Qu’est-ce qu’une bonne histoire ?

Par Martine Compagnon.

Keep calm and tell a storySi “le fait de contribuer à enrichir une histoire alternative est ce qui se fait de plus thérapeutique” – d’après Michael White – , comment pouvons-nous nous exercer d’une part à écouter et questionner de façon à la faire émerger (“listen for a story” vs “listen to a story”), d’autre part à distinguer ce qui fait d’une histoire, une bonne histoire ?

Cette question a occupé la première matinée de la Master Class de David Epston à Bordeaux.

Par petits groupes, nous avons listé les ingrédients d’une bonne histoire : suspens, mystère, aléa, personnages imprévisibles, chute, usage des sens… Acquiesçant avec l’idée que nous savions tou.te.s en reconnaître une immédiatement au moment où nous l’entendons…

Ces échanges ont créé des liens dans mon esprit avec l’art des conteur.se.s. Je partage donc ce que j’aborde généralement dans les ateliers de conte que j’anime. “Nous” signifiera donc dans le texte “le conteur” ou “la conteuse”.

Art du rythme et imprévisibilité

Une bonne histoire maintient le suspens : où cela va-t-il se finir ? Que va-t-il arriver ?

Généralement, nous savons ménager un suspens et apprécions de partager un conte qui tient le spectateur en haleine. Cela peut venir de l’histoire elle-même, rare : collectée dans un pays lointain, reçue comme un cadeau…

Mais parfois, cette histoire est commune. Dans certaines cultures du continent africain, le conte est parfaitement connu de l’auditoire. Rien ne se jouera sur la surprise de la chute.

L’art du conteur ou de la conteuse consiste alors à “savoir et oublier”.

Savoir le conte pour mener son déroulé sans accroc. Et en même temps conter à la seconde présente, refuser d’aller plus vite que l’histoire. Vivre chaque découverte d’un personnage comme si nous découvrions en même temps que lui. Engager une bataille en ne sachant pas encore qui en sortira vainqueur.

Grâce à cette surprise de chaque instant lors de notre énoncé, le public peut rester captivé, suspendu.

L’art des praticien.ne.s narratif.ve.s comprend aussi la capacité à s’émerveiller de l’information comme d’une perle rare. Sans imaginer la suite. Ouvert à la surprise. “Il a parié avec la voisine sur le dernier des deux qui irait à l’hôpital ? Et que c’est-il passé ?”

Sensation plutôt qu’explication

Un conte a comme spécificité, par rapport au cinéma, au théâtre, qu’il est construit d’une matière vivante apportée par moitié par le conteur ou la conteuse, et pour moitié par le public.

Le conte, dans sa version la plus simple, partagé aujourd’hui avec tel auditoire ne sera pas le même que le “même” conte partagé ailleurs demain, ni dans ses termes, ni dans son ordre…

Pour assurer cela, nous évitons soigneusement d’expliquer.

Nous donnons souvent à voir, sentir, ressentir ce que les personnages voient, entendent ou ressentent, et laissons l’auditeur en tirer ses conclusions… Un poing fermé ? Une colère qui monte… Un frisson sur la peau ? Le froid mordant.

C’est à ce prix que l’auditoire fait lui-même le travail de comprendre ce qui se joue, et plonge dans l’histoire, de tout son corps.

Les praticien.ne.s narratif.ve.s savent également questionner ou invoquer les sensations au service des histoires ramenées à la surface : l’odeur de graisse et de bière maison dans l’atelier du grand’père de Justin.

Des personnages riches et denses

Nous devons une grande impartialité aux personnages.

Nous gagnons à habiter tous les personnages, héro.ïne.s ou seconds rôles, plaisants ou terribles, pour les porter avec intensité.

Nous leur devons ceci à plusieurs titres :

  • D’une part, nous ignorons qui sera choisi comme héro.ïne.s par l’auditoire (ne riez pas, certains préfèrent le loup à la grand’mère !). Il nous faut donc peaufiner tout le monde…
  • D’autre part, quelle gloire rejaillit sur le premier rôle s’il se mesure à des adversaires pâlots et sans consistance ?
  • Les praticien.ne.s narratif.ve.s portent attention aux personnages rencontrés et cherchent à leur faire gagner de l’épaisseur en questionnant sur ce qui les signe : le regard bleu du grand père de Justin, sa façon de pencher la tête.

Influence décentrée

J’ai entendu, dans les enregistrements présentés, les questions de David aux mots parfois terribles : “Comment Anorexie s’y prend-elle pour te conduire vers la mort et obtenir que tu soies aussi passive qu’un agneau qu’on mène à la boucherie ?”. Et dans le même moment, pas d’excès d’émotion de sa part. Pas de colère perceptible, ni de jugement. Une immense curiosité.

Conteurs, nous prononçons aussi des mots terribles : “…au petit matin, le loup l’a mangée” ; “son père décide de l’épouser”.

Par notre parole de tierce personne, présente-au-conte-sans-en-être-l’un-des-protagonistes, nous permettons à ces mots d’être prononcés. Pleinement. En conscience. Avec recul. Sans sur-jeu.

Racontés à la 1ère personne, ils pourraient être insupportables.

Selon les instants, nous savons parler au nom d’un des personnages mais aussi assurer la place de “tiers conteur”.

Garder un esprit favorable à la surprise et ouvrir la porte aux aléas, être a l’instant présent, inviter les sensations, habiter les personnages, et conjuguer parole impliquée & emprunte de recul. Voici ce que le conte me souffle à l’oreille comme éléments d’une bonne histoire…

Martine

 

2 réflexions au sujet de « Qu’est-ce qu’une bonne histoire ? »

  1. Merci Martine pour cette inspirante synthèse…. que je relirai très souvent pour m’aider à reformuler plus efficacement mes “explications” !

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