Par Stéphane Kovacs
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Cette note fait suite à l’article intitulé « Michel Foucault, Jacques Derrida et Michael White » qui décrit un lien imaginaire entre ces trois personnages. Ce lien imaginaire tient dans une juxtaposition, sorte de bricolage réalisé à partir de la citation de l’un, du néologisme de l’autre et de l’approche narrative créée par le troisième.
Il consiste en la proposition suivante : déconstruire serait comme donner la parole à des pensées ou des émotions silencieuses. J’ai trouvé aidante cette façon d’expliquer l’accompagnement narratif pour le domaine du coaching, domaine où comme il n’est pas nécessaire que les gens qui consultent aillent mal pour avoir envie d’aller mieux, il est parfois difficile d’expliquer en quoi consiste le rôle de l’accompagnant, les bénéfices que retire l’accompagné, voire le prix de la consultation.
Donc après les concepts dans ce deuxième article j’ai décidé d’utiliser le témoignage de Marc pour illustrer concrètement cette façon de déconstruire. L’accompagnement de Marc a représenté douze séances étalées sur 8 mois. Comme à l’habitude, j’ai terminé cet accompagnement par une dernière séance structurée selon une des pratiques narratives intitulée « conversation pour redevenir auteur » (1). Le thème de cette conversation est l’accompagnement de Marc alors qu’il parvient donc à sa fin.
Lors de cet interview je prends bien soin de noter telles qu’il les a formulé les réponses du sujet. Je lui soumets ensuite son témoignage écrit pour relecture et corrections éventuelles et lui demande s’il m’autorise à l’utiliser pour d’autres accompagnements ou pour décrire les bénéfices que d’autres pourraient en retirer.
J’ai souvent été étonné du résultat de ce travail. C’est comme si l’évocation de l’accompagnement insufflait un regain d’énergie au sujet. Autre élément de surprise, les moments vécus par le sujet comme des moments pivots de l’accompagnement sont rarement les moments que j’avais imaginés, et ce constat devient alors une saine gymnastique d’humilité eu égard à ce que je croyais être ma contribution au résultat final.
J’ai choisi le témoignage de Marc parce que Marc est une personne qui ne mâche pas ses mots et grâce à son franc parler lors de cette interview il apporte une réponse simple et déconcertante à la question relative à ce que cet accompagnement lui a appris sur lui-même. Or cette réponse directe illustre de manière concrète ce que signifie : donner la parole à des pensées ou des émotions silencieuses.
Contexte :
Marc est un cadre supérieur qui travaille pour la filiale d’une multinationale des télécommunications. Il a dirigé une équipe qui a construit un réseau de type dorsale spécialisée, dont le déploiement à l’international fut achevé début 2009. La phase de construction de ce réseau relève donc du passé et dans cette filiale l’énergie, l’attention et les moyens sont maintenant tournés vers la commercialisation des services d’accès à ce réseau.
Quand il repense à ce que cette période où il n’avait pas encore envisagé d’être aidé évoque pour lui, Marc décrit un moment « pendant lequel il ne voyait pas de perspectives à son évolution professionnelle, où il était en pleine démotivation, où il se posait la question de changer de métier, voire de société, et où il voulait fuir absolument le poste où il se trouvait. »
Il décrit donc un moment difficile, difficile et inhabituel car jusque là sont parcours professionnel s’était déroulé selon un enchaînement fluide, sans jamais voir diminuer sa motivation et sans avoir à se demander : et qu’est-ce que je vais faire maintenant ?
Pour la première fois de sa carrière Marc ressent l’impression de stagner, un sentiment désagréable qui ne colle pas avec son tempérament. Il en parle à une personne de confiance et après cette discussion il décide de : « faire appel à un œil extérieur pour prendre du recul, avoir les idées plus claires sur ce qu’il sait faire, comment il a envie de le faire, et dans quel environnement. » C’est à partir de cette demande que son accompagnement a commencé.
Changement :
8 mois après, son accompagnement est donc terminé et la lecture de son témoignage montre que quelque chose a changé. Quand il explique par exemple ce qui est important pour lui sur le plan professionnel, il souligne qu’outre l’intérêt du poste et de la tâche qui lui est confiée, ce qui est important est « les personnes avec lesquelles il travaille, leur mode de fonctionnement et leurs valeurs ». La confiance prend d’ailleurs beaucoup de place dans ces relations car pour Marc la confiance « c’est assez binaire : elle est présente ou elle ne l’est pas.»
