Nous avons longtemps gardé une dent contre Roland Gori qui avait plus qu’égratigné les coachs dans un ouvrage que nous avions à l’époque trouvé à charge (voir ici). Certains de ses arguments nous avaient paru totalisants, caricaturaux et peu respectueux des professionnels qui s’efforcent de faire la part des choses : être au service du client sans trahir l’institution ni répondre à une demande de normalisation, ne pas se faire recruter par la localisation dominante du problème “dans” le client.
Voilà aujourd’hui que nous retrouvons notre casseur de coachs en débat avec Edith Goldbeter, thérapeute familiale systémique et notre ami Serge Mori autour du célèbre Cas Dora, rapporté par Freud dans les “Cinq psychanalyses” (conférence à Aix le 28 juin : voir ici). Nul doute que ces regards croisés sur l’un des cas les plus icôniques du cabinet de Vienne va alimenter les passerelles entre psychanalyse, approche systémique et pratiques narratives, celles entre les deux dernières étant déjà de larges viaducs. La question de l’inconscient narratif sera certainement débattue ainsi que le rôle, la nature et l’utilisation clinique du rêve. Et peut-être aussi, l’avis de Madame Freud comme témoin extérieur ignoré à l’époque ?
Ce qui est nouveau dans ces regards croisés est également que les praticiens narratifs sont désormais conviés à débattre et à négocier une topologie des similitudes et des différences. Ainsi à Bordeaux, nous allons également explorer avec Stéphanie Féliculis la façon dont la Gestalt et les pratiques narratives fonctionnent ou peuvent fonctionner en synergie, “ce que cela fait et comment cela pourrait faire plus que ce que cela fait déjà”, pour paraphraser D. Epston. Etre invité à dialoguer avec ses voisins, c’est déjà être pris en compte dans le village.
PBS
J’oubliais de rappeler ceci : http://www.unadfi.org/l-empire-des-coachs
En France, il y aura eu un avant et un après la publication de “L’empire des coach” en 2006. Pour le meilleur, la prise de conscience de l’utilisation à des fins de domination ou de contrôle social ou les prises de position courageuses de certaines associations, je pense à la SFCoach. Hélas, il y a le pire. Le lien que je communique ci-dessus pointe sur un article qui est consulté aujourd’hui, en 2014, huit après, sur le site d’une association de familles très influente, notamment auprès de la Mivoludes .
Je ne m’y attendais pas mais à la lire, elle ne me surprend pas 🙂 je retrouve des valeurs défendues dans d’autres commentaires et autres lieux . Et je suis toujours heureux -je ne suis pas le seul- que tu nous fasses profiter de ton acuité.
Salut Pierre,
Bravo pour l’initiative qui consiste à chercher nos points commun avec les confrères qui utilisent des leviers différents des nôtres pour déplacer les rochers qui encombrent la route vers les rêves, buts et espoirs des personnes qui nous consultent. Je partage ce même souci avec vous. J’utilise la métaphore du levier et du rocher que j’emprunte à Mony Elkaïm qui l’utilisa pour décrire la singularité de sa pratique de thérapeuthe familliale systémique comparativement à la psychanalyse et autres approches psychothérapeutiques : considérer que chaque approche débouche sur le déplacement du rocher mais que chacune d’elles utilise son propre levier et le place à un endroit différent pour opérer le déplacement. Les ressemblances sont nombreuses si on se donne la peine d’y regarder à deux fois et l’exercice est très plaisant.
Remarquer les ressemblances est une préoccupation que je loue pour le sentiment de fraternité provoqué et parce que cela pose la question difficile des différences fondamentales : en quoi réside l’identité des pratiques narratives, où sont ses irréductibles différences par rapport à la psychanalyse, aux TCC, aux thérapies familiales systémiques, etc ?
