Superbe cérémonie de Mémorial de Michael ce soir au Dulwich Center, avec des chants maoris, des déclarations des praticiens et des amis du monde entier, une cantatrice russe, « que ma joie demeure », des témoignages et des histoires hilarantes et émouvantes… et votre serviteur à la guitare. Et également deuxième journée de David Epston, beaucoup mieux que la première.
Les commentaires du post d’hier, notamment ceux de Stéphane et de Fabrice dessinent tout à fait le périmètre du terrain de jeu. Et il n’y a pas une bonne posture et une mauvaise, simplement le fait que l’on peut choisir valeureusement de travailler dans la posture du mouton compétent ou dans celle du berger éthique, c’est une question de choix personnel de style d’accompagnement. J’ai vu ça encore plus fortement aujourd’hui dans la seconde journée du séminaire qui confirme la première. David Epston a produit un travail impressionnant d’intelligence et de profondeur, mais ce n’est pas ça que je fais.
Cela dit, ne nous focalisons pas sur mes petites prises de conscience identitaires qui s’opèrent à l’occasion de la rencontre avec l’Autre, ça valait vraiment le coup de passer deux jours à travailler sur « l’artisanat des questions ». Au delà de la difficulté de trouver des questions « à froid », dans un processus que David Epston compare à l’entraînement d’une équipe de foot (uniquement des passes, contrairement au match qui est une vraie conversation orientée vers la résolution d’un vrai problème et où on marque des buts), voir en direct live comment les questions naissent dans l’esprit d’un des plus grands praticiens narratifs du monde est forcément passionnant et inspirant.
La dimension de voyage dans le temps et dans l’espace est fortement mise en valeur dans la technique de David Epston. Le temps est celui du paysage de l’action (terme non-Epstonien) dans lequel les histoires sont fortement ancrées pour pouvoir être détaillées (“est-ce qu’il faisait soleil ce jour là ?”). L’espace est celui de la conversation : muni d’une sorte de zapette, on peut naviguer vers le passé (« est-ce que c’est déjà arrivé ? »), rester sur le présent (« est-ce que vous voulez bien m’en dire un peu plus ? ») ou glisser vers le futur (« qu’est-ce que ça pourrait changer ? ») Mais il me semble qu’il manque vraiment les questions « vers le haut », l’échafaudage qui semble être la marque de fabrique de Michael White canal historique (« qu’est-ce que cela dit de ce qui est le plus important pour toi ? ») Je trouve que du coup, il n’y a pas de construction méthodique de l’alternative qui permettrait de fixer ce qu’il est possible de connaître et donc d’écrire les nouvelles histoires du futur à partir d’un nouveau récit identitaire.
Pour résumer les éléments d’une « bonne question » selon David Epston : rester dans les mots du client, ancrer fortement dans le temps, utiliser des métaphores fortes et poétiques, bien faire ressortir les 2 côtés du dilemme (chercher la fêlure), ne pas trop se ruer vers le futur avant d’avoir bien consolidé le passé et le présent (“loitering”)… et déboucher là où les bus ne vont pas. Mais c’est une technique « horizontale » qui n’utilise pas du tout les cartes ni l’échafaudage d’une construction identitaire qui se ferait à la verticale et permettrait de ré-intervenir en miroir sur le paysage de l’action. Les questions qui résultent de cette ingéniérie sont de véritables conférences: “Jill, qu’est-ce qu’il s’est produit dans votre vie que Nicky a pu observer ou dont elle a pu entendre parler qui pourrait avoir joué un rôle dans la façon dont elle a réussi à protéger ses enfants dans cette situation où vous étiez présente en esprit ?”
Pour finir, je suis encore plus à la rue en ressortant qu’en rentrant, car je me rends compte que je n’ai aucune technique particulière pour construire des questions. C’est un vrai challenge pour moi d’en imaginer hors contexte, en suivant des règles. Car je fais ça dans le feu de l’action, en fonction du feeling de la situation et du repérage global apporté par les cartes mais bof, pour le reste, je crois que la citation de Foucault mentionnée par David Epston est faite pour moi : “je ne sais pas trop ce que fait ce que je fais. »
Alors, en effet, la question à poser sur le Golden Bridge devrait avoir la capacité de provoquer cette fêlure… “le potentiel de bifurcation”. C’est une chouette image.
Bonjour Pierre !
Très instructif cette exploration très en nuances du paysage des questions, quelle serait une bonne question, et implicitement, quelle serait une mauvaise question…
Je me sens moi même dans un curieux dilemme, j’ai le choix à ce jour entre des questions paquebot (ou conférence), tellement alambiquées que si mon client ne fait pas partie des 2% de la population qui a une mémoire de travail supérieure à 9 empans, je n’ai pour réponse qu’un regard interloqué me signifiant impérativement que je viens de franchir les frontières de l’abscons – si je dois répéter, j’ai déjà oublié moi-même où j’en étais-
L’alternative : des questions beaucoup plus courtes que je vais concocter in situ en suivant bien toutes les instructions, mais j’ai remarqué alors qu’elles perdent parfois une partie de leur substance, et le risque est qu’elles soient perçues comme “trop hautes” par le client (j’entends par là qu’elles demanderaient une trop grande abstraction, encore inaccessible à ce moment là), alors qu’on est sur l’échafaudage, le risque alors est de n’obtenir que la version dominante du possible (qui serait “en creux” mais pas une véritable alternative).