Marc décrit également l’importance qu’il attache au respect d’un équilibre dans la répartition du temps qu’il consacre à ses différents domaines de vie : professionnel, personnel, familial, couple, associatif (2). Enfin il évoque des compétences nouvelles, des compétences que ses collègues lui reconnaissent sans doute bien volontiers : travailler en équipe, agir de façon autonome, concevoir et réaliser un projet, aider et soutenir autrui (3).
Ces prises de conscience ont donné à Marc une plus grande confiance dans sa capacité à changer radicalement d’activité. Il a appris à parler avec sa ligne managériale de ses buts, de ses espoirs et de ses valeurs quand auparavant, il espérait que cela se devinerait et que des propositions lui parviendraient sans qu’il ait besoin de les solliciter.
Conséquence :
Après avoir parlé avec sa ligne managériale de ses buts, de ses valeurs et de ses espoirs professionnels Marc a réussi à bifurquer « d’un travail très technique et opérationnel, la construction et le déploiement de réseaux à l’international, vers un travail de pilotage financier et de développement de courants d’affaires ». Il a donc devant lui un nouveau défi qu’il relève avec confiance et enthousiasme. Il dit à ce propos : « […] un nouveau challenge comprend obligatoirement des parties que l’on ne maîtrise pas et que l’on acquiert par la suite. […]Le challenge qui m’est proposé me satisfait pleinement. Il n’est ni trop élevé, ni trop simple et me permet d’envisager une évolution personnelle et professionnelle.»
Réponse déconcertante :
Ce cadre de contraste « avant/après » montre donc que qualitativement et quantitativement, les changements intervenus pendant cet accompagnement, et toujours selon les propos de Marc tels que recueillis dans son témoignage, sont des changements significatifs. Or, à la question « qu’est-ce que cet accompagnement vous a appris sur vous-même » Marc apporte une réponse qui aurait de quoi surprendre : « Je n’ai rien appris sur moi-même. J’ai mis des mots sur des choses que je ressentais en prenant du recul sur la manière dont j’appréhendais mon travail. J’ai mis des mots sur ce à quoi j’attache de l’importance, »
Si Marc n’a rien appris qu’il ne sache déjà à quoi bon être accompagné ?
Marc l’explique d’une manière simple et directe : grâce à une « prise de recul » il lui a été possible de « mettre des mots » sur des » ressentis » et des « valeurs ». La prise de recul est le résultat de la déconstruction. Mettre des mots c’est « donner la parole ». Les « valeurs et ressentis » ces choses auxquelles Marc attachait de l’importance, sont ce qui était silencieux et auquel la parole a été donnée.
Conclusion :
Donner la parole à des pensées ou des émotions silencieuses est une des intentions de l’approche narrative. Cette intention façonne une pratique particulière de l’accompagnement. Formé à cette pratique, le compagnon narratif va à la rencontre de sujets dont le but est d’aller mieux. Ces sujets décrivent parfois comme résultat de cette rencontre la possibilité qui leur fut offerte de mettre des mots sur quelque chose qu’ils savaient déjà mais qui était silencieux. S’étant emparé de cette possibilité, ils réalisent ensuite des actes, font des choix, prennent des décisions qui relèvent de leur libre arbitre et leur appartiennent. Ainsi Marc a entrepris un nouveau virage professionnel et ce virage le satisfait pleinement : il continue d’exercer, semble-t-il avec bonheur, sa souveraineté sur sa vie.
Bonjour,
L’apprentissage de ces pratiques s’inscrirait dans l’inachevé : il y aurait un début mais pas de fin. Se définir comme apprentis me conviendrait aussi. Pour tout vous dire, j’avais initialement envisagé un autre intitulé : celui de conducteur de travaux narratifs.
Je lui ai préféré celui d’Ouvrier, de Compagnon ou de Maître Ouvrier parce qu’ils s’inscrivent dans une tradition ancienne, une tradition où l’apprentissage est majoritairement social, la transmission se faisant verticalement, du maître à l’apprenti et horizontalement, c’est-à-dire entre compagnons du tour de France, donc entre pairs, soit des personnes liées par des points communs tels que leur statut d’apprenti, leur goût du bel ouvrage, les joies et les peines rencontrées sur leur parcours d’apprentissage, etc.
