthiques destinés à apporter au narrateur la sécurité qui protègera son récit d’éventuels jugements, critiques, analyses, etc…
Alors où est le problème ? Pourquoi une petite voix me tarabustait-t-elle avec cette question de la pertinence de la cérémonie définitionnelle ?
J’utilise la cérémonie définitionnelle entre autres comme une des séquences d’un atelier d’une journée, l’Arbre de vie professionnelle, laquelle est rebaptisée pour cette occasion “Echo d’arbres en arbres”.
En octobre dernier j’ai accepté de former des consultants pour animer 4 groupes auxquels il était proposé de suivre une journée d’atelier Arbre de Vie Professionnelle.
Un conducteur d’animation fut créè pour permettre aux futurs animateurs de se synchroniser et de suivre un même déroulement. Ces consultants sont des professionnels chevronnés de l’accompagnement et de l’animation d’ateliers mais ne connaissaient pas les pratiques narratives. En peu de temps, trois demie-journées, la première étant consacrée à l’élaboration de leur propre arbre, il n’était pas possible de les initier d’une façon qui leur procure suffisamment confiance dans leur capacité à animer une cérémonie définitionnelle.
J’ai donc retiré de leur conducteur avec leur accord la séquence de l’Echo d’arbres en arbres, alias la cérémonie définitionnelle, qui fut remplacée par une séance de présentation de son arbre de vie par chaque participant.
Comme j’avais ce caillou dans ma chaussure, j’ai eu l’idée de procéder à une expérimentation. Les quatres ateliers se déroulaient en même temps, le même jour, au même endroit mais dans quatre salles différentes, le déroulement de chaque atelier étant le même puisque les animateurs utilisaient le même conducteur d’animation. Comme j’animais un de ces quatre ateliers, j’ai décidé de conserver la séquence de l’Echo d’Arbres en arbres pour pouvoir comparer d’éventuelles différences quand à la façon dont les ateliers se seraient déroulés.
Résultat : à chaud comme à froid dans leur globalité les évaluations témoignèrent que l’Arbre de Vie Professionnelle avait enchanté les participants. Ce qui ne fut pas une surprise pour moi parce que chaque fois que j’avais animé cet atelier j’avais observé ces réactions. La surprise vint du détail des évaluations : elles étaient 100% positives dans tous les groupes sauf dans celui que j’avais animé ! Dans le groupe que j’avais animé il y avait de nombreux témoignages de satisfaction mais il y avait aussi des bémols et des réserves exprimés alors qu’il n’y en avait pas dans les trois autres groupes !
Comment moi qui suis l’un des plus grands professionnels de sa profession pouvait-il avoir délivré une prestation moins bien évaluée ? La comparaison est une invention diabolique.
J’ai donc cherché à comprendre ce qui pourrait expliquer le contraste de ces évaluations et en lisant les verbatims des participants j’ai observé qu’une bonne partie remettait en question la séquence de la cérémonie définitionnelle.
En dépit du luxe de précautions pris pour l’éviter, (stricte confinement à la sphère professionnelle, liberté de participation, etc,) certains participants déclaraient regretter l’invitation trop “introspective” de cette séquence !
Je n’ai pas le temps de développer ici et maintenant ce que cette expérience m’a enseigné du point de vie de l’intervention en pareil contexte. Elle m’a au moins permis de situer l’origine de ce petit caillou dans ma chaussure.
La cérémonie définitionnelle possède un grand pouvoir de tissage et de retissage dans sa relation avec soi-même et dans ses relations avec les autres. Dans le cas d’un atelier Arbre de vie professionnelle en entreprise, un grand pouvoir de tissage et de re-tissage de son histoire professionnelle. La métaphore du tissage est limitée puisque ce qui se produit pour le narrateur grâce à une cérémonie définitionnelle est intense, subtil et très imprévisible, donner un sens nouveau, comparé à l’art et à la technique d’enchevêtrement des fils qu’est le tissage.
Ce tissage, aussi souhaitable soit-il, peut ne pas convenir, ne pas être souhaité, ne pas être adapté à un contexte et à un moment, à une personne ou à un groupe de personnes. Ayant expérimenté ces effets positifs sur moi-même, ayant été témoin de ces effets positifs sur d’autres et ayant connaissance de ces effets positifs sur la communauté des vieux juifs rescapés de la Shoah vivant dans le quartier de la petite Italie et dont Barbara Myerhoff prenait soin, j’en avais “oublié” que ce qui est positif avec un groupe ne l’est pas nécessairement de façon universelle. Et mon avidité à faire profiter au plus grand nombre de ces effets positifs altérait mon jugement. Voilà ce que les cailloux cherchaient à me rappeler.
