C’est la réflexion, véridique, d’un groupe de hauts fonctionnaires que nous avons accompagnés (en collaboration avec notre amie Natacha Rozentalis et une équipe-miroir fantastique de consultants externes et internes), dans une initiation aux pratiques narratives appliquées à la compréhension de leur situation et de leurs enjeux.
Par Pierre Blanc-Sahnoun
Cela fait plusieurs années que nous (“nous” = la COOP RH) coachons et formons des agents et des cadres du service public, dans l’espèce de tsunami que traversent notre administration et nos hôpitaux publics depuis l’invention de la RGPP(*), notamment à travers des groupes de parole et des formations narratives. C’est une plongée dans un monde ahurissant.
Il est probable que le système est en train d’atteindre son maximum de tension supportable. Le fait d’être utile à la collectivité, le sens de l’intérêt général et la discrétion, histoires traditionnelles qui ont structuré depuis des siècles l’identité de l’administration française, sont désormais les seuls remparts qui permettent aux fonctionnaires de trouver un peu de sens dans ce pilotage sans visibilité. Tout le reste est en plein bouleversement, un bouleversement qui, malgré tous les discours rassurants, les groupes d’études, les plans d’action, va toujours dans le même sens : moins d’argent.
L’histoire dominante de problème dans cet univers : “ne pas faire de vagues” et corollaire, donc, ne surtout pas inquiéter les Préfets. Quitte à leur mentir sur des réalités que tout le monde connaît mais dont personne ne veut être le messager. Préfets qui souhaitez faire une expérience de la Vraie Vie, demandez donc à vos Directeurs de vous parler franchement pendant 5 minutes. Ils ne le feront pas tous, tant est grande l’habitude de courber l’échine et de donner satisfaction, mais certains sont prêts à prendre le risque car, vertèbres fragiles de l’épine dorsale publique, ils sont aujourd’hui en train d’arriver au bout du chemin.
Les “fonctionnaires” ne veulent pas seulement des rémunérations décentes, ou défendre leurs avantages acquis, comme on voudrait nous le faire croire de manière caricaturale afin de les dévaloriser aux yeux du public, ils veulent avant tout comprendre. Comprendre à quoi conduisent l’empilement de réorganisations sans fil conducteur visible. Comprendre ce qu’on attend d’eux. Comprendre le projet d’ensemble, en espérant qu’il ne s’agit pas juste de tout casser pour faire des économies. Comprendre où ça a déraillé, à quel moment ils ont été désignés comme des ennemis.
La vraie question derrière tout cela, c’est celle du rôle de l’Etat. L’Etat ne doit et ne peut vraisemblablement plus jouer exactement le même rôle que sous Bonaparte ou pendant les Trente Glorieuses. Mais il faudrait en parler. C’est un sujet de société, qui concerne tout le monde car il touche de très près à nos vies, à nos santés, à nos libertés.
C’est de décider du rôle de l’Etat après y avoir réfléchi et en avoir débattu, qui permettrait à ces communautés de travail d’avoir à nouveau une vision d’elles-mêmes, et tout en s’appuyant sur leur culture et leurs valeurs, de produire une nouvelle génération de managers de proximité capables d’accompagner le changement sans s’asseoir sur leur éthique. Pas de plonger l’administration progressivement dans la folie en enfermant ses meilleurs potentiels dans une série de doubles-contraintes et d’injustices telles, qu’au bout du compte, tous ceux qui le peuvent s’en iront, les autres baisseront les bras, rejoignant les cohortes de serviteurs courbés d’un pouvoir politique à la recherche d’une vision.
(*) RGPP = Révision Générale des Politiques Publiques, partant d’une bonne intention de rationalisation et de meilleure efficacité, devenue une série de systèmes et de contre-systèmes intriqués autour d’une logique exclusivement quantitative et budgétaire.