Ces termes d’ouvrier, maître, ou compagnon, ont donc une histoire à raconter et ils m’ont aussi fait l’effet d’un clin d’œil à Michael White en référence à sa volonté d’inscrire les pratiques narratives dans une tradition ancienne, une tradition de reconnaissance, celle qu’il appelle la « psychologie populaire ».
Inscrire les Pratiques Narratives dans cette tradition a pour effet d’entretenir la vie dans notre relation avec tous les praticiens qui nous ont précédé depuis un passé très lointain et dont nous héritons de l’expérience, et d’imaginer aussi tous ceux qui nous succèderont et à qui nous transmettons un même témoin. Pierre, vous avez donc très justement remarqué ce que ces termes recèlent.
Lien de maître à apprenti ou ouvrier narratif, lien entre compagnons narratifs, lien avec nos prédécesseurs dans la psychologie populaire, lien avec nos proches et lointains futurs héritiers, par ce terme se tisse un sentiment d’appartenance à une même communauté.
Bien à vous,
Stéphane
Cher Pierre, vous avez lu un peu vite! Guy Ausloos, systémicien de la seconde génération (constructiviste) est d’accord avec vous. C’est le simple spectateur qui regarde et s’en va sans être touché, non le témoin.
Distraction d’un apprenti liseur de diagonales et d’André Gide.. 😉
Bien d’accord avec toi Catherine, surtout sur les notions d’apprenti, de compagnon et de maître. Traditionnellement, le maître est celui qui, indépendant et sage, trace sa propre architecture, “auteur de son édifice”, pourrait-t-on dire. par contre, la définition que propose Guy Ausloos du témoin me semble narrativement (et si j’ose : systémiquement) incomplètes : le témoin est façonné par ce dont il est témoin, dès lors que ce à quoi il assiste convoque sa capacité à construire une histoire pour en rendre compte, et même pour le penser. Le témoin qui regarde, voit et s’en va sans être touché me semble, vu de mon tabouret d’apprenti narratif, une vue de l’esprit semblable à celle de l’acte gratuit des “Caves du Vatican”.
Je fais suite au commentaire de Pierre;
Guy Ausloos écrit, en préface du livre “Siegi Hirsch: Au coeur des thérapies”ed Erès, à propos de Siegi Hirsch qu’il était, en tant que thérapeute notamment, témoin, acteur et révélateur.
TEMOIN “…/…Le témoin n’est jamais un conseiller qui, lui, croit savoir ce qui est bon pour les autres. Ce témoin est le contraire d’un spectateur qui s’approprie la souffrance d’autrui pour l’expliquer ou l’interpréter. Un spectateur regarde, voit et s’en va; il n’a pas été touché, il n’a pas rencontré l’autre. Un témoin est là pour attester de ce qu’il a vu, pour donner une crédibilité à la mémoire, pour confirmer la véracité d’un récit, pour valider un projet de vie qui vient d’éclore…./…’
ACTEUR “…/… Et, poursuivant le questionnement sur la position du thérapeute, ne faudrait-il pas aussi le définir comme un acteur qui assume son jeu, précise son rôle, qui n’empiète jamais sur le rôle de l’autre mais le modifie subtilement par le biais des intéractions?…/…”
REVELATEUR “…/…son questionnement maïeutique permet à chacun de découvrir ce qu’il sait sans savoir qu’il le sait: une révélation…/…”
Effectivement, le compagnon n’est pas le maître, l’ouvrier n’est pas le contremaître.
Personnellement, pour rester dans les parages, j’aime bien le terme d'”apprenti”.
“Apprenti narratif”, ça le fait, non?
Le terme de “compagnon narratif”, ou même d'”ouvrier narratif” qui figure sur la présentation vidéo de Stéphane constitue en lui-même un récit riche sur la posture. Etre déconcerté et désarçonné en permanence pr le client est non seulement une “saine gymnastique d’humilité” mais également un benchmark de notre décentrage, de notre capacité intacte de perplexité qui nous permet comme le disait Michael White d'”exoticiser le familier”.