Lorsque vous parlez de félure, n’est ce pas à cela que vous faites allusion ?(j’inclus les commentateurs dans ma question) : J’ai comme le sentiment (au travers de ma pratique) qu’il existe un absent implicite, qu’on découvrirait plus ou moins rapidement mais qui ne serait que l’autre version de l’explicite en réalité, et que l’alternative se trouve encore un pas plus loin alors que la tentation serait de s’arrêter en chemin. Ne pas baisser les bras trop vite. J’ai le souvenir de Michael, questionnant encore et encore. Peut-être que je pousse des portes déjà ouvertes?
Ou bien est-ce le sentiment d’être “à la rue” comme toi Pierre en sortant du séminaire Epston ?
Que je me fourvoie est une possibilité, que je m’y prenne mal est envisageable, mais… que c’est dur de poser des questions narratives!!!
Michael, si tu m’entends, ou Nicolas, si tu t’y plonges ;-), donnez-moi l’inspiration pour trouver des questions que le client et moi-même comprenions en même temps, qui ne soient ni trop longues ni trop hautes, ni trop béantes (une fêlure suffirait) pour que la pensée dominante ne s’y engouffre pas en se déguisant en alternative à notre insu.
Peut-être que je coupe les cheveux en quatre, parce qu’en définitive, mes clients ont l’air de mieux se débrouiller avec les questions que moi-même, surtout avec les courtes quand même, et puis il est certaine fois où je dois pencher du côté d’Epston parce que je n’arrive pas à poser la question qui me permettre de rester dans les rails de Michael.
En résumé , vous l’aurez compris je suis (dans les deux sens) l’alternative que je peux, mon perfectionnisme (Non… la vigilance quant à la prise de pouvoir que je pourrais faire, non… ça c’est encore trop auto-flagellation, trop pensée dominante qui se déguise en absent implicite, leurrant le praticien novice, le souci de l’autre , wé, wé, encore un effort, euh.. le don du meilleur de moi-même à l’autre? je m’arrête là… :p ) fait que la question des questions me questionne.
Sans tomber dans le lieux communs, seule l’intention compte et nous savons (Everybody Knows 😉 ) à quel point elle est importante, aussi j’implore d’avance l’indulgence de tous les clients auxquels j’ai posé et ceux auxquels je poserai encore des questions tordues.
Je vous souhaite encore de merveilleuses découvertes à Adélaïde,
Bises à toi Pierre, et merci pour ces écrits , bises à toi Nicolas et merci pour avoir introduite la narrative dans la fêlure de mon esprit, et bise à Jean-Louis ( je prends le droit, je suis née aussi à Paris )
Catherine,
Extrait de “Le chemin de croix du praticien narratif”
Cher Pierre,
Je suis ravie de t’entendre lier la fêlure et l’absent implicite. Hier, je conjecturais par mail avec Nicolas que la fêlure devait être l’essence même de l’absent implicite. C’est dans ce moment précieux du dilemne que l’inexistant se laisse entrevoir et que le savoir subjectif peut être autorisé à s’exprimer. La fêlure m’apparait comme le potentiel de bifurcation.
J’ai hâte d’en savoir plus sur le crack !
Quand aux échaffaudages je les vois aussi, comme Michael nous l’a dévoilé, dans leur dimension historique (développement des péripéties qui étoffent, consolident) et dans leur dimension réfléchissante (développement des abstractions qui façonnent l’identité). Par commodité j’aime bien visualiser l’horizontale plus la verticale, ça fait alors un territoire en 3D.
A demain.
Et bien oui, Jill a compris la question (Jill était la maman de Nicky, elle était reconnue par sa fille comme ayant inspiré son réflexe de survie). Mais Nicky est thérapeute et elle a des années de pratique narrative derrière elle. Ma préoccupation est plus de savoir si certains de mes clients comprendraient ce genre de question ou me riraient au nez en me disant : “tu me poses une question ou tu me fais une conférence ?”
Sur le fêlure (“there is a crack in everything”, je vois que nous avons des amateurs de Cohen à bord, tant mieux, c’est un très grand poète), il s’agit tout simplement de séparer une version dominante du possible d’une version alternative en faisant ce que Michael appelait “créer un dilemme” c’est à dire pour le traduire dans nos mots entendre l’absent mais implicite et créer une question qui le mette dans une franche opposition avec l’histoire dominante.
Pour le reste, entièrement d’accord avec tes visions verticales et horizontale, même si Michael, pilote d’avion et randonneur émérite, dessinait des métaphores cartographiques donc horizontales mais multidirectionnelles (des paysages).
Bonjour Pierre,
1. Est-ce que Jill a compris la question ?:))
2. Peux-tu m’en dire un peu plus sur cette notion de fêlure ? Ca fait 2 fois que tu en parles coup sur coup (allusion à L. Cohen précédemment) et ça ne me dit rien… Dilemne, fêlure…
3. Dans Maps, MW parle de la zone proximale de développement que l’échafaudage fourni par le thérapeute permet au client de traverser. Il en parle comme d’un fossé à franchir. Je me suis toujours fait une représentation verticale de cette zone, plus un mur à escalader en s’élevant peu à peu sur l’échafaudage qu’un fossé à traverser. Il s’agit de partir d’événements “exceptionnels” de sa vie, de faire des liens, de s’interroger sur ces mises en relation, d’apprendre de tout ça jusqu’à être capable de formuler ses propres concepts de vie et identitaires, voire de se projeter. Va-et-viens dans 2 dimensions, celle du temps et celle qui part du connu pour s’élever vers le possible en passant par la pensée abstraite (qui ne veut absolument pas dire intellectuelle), condition de l’autonomie. Tes questions “vers le haut”.
Sinon, ici, les Français ont perdu contre les Australiens, mais c’était en rugby !