C’est comme si nous étions, nous les suiveurs de la société qu’ils ont fabriqué pour nous, intentionnellement ou pas, sur un chemin unique qui nous paraît naturellement parsemé d’embuches. Et générations après générations, nous apprenons à nos enfants comment marcher sur ce chemin de “galère” en évitant au mieux les obstacles de la vie. Nous allons même jusqu’à ne plus vouloir intégrer la mort. On entend parler de temps à autre, du rajeunissement physique, des “progrès” de la médecine quant à la guerre contre la douleur physique. Dans le cercle des personnes qui gèrent notre société, personne n’a l’air de comprendre ni de voir que la souffrance la plus affligeante est celle qui dure, celle qui nous fait mal à chaque mauvais pas de notre vie parce qu’ils se répètent et que nous avons un mal de chien à savoir pourquoi et ils durent ces mauvais pas et plus ils durent et plus nous croyons à une fatalité que la vie est comme un chemin chaotique sans aucune déviation … Alors on commence à tricher, à déplacer les obstacles sur les autres, à fabriquer des chemins encore plus chaotiques qu’ils ne le sont naturellement, à créer une nouvelle société “idéale” … Alors la machine commence à voler des vies. Les statistiques et les machines gèrent nos vies. Quand je lis cette article j’ai l’espoir que nous pouvons retrouver un meilleur chemin. Que la vie soit courte ou longue, ce qui compte c’est vraiment sa qualité … Désolé de ce déballage improvisé et peu étayé.
“La vraie question (…) c’est celle du rôle de l’Etat”. La vraie question, Pierre, n’est-elle pas celle que tu soulèves en écrivant :
“demandez donc à vos Directeurs de vous parler franchement pendant 5 minutes”, la question du courage et de la franchise de ces directeurs. Dans quelles écoles apprennent-ils à courber l’échine, à masquer ou à travestir ce qu’ils pensent ? Accuser l’Etat (ou l’Europe), c’est pratique. Est-il absurde de croire à une autre histoire, plus héroïque et plus exaltante, de dirigeant qui a moins peur de la vague que de courber la tête ? En s’appuyant sur les ressources infinies de ses collaborateurs. Why not ?
Le même jour, je lis ce post et reçois un mail d’Isaac Getz, co-auteur de Libertés & Cie chez Fayard (quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises) à offrir aux préfets.
Où il est établi que la liberté des salariés est à l’initiative des patrons, qui y gagnent + de belles histoires en illustration.
En attendant, voici l’adresse du site : http://liberteetcompagnie.com.
Amicalement
Juliette
A Jean-Marie, pour tenter une réponse :
J’aime l’idée d’une approche narrative alternative et réparatrice. Je ne pense pas qu’on puisse la qualifier ni d’adaptative ni de subversive, car elle est ce que les gens qu’elle aide veulent qu’elle soit. Elle ne fait pas de forcing, ni dans le sens de l’adaptation, ni dans celui de la subversion, mais elle accompagne les hommes et les femmes sur les chemins qu’ils ont envie de suivre. Je crois toutefois qu’ils sont de plus en plus nombreux à chercher à résister à l’injonction d’adaptation et à se laisser tenter par des idées subversives de dignité, d’où, je suppose, cet article.
La RGPP est devenue le pendant public du downsizing des grandes entreprises. Tout coûte trop cher! Ah! si on pouvait avoir seulement des clients qui consomme et qui payent en se passant de salariés qu’il faut payer! Le rêve du néolibéralisme qui, hélas! s’est emparé du cerveau paresseux de nos politiques. Nous assistons à un suicide de l’Etat.
A lire, le dernier bouquin de Roland GORI ( l’Appel des Appels) intitulé : LA DIGNITÉ DE PENSER ……Par ailleurs , ne connaissant pas suffisamment l’approche narrative , je m’interroge sur son caractère : éventuellement subversif et alternatif ou simplement réparateur et adaptatif ?