Archives pour la catégorie Résistances

“La Narrative au service de notre vie”

Un texte épatant de Thierry Groussin, animateur talentueux du blog “Indiscipline Intellectuelle”, manager humaniste et compagnon de route de longue date de nos explorations narratives.

Une vie, ce n’est pas un chemin, c’est une multitude de chemins. Nous avons l’illusion d’une ligne – notre “ligne de vie” – comme une ligne de métro avec ses stations, toujours les mêmes, toujours dans le même ordre. Vous allez me dire : c’est normal, c’est la chronologie ! Je ne suis plus d’accord avec cette vision. La ligne que nous décrivons, les stations que nous y recensons, l’ordre dans lequel nous le faisons, tout cela résulte du choix du narrateur, de l’histoire qu’il a élaborée pour intégrer des évènements que, dans le moment, il juge importants et structurants. Or, pouvez-vous faire découvrir Paris à des étrangers en parcourant seulement la ligne 12 ou la ligne 3 du métro, fût-ce de la surface ?

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Systémique et/ou narratif

Un Père Noël systémicien a eu la bonne idée de mettre un livre de Guy Ausloos dans mes petits souliers.

La lecture d’Ausloos m’a fait découvrir un territoire finalement assez familier, d’autant plus proche de la narrative que Michael White était à l’origine thérapeute familial. Guy Ausloos est avant tout un clinicien inventif et audacieux, qui laisse à l’expérimentation et à l’exploration la primauté sur la création et la promotion d’un corpus faussement cohérent et vraiment rigide.

Le praticien est ici aussi décentré et non-expert, et il se sert activement des tentatives que fait l’histoire dominante de la famille pour le recruter, offrant un retelling de ce qu’il a vécu dans ces tentatives de façon à “refaire circuler l’information sur le processus”.

Je retiens  cette phrase magnifique : “la thérapie ne consiste pas à aider la personne à redevenir comme avant, mais à l’accompagner à devenir comme après”. Car redevenir comme avant, ajoute Auloos, c’est recréer à l’identique les conditions de la crise.

J’ai également été sensible à sa foi dans les compétences des familles et des patients à construire des stratégies créatives pour répondre aux problèmes de leurs vies. Distinguant des systèmes “à transactions rigides” (où tout est bloqué) des systèmes “à transaction chaotiques” (où tout change tout le temps, rendant tout repère impossible), il réfère au terme de “dysfonctionnement” celui de “fonctionnement autrement”, ce qui est intéressant à transposer aux entreprises et aux organisations.

Sa référence permanente à ce que nous appelons le contexte élargi, qui utilise les publics internes de la personne et des récits culturels pour l’enfermer dans des prescriptions internalisées (Madigan, Redstone, Holmgren et Walther) fait retrouver dans ses travaux l’importance de la déconstruction du contexte. Mais Ausloos insiste en outre sur le fait de rester conscient que les contextes bougent tout le temps et sont, eux aussi, le siège d’équilibres dynamiques.

Ceci nous suggère que  notre identité est un système, un système narratif dynamique à évolution constante, en équilibre avec tous les récits possibles offerts par les personnes passées, présentes et absentes, qui ont contribué à nous “histoiriser”. Il existe sûrement des dizaines d’autres passerelles vers ce territoire riche, fertile et accueillant aux métissages. Qu’en disent les “vrais” systémiciens parmi vous ?

Une histoire française, saison 2

halbout_0038-recadreeLe sujet du post précédent a donné lieu à des commentaires fort nourris et intéressants. Aujourd’hui, une fois n’est pas coutume,  j’invite dans ce blog Reine-Marie Halbout, qui m’a envoyé des réflexions à la fois passionnantes et très émouvantes sur le sujet, que j’ai eu envie de partager avec vous. Reine-Marie est une amie, et l’une des figures  du coaching en France. Auteur prolifique dont le dernier  “Savoir être coach” (Eyrolles) dont j’avais parlé ici, Reine-Marie est coach et psychanalyste d’orientation jungienne, pratiquant les typologies avec finesse et discernement (elle a introduit le Golden en France). Son ouverture d’esprit et sa posture de travail permettent de tisser de nombreuses passerelles avec l’approche narrative. Je lui laisse la plume.

