Quand il est mort, le poète

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Peinture de Natasha Savelieva

Il y a un an exactement,  le 4 avril 2008, le corps vivant Michael White, le fondateur de l’approche narrative, est décédé. Il est désormais en relation avec nous à travers ses histoires.

Je n’ai pas pleuré la mort de Michael, de ces larmes qui auraient pu dire de moi que je pleurais un ami ou un parent. Je n’ai pas porté un deuil qui aurait dit au monde combien nous étions proches lui et moi. Je garde mes larmes pour mes amis et pour ma famille, ces larmes qui me restent après avoir pleuré mon père, Charles Kablé, Jean-Marie Dillemann et quelques autres.

J’ai été l’un des élèves de Michael comme beaucoup d’entre nous en France et ici à Bordeaux, et je le considère comme un thérapeute et un enseignant génial, mais surtout comme un être humain exemplaire de cohérence et de congruence entre son enseignement et sa vie, entre ce que son travail disait de lui et la façon dont il incarnait ses principes, ses valeurs et ses espoirs dans ses relations avec les autres. Ma relation avec lui illustre donc la façon simple et fraternelle qu’il avait de se relier instantanément à chaque personne qui croisait sa route, et c’est déjà une chance extraordinaire.

Aujourd’hui, j’ai le bonheur de faire partie d’une communauté internationale de praticiens qui, en France et dans le monde entier, vivent cette journée de façon particulière. J’ai le très grand honneur d’avoir été sollicité, aux côté de gens comme David Epston, Angel Yuan ou John Laird, pour témoigner au sein du Michael White Archive de l’influence de la pensée de Michael sur mon travail (voir ici et pour la traduction de mon article en français, voir ci-dessous).

Pour marquer symboliquement cette journée, nous avons décidé d’en faire la date officielle d’ouverture de la Fabrique Narrative, notre centre de formation à l’approche narrative (voir ici pour l’avant-première du site) qui commencera ses premiers groupes de formation en septembre prochain. Réfléchir à la meilleure façon de continuer la route, de transmettre les idées de Michael et de ses collègues, de créer une pédagogie vivante qui mette les praticiens en mouvement dans un enthousiasme joyeux plutôt que dans une appréhension craintive : tels sont les axes de travail qui nous explorons actuellement, et notre façon de dire merci et de rendre hommage à un grand maître et à un grand humain.

« Qu’est-ce que tu fais ? »

Traduction française de mon article dans le Michael White Archive, 4 avril 2009

Un jour, j’ai demandé à Michael ce qui se passait avec les clients qui ne sont pas capables de raconter des histoires. Comme j’avais peur d’être ridicule avec ma question, j’ai attendu un coffee break pour lui parler d’Océane, une jeune fille de 16 ans polyhandicapée, qui ne parlait pas et donc qui ne disposait pas selon moi de la compétence narrative nécessaire pour produire un récit.

« Et qu’est-ce que tu fais avec elle ? me demanda Michael avec sa façon très particulière de plisser les yeux.
-Je lui joue de la guitare. Et elle semble aimer cela.
– Oh ! c’est intéressant ! et comment répond-t-elle ?
– Eh bien quand elle me voit, elle rit aux éclats et fait avec sa main le geste de jouer de la guitare…
– Mmm, dit Michael en souriant, on dirait bien qu’Océane sait raconter une histoire. »

C’est cela, l’idée de Michael qui a le plus transformé ma vie et mon travail : que tout le monde répond, que tout le monde résiste aux traumas. Même si la façon de résister peut sembler bizarre ou même peut passer aux yeux du monde entier pour le problème. Je me souviens de cette vidéo où Michael travaillait avec une jeune fille qui avait été violentée dans un supermarché et qui, désormais, restait dans sa voiture sur le parking, incapable d’entrer à nouveau dans le magasin. Elle avait été traitée par une foule de thérapeutes pour ce « symptôme ». Et puis Michael arrive et il lui demande : « quand tu es dans ta voiture, sur le parking, qu’est-ce que tu fais ?
La jeune fille réfléchit. Elle dit :
– On ne m’avait jamais posé cette question. En fait, je réfléchis à des plans pour m’échapper s’il m’arrive un problème.
– Oh, dit Michael, c’est intéressant ! Est-ce que tu veux bien m’en dire un peu plus sur ces plans ? »
Et la conversation bascule complètement dans une nouvelle histoire : celle de cette jeune fille capable de prendre des initiatives et de développer des stratégies pour se protéger et pour se défendre.

Ces expériences avec Michael ont profondément modifié le regard que je porte sur les problèmes des clients. Je m’efforce de regarder par transparence derrière les problèmes et de voir les magnifiques efforts de courage et de dignité que font les clients pour résister à leur emprise sur leur vie. J’ai pleuré l’hiver dernier à Adelaide en écoutant Angel Yuan illustrer et épaissir cette idée avec des récits bouleversants de la façon dont les enfants répondent aux abus et aux traumas et protègent leurs petits frères et leurs petites sœurs.

L’un de mes clients, Charles, un brillant chef d’entreprise, me parlait de sa souffrance dans sa relation avec sa mère, qui avait laissé son beau-père le violenter dans son enfance. « Elle ne reconnaîtra jamais ma réussite professionnelle, je le sais et je l’accepte, mais le pire, c’est que je souffre encore. Après 20 ans de psychanalyse et de thérapies diverses, je n’ai pas avancé d’un pouce, puisque ma souffrance est toujours aussi insupportable. »
Alors j’ai regardé à travers sa souffrance comme Michael m’a appris à le faire et je lui ai demandé :
« Qu’est ce que tu fais quand tu souffres ?
– quelle drôle de question, m’a t-il répondu. Puis il a réfléchi un long moment et a dit : quand je souffre, en fait, je prends la seule voie que je connais, le seul petit chemin possible pour aimer ma maman. » Et la conversation a basculé à ce moment là, quittant le thème de la souffrance pour se diriger vers l’histoire de cet amour. C’est Michael qui m’a appris à regarder à cet endroit là. Je ne l’ai pas suffisamment remercié. Je ne pourrai jamais le remercier comme je le voudrais. Sauf en continuant à honorer les résistances et les réponses chez mes clients. C’est comme ça que moi, je résiste à la mort de Michael.

Une réflexion au sujet de « Quand il est mort, le poète »

  1. Salut Pierre,

    J’aime bien tes histoires sur les histoires, bonne route et bon retour.

    Nordine

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