J’ai donc retiré de cet atelier la séquence Echo d’Arbres en arbres.
Depuis que j’ai pris cette décision je me sens beaucoup mieux. Cela ne veut pas dire que je n’utiliserai plus cette séquence. Je l’utiliserai à nouveau très volontiers chaque fois que j’ai eu l’occasion de vérifier au préalable que le contexte s’y prête, que les participants ont envie de se rafraîchir la mémoire, de se promener dans leurs histoires professionnelles, donc dans leur passé, et de faire l’expérience de la raisonnance avec les autres.
A bientôt
Je me demandais en te lisant, “pourquoi ?”. Pourquoi proposer ces cérémonies (et autres cadres thérapeutiques) aux personnes alors que pendant des siècles l’humanité a avancé sans elles. Qu’est-ce qui me motive… réellement ? Cette interrogation a qque chose à voir aussi avec Miviludes.
Un début de réponse pour moi se trouve dans mon intérêt tout particulier pour la réflexion de Michael White et ses références fondatrices : en fait, les communautés n’ont pas toujours été empêchées de se raconter.
Elles le sont aujourd’hui par le fait du colonialisme, du centralisme étatique, et en général de la négation culturelle et économique qu’elles subissent. La première exigence est de tuer les langues parlées par ces groupes. La langue, dans ses mots et ses expressions parle des peuples encore plus qu’eux. Empêcher les troubadours de chanter la mémoire et les espoirs d’un peuple, voilà un moyen efficace pour l’asservir.
J’aime l’idée d’une Europe des régions (plutôt que des états unis), qui redonnerait sa place à toutes les cultures locales. Une vallée de montagne n’a pas la même culture que la vallée d’à côté – j’en parle au présent parce que la résistance (et l’intelligence) des groupes humains n’a pas été complètement inefficace ! Je ne sais pas si c’est bien ou mal, mais ça a tout de même des explications forcément. En outre, cela ne condamne absolument pas à l’immobilisme : dans tous les groupes il y a des voyageurs, qui colportent la culture du groupe et reviennent avec des idées nouvelles. D’ailleurs, contrairement à ce que voudraient faire croire les voyagistes, tout le monde n’a pas une âme de voyageur. Il y a ceux qui partent et que rien ne pourrait retenir et ceux qui restent et ne savent pas du tout partir. Ce n’est encore une fois ni bien ni mal. Par contre, nous tous qui partons aujourd’hui en voyages organisés (donc sans savoir partir, puisque c’est organisé), c’est sûr nous faisons beaucoup de mal.
Penser et agir local, voilà la meilleure façon d’être en accord avec le “global”, dont le village n’a aucun sens. J’aimerais retrouver le patois de mes grands-parents et passer des soirées à écouter les histoires de mon histoire. Je trouve bien sûr important de développer une culture générale et cependant je remarque aussi que suis plus touchée par Gaston Phébus ou Aliénor que par Clovis ou Charlemagne. Mais qu’ai-je appris à l’école ? et les Africains ? et tous les autres ?
Par rapport à la question posée au début, il devient du coup utile pour moi d’intervenir en proposant qque chose. C’est une posture politique, au sens des idées et de l’engagement citoyen, pas au sens politicien.
Cérémonie définitionnelle, à l’opposé m’apparaît-il du travail de la secte qui casse le fil qui relie les pièces patchwork de notre vie, là même où la cérémonie définitionnelle va, me semble-t-il, au contraire permettre de mieux les relier, et continuer notre oeuvre. Exercice sans doute difficile, douloureux, il est plus facile de rompre d’avec notre histoire que d’essayer de poursuivre, en continuant par ce travail de couture – cérémonie définitionnelle ou autre – le travail d’assemblage des pièces de notre vie patchwork.
Merci Nordine, mais avoue quand même que cette réfèrence aux desenvoutements casse un peu mon propos qui vise a expliquer la différence entre ceremonie définitionnelle et pratique ésotérique ou sectaire ! on ne fait pas les desenvoutements ni les retours d’affection a Bordeaux 🙂
Salut Pierre,
Tes écrits ne laissent pas indifférents, je t’invite quand tu veux au Maroc, assister à des cérémonies défintionnelles, de désenvoutements, d’accélération et de partage deuil, d’intégartion dans la communauté.
Bises
Nordine