Cher Pierre,

Je réagis à ton dernier blog sur une histoire française….c’est drôle car le sujet que tu abordes était en train de me « travailler » à travers diverses situations, vécues récemment. Je crois qu’il y a une vraie prise de conscience à faire autour de ces questions mais nous sommes tous pris dans des représentations très fortes concernant une « vie professionnelle réussie » et les blocages sont difficiles à lever. Continuer la lecture de Une histoire française, saison 2 

Une histoire française

Dessin de Deligne
Dessin de Deligne

L’un de mes clients, en recherche d’emploi depuis un certain temps, se voit souvent poser la question : “pourquoi avez vous accepté tel job qui était bien au dessous de votre niveau professionnel ? ”

Et à cette question là, il est politiquement incorrect de répondre : “parce que j’avais besoin de bosser et de gagner ma croûte, et que c’était ma seule option à ce moment là”. Comme si ces mots et cette intention étaient déshonorants. Comme s’il existait une histoire où tout cadre se devait de voler de succès en succès, et voir une ascension de carrière irrésistible, gérer prudemment sa carrière, mais tout en prenant des risques, et ne jamais prendre de gamelle.

Je trouve qu’il y a là un discours à déconstruire, qui introduit dans le processus de recrutement à la fois une histoire de performance, de succès et de croissance permanents déclinés de façon métonymique et même homothétique de leurs homologues dans les espoirs et les rêves de conquête continue des entreprises, et d’autre part, peut-être, une sorte de trace résiduelle l’hypocrite jalousie bourgeoise vis à vis de ceux qui prennent des risques, et que l’on retrouve dans la sagesse populaire : “pierre qui roule n’amasse pas mousse”. Toujours est-il que le droit à l’échec est très peu accordé dans les faits, quant au droit à plusieurs échecs, n’en parlons même pas ! (le mythe du loser)…

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Moi, mutant

Marlo Morgan a peut-être inventé toute l'histoire (voir les commentaires)... à méditer pour un prochain post et pour continuer le débat !
Marlo Morgan a peut-être inventé toute l’histoire et elle a été vilipendée par les Aborigènes eux-mêmes (voir les commentaires)… à méditer pour un prochain post et pour continuer le débat !

Il y a deux rencontres rares qui m’ont scotché cette semaine : celle avec un grand livre de sagesse Aborigène et un moment de grâce passé avec Daria Kutuzova, l’étoile montante de la Narrative russe, en visite à Bordeaux pour les élèves de la Fabrique Narrative.

Je ne sais pas laquelle des deux est la plus extraordinaire quoique je sente bien qu’à un certain niveau, ces deux choses soient probablement liées, mais je vais parler de “Message des hommes vrais au monde mutant”, de Marlo Morgan (Ed. J’ai Lu) que m’a fait lire (merci !) Michèle Gauthier et qui a été ma plus grosse claque littéraire depuis “l’espèce fabulatrice”.

Ce livre raconte l’odyssée de Marlo Morgan, femme médecin américaine travaillant sur des programmes sociaux en Australie, aux côtés d’une communauté Aborigène qui se désigne par le nom d'”hommes vrais”, partageant leur vie pendant plusieurs mois d’errance dans le désert intérieur australien. Un voyage intérieur, spirituel et anthropologique qui lui permettra d’être initiée aux façons de vivre, de penser le monde, de soigner, de jouer, d’aimer, de mourir… de ces héritiers de 40000 ans de compétence humaine à vivre.

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Karoshi

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Certains jours, un épuisement total s’empare de nous et nous donne l’impression que nous n’avons plus aucun  pouvoir sur notre vie.

Ces épisodes de vide nous donnent l’occasion de relire le merveilleux livre de Reine-Marie Halbout, “savoir être coach” (Eyrolles), nourri des conférences qu’elle donne depuis des années sur l’hygiène de vie du coach et de réfléchir à ce que ce sentiment d’impuissance nous dit de notre relation avec la toute-puissance.

Et de se délecter de cette phrase de Marie-Louise von Frantz qu’elle cite à ce propos et qui notait que les thérapeutes (mais aussi bien, ajoute Reine-Marie, les coachs) affublés du complexe de puissance “se font le plus souvent malmener par des clients assoiffés de puissance autant qu’eux ou bien ils se retrouvent à la tête d’un exaspérant jardin d’enfants qui les importunera d’intarissables exigences.”

Géographie de la déception

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Certaines personnes luttent contre une histoire de déception qui les fait revivre en boucle les mêmes situations depuis parfois des années. L’approche narrative peut-elle apporter des idées utiles pour les aider à sortir leur vie des griffes de cette histoire ?

Dans le superbe film d’animation “Mary and Max”, Max, américain d’âge mûr atteint du syndrome d’Asperger est enfermé dans une histoire dominante de débile mental. Il reçoit une lettre de Mary, petite fille Australienne négligée par ses parents et qui l’a choisi au hasard dans l’annuaire. Grâce a cette correspondance autour de laquelle naît une amitié, les deux personnages construisent chacun une identité alternative préférée en proposant au public constitué par l’autre un récit alternatif de son identité, ou plutôt un récit de son identité qui n’est pas immédiatement recyclé dans le renforcement de leurs histoires dominantes de “débile” ou de “pas intéressante”. Continuer la lecture de Géographie de la déception 

Légitimité

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Mon pote Eric en pleine méditation sur les concepts de "Comprendre et pratiquer l'approche narrative" (notre ouvrage collectif qui vient de paraître chez Interéditions)

Nous trimballons souvent avec nous une histoire dominante sur le thème de la légitimité dont l’un des effets sur notre vie est de nous empêcher de nous sentir à notre place d’accompagnant.