Les différences sont nombreuses mais il en existe une dont l’oubli me frappe souvent l’esprit et qui se manifeste avec ces regards croisés sur le cas de Dora : la position de l’auteur. La psychanalyse s’est créée dans un contexte et à une époque, l’époque moderne du triomphe de la raison, où l’humanité occidentale de l’Ouest découvrit qu’à partir de quelques données insignifiantes il était possible d’extrapoler et de déduire à coup sûr des vérités jusque là enfouies, cachées ou inaccessibles.
Le jeune Freud en fait une démonstration édifiante avec un livre que chacun peut se procurer gratuitement sur le net, le “Moïse de Michel Ange”, dans lequel il se livre à une analyse brillante de certains détails de la statue qu’il a admiré à la basilique Saint-Pierre-aux-Liens à Rome, pour en déduire les buts de son créateur. Il y explique comment cette méthode “presque” scientifique, en tous cas rationnelle et qui a fait ses preuves dans le domaine de l’anatomie comparée et de l’authentification de tableaux, serait utilisée pour ce qui deviendra la psychanalyse. Et c’est parfait. Le levier de la psychanalyse originelle est là : le pouvoir d’un lapsus ou d’un autre détail pour “révéler” les profondeurs de l’âme humaine, ses ressorts inconscients.
Une des différences fondamentales de ce levier par rapport aux Pratiques Narratives, c’est donc la position de l’auteur. L’auteur du livre le “Moïse de Michel Ange”, c’est Freud. Freud y montre comment en employant cette approche rationnelle et méthodique, il lui est possible de révéler quelque chose, les intentions de Michel Ange, alors que celui-ci est décédé. Implicitement, il démontre comment un savoir et une méthode permettent de se passer de la présence de l’auteur d’une œuvre, en l’occurrence Michel Ange : il est possible de se passer de sa présence pour connaître la vérité à propos de ses buts avec cette statue de Moïse, grâce à un savoir et une méthode rationnels.
Si les Pratiques Narratives avaient un passeport, à la rubrique “signes particuliers” figurerait, entres autres caractéristiques, la mention suivante : la vérité à propos des rêves, buts, intentions, espoirs, valeurs, histoire, vie de chaque être humain relève de sa seule autorité. Pour un praticien narratif, il serait en principe impossible d’affirmer quoi que ce soit sur les intentions de Michel Ange avec la sculpture de Moïse parce que Michel Ange n’est plus présent pour faire valoir son point de vue, lequel serait le seul capable de faire autorité.
Un truc que j’utilise pour savoir à qui j’ai à faire consiste donc à remarquer la place accordée à un auteur, nous sommes tous les auteurs de nos histoires, en relation avec ce qui est raconté à propos de sa vie, de son identité, de ses buts, de ses valeurs, etc. Quand l’auteur est absent, qu’il n’a pas été invité à donner son point de vue sur ces aspects de sa vie et de son identité, ou que son point de vue ne se voit pas accordé le statut du dernier mot, ce que Carl Rogers appelle l’autorité suprême, alors je sais que j’ai à faire à des confrères, certes très respectables, appréciables et intéressants pour les leviers qu’ils utilisent et nos éventuelles ressemblances, mais que ces confrères utilisent autre chose que les Pratiques Narratives telles que je m’efforce tant bien que mal mais avec bonheur de les mettre en oeuvre.
Dora est le pseudonyme que Freud utilisa pour respecter ses obligations au titre du secret médical. Dans la vie quotidienne, Dora avait un nom et un prénom, elle s’appelait Ida Bauer. Parmi les cinq cas cliniques relatés par Freud, celui d’Ida Bauer fut utilisé pour traiter de l’hystérie.
Ida Bauer est morte, que son âme repose en paix. Saura-t-elle jamais combien son histoire aura été utilisée après sa mort ? Saura-t-elle jamais que trois humains croiseront à nouveau leurs regards sur son cas en juin 2014 ? Aura-t-elle jamais été invitée à donner un point de vue sur son propre “cas” ?
Bien à vous,
Stéphane
ps : si tu t’attendais à ma réaction, tu es diabolique 😉