C’est le cas d’à peu près tous les jeunes coachs ou intervenants narratifs que j’ai formés, autour de la question de savoir ce qui les rend légitimes à accompagner autrui dans un travail de changement et à se faire payer pour cela. L’une des activités de cette histoire dans la vie des coachs étant de les faire se sentir très nuls et très mal a leur aise, certains développent diverses façons de résister aux effets de cette histoire parmi lesquelles : trop en donner au client et avoir toujours l’impression qu’on n’en a jamais assez fait, attendre qu’il se passe des choses importantes dans les séances du genre mega-insight qui change la vision du monde du client, se remettre en cause si le client “n’avance pas assez vite”, accumuler les outils, les formations, les stages et les certifications bien officielles et rassurantes, s’inscrire dans de multiples associations professionnelles et obtenir toutes les certifications et titularisations disponibles sur le marché… Il faut voir à qui le crime profite, l’histoire d’illégitimité permet de garder le pouvoir sur le jeune praticien et de lui vendre bien des choses !

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Les suicides

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Le film d'Edward Zwick, "les insurgés", montre comment une communauté se forge une identité qui protège ses membres et honore leurs compétences de vie, même dans des conditions de trauma extrême

J’ai été interviewé par Richard de Vendeuil dans l’Express.com de jeudi dernier (voir ici) au sujet des suicides chez France Télécoms, sur les cellules d’assistance psychologique.

Vues d’un point de vue narratif, ce type de travail traditionnel de “dévidage de pelote” en espérant que les gens vont “sortir leurs émotions” me semble non seulement peu efficace mais potentiellement contre- productif, en cela qu’il invite les victimes de trauma à épaissir l’histoire de souffrance au lieu de se focaliser sur les ressources, les idées, les valeurs, les espoirs et les compétences qui leur permettent, justement, de résister à cette histoire et de ne pas se laisser emporter par le torrent.

J’avais amplement développé ce point de vue dans l’article “un accompagnement narratif d’une communauté professionnelle confrontée à un suicide” qui constituait ma contribution rédactionnelle à notre ouvrage collectif paru il y a quelques jours “Comprendre et pratiquer l’approche narrative” (Interéditions).

Sur les suicides chez France Télécoms, je voudrais partager quelques idées supplémentaires, qui vont au delà de l’hypothèse que les gens qui se donnent la mort sur leur lieu de travail sont les victimes d’une pathologie qu’il faudrait soigner avec l’aide de spécialistes, mais plutôt que ces suicides doivent se lire comme un récit : le récit désespéré d’une communauté qui perd le contact avec son identité et donc certains membres, ceux qui avaient le plus construit leur identité sur les valeurs traditionnelles de cette entreprise, ne se retrouvent plus nulle part, ont l’impression de se dissoudre et de ne plus exister.

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Explorations :
un nouveau e-journal

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Une petite info pour tous ceux qui s’intéressent à l’approche narrative : en plus du “Journal of narrative therapy and community work”, bien connu, le Dulwich Center vient de lancer, sous la direction de John Winslade, David Denborough et Cheryl White, un e-journal gratuit intitulé “Explorations”.

Vous pouvez le consulter ici, sur le site du Dulwich Center. Comme l’explique son éditorial, cet e-journal “est ouvert aux nouveaux auteurs, y compris praticiens en cours de formation, afin de les aider à développer leur travail sous forme écrite et à franchir une étape. Il sera égaelment ouvert aux lecteurs dans de nouvelles parties du monde.” Donc si vous vous sentez une vocation à être publié à l’international, n’hésitez plus !

La Fabrique Narrative a l’honneur d’être l’un des organismes partenaires de cette initiative et moi-même d’avoir un article au sommaire de ce premier numéro (sur les suicides en entreprise, un sujet hélas d’actualité en France et sur lequel j’ai été interviewé sur le site de l’express.com, parution jeudi). L’intérêt de l’ensemble de l’initiative est tel que nous sommes en train de réfléchir à une solution de traduction afin de pouvoir publier en français les articles essentiels. A ce sujet, Croisements Narratifs, le site de Béatrice Dameron, publie d’excellentes traductions d’articles de fond anglo-saxon sur les principaux aspects de l’approche narrative.