Par Pierre Blanc-Sahnoun.
Les IWP ou “Insider Witness Practices”, ce sont ces nouvelles façons de travailler développées depuis à peine 2 ans par David Epston, Tom Carlson, Sasha Pilkington, Travis Heath et quelques autres autour des pratiques théâtrales d’interviews d’une personne à travers une autre.
Nous avons déjà consacré plusieurs articles à ces développements, que nous avons la chance de pouvoir suivre, tester et transmettre en quasi temps réel. Toujours pas d’idée géniale de traduction de ce “témoin intérieur”, qui fait dyptique avec le témoin extérieur mais induit en français une belle erreur topologique (“insider” en anglais ne signifiant pas seulement “intérieur” mais aussi “bien informé de l’intérieur”). Il semblerait que la formulation : “interviewer le client à travers le coach” a l’avantage de la précision topologique et que tout le monde le comprend, même si on y perd un peu l’intention. Bref.
Nous avons eu l’occasion, avec un groupe d’approfondissement “ingénierie d’interventions narratives dans les organisations” (voir les noms en fin d’article) de réfléchir à l’application de ces nouvelles idées dans les organisations et d’en tester certaines. Je publie ce partage avec leur autorisation et en restant conscient de son aspect encore très rustique et expérimental. Mais peut-être certain-e-s collègues seront inspiré-e-s par ces réflexions qui peuvent nourrir des conversations.
Là où cette façon de travailler semble ouvrir des possibilités, c’est dans les restitutions à un comité de dirigeants de travaux narratifs et documentations correspondantes élaborés par des groupes de salariés. A commencer par la déconstruction du mot “restitution” . “Ce mot est inapproprié, remarque Annie (Christen), restituer quelque chose signifie le rendre à son propriétaire alors que les récits restent toujours la propriété des narrateurs mais qu’ils sont offerts au groupe dirigeant. Le mot ‘offrande’ conviendrait mieux”. Offrandes au Comité de Direction. La CGT va adorer.
Au delà du nom qu’on lui donne, celui ou celle qui anime ce genre de partage rencontre souvent une difficulté à amener le groupe dirigeant dans la posture adéquate de curiosité bienveillante. Il doit souvent lutter contre les effets des a-prioris des dirigeants sur ces travaux “poétiques”, ou contre la suspicion réservée aux prises de parole des salariés, facilement assimilées à des plaintes (“ce sont des pleureuses”, ai-je entendu dans une entreprise) ou à des propos syndicaux revendicatif. Ce qui fait passer les groupes dirigeants complètement à côté de la dimension émotionnelle de ces témoignages tant ils s’en protègent.
Les IWP permettent vraisemblablement de repositionner le groupe dirigeant(1). Pour cela, il s’agit d’amener dans cette réunion des représentants du groupe des salariés (fortement conseillé pour ne pas se trouver en position de petit messager) et avant de passer au partage des documentations proprement dites, d’interviewer trois salariés à travers trois membres du groupe dirigeant.
- les interviewés sont volontaires
- chacun choisit un salarié qu’il apprécie et qui a participé à la démarche ou aurait pu y participer
- le coach interviewe le salarié à travers le dirigeant
- sur le thème : “quelle attitude attendez vous de vos directeurs lorsqu’ils vont prendre connaissance de vos travaux ? Comment espérez vous qu’ils manifestent leur respect ? Que craignez vous éventuellement dans leurs réactions ? etc.”
- cette interview se déroule en présence des représentants du groupe de salariés
- a l’issue de l’interview, les salariés sont interviewés sur ce qu’ils auraient répondu aux mêmes questions, sur leurs attentes, et sur ce qu’ils ont entendu et éprouvé lors de l’interview des dirigeants
- les interviews ne se font pas un après l’autre mais en “millefeuille”
- il reste à imaginer et travailler sur d’autres questions pour ces interviews. A l’issue du travail collectif sur ce thème, le groupe a produit les questions suivantes ont nous vous invitons à les tester, à vous inspirer, à les perfectionner, etc.
Interview du salarié à travers un ou une dirigeant-e
(productions du groupe)
- « MN tu es collaboratrice de cette entreprise, tu as participé à 3 réunions, ça t’a demandé du temps de l’énergie, tu as exprimé tes vécus, tes souffrances et tes espoirs. Tu sais que je vais le présenter au groupe de leaders » (le tutoiement du collaborateur ou de la collaboratrice qui s’exprime à travers le dirigeant permet de bien différencier les identités)
- « Qu’est-ce que ça te fait que tes paroles soient offertes ? »
- « Comment tu voudrais qu’ils t’écoutent ? »
- « Qu’est-ce que tu en attends, quels sont tes espoirs ? »
- « Comment tu aimerais qu’ils réagissent idéalement ? »
- « Comment tu détesterais qu’ils réagissent ? »
- « Pourquoi ? Qu’est-ce que ça te suggérait s’ils réagissaient comme cela ? »
2) Interview des représentants des groupes (ou de l’équipe) en position de Témoins Extérieurs
- « quels mots ou expressions vous ont marqué-e dans ce qui vient d’être dit ? »
- « quelle image de ces personnes et de leur état d’esprit est-ce que cela vous donne?»
- « à quoi cela vous renvoie ? » « qu’est-ce que ça vous apporte en matière de possibilités nouvelles d’action? comme idées nouvelles ? »
Dernière question au témoin :
- « Quelles idées ça vous donne sur l’état d’esprit du groupe de leadership qui lui permettrait d’écouter cette offrande dans l’honneur et le respect des collaborateurs que vous représentez ?”
Voilà le pitch. nous sommes impatient-e-s de savoir ce que vous en pensez et ce que vous en aurez fait de votre côté.
Ces idées ont émergé et ont été co-développées en direct avec : Christine Pagonis, Bertrand Baudez, Antonia Benque, Annie Christen, Alexandre Mougne, Franck Demay, Raynald Faure, Catherine Lépy, Yolande Costantini, Marie-Noëlle Mathieu, Marianne Lemineur et Elisabeth (avec un “s” !) Philibert.
(1) : “repositionner” au sens où Michael White l’entendait dans sa pratique de dissolution narrative des conflits, en faisant choisir par le ou la protagoniste une personne de son choix, douée de tolérance et d’objectivité, avec laquelle Michael commençait par le remembrer. Le ou la client-e était ensuite invité-e grâce à des questions à l’autre internalisé à être le porte parole de ce personnage plein de sagesse plutôt que le protagoniste énervé du conflit.
Je vais commencer par expérimenter de mon côté pour voir comment ça se passe. Merci pour vos retours.
Merci à Pierre et au groupe pour ce partage !
Un peu ardu au premier abord, car le lecteur ne dispose pas de tous les éléments de contexte : il est vraisemblable que le groupe se soit appuyé sur des partages d’expériences et de réflexion, des jeux de mise en situation, qui favorisent certainement la compréhension du process.
De ce fait, de même que Catherine, il nous est difficile de voir l’opérationnalité d’une telle démarche en entreprise, où nous intervenons régulièrement.
Il y a certainement matière à éclairer et élargir cette nouvelle piste : voilà un thème tout trouvé de rencontre et d’exploration entre praticiens narratifs, idéalement autour de représentant.e.s du groupe d’approfondissement ayant amorcé cette réflexion. Nous aimerions beaucoup nous y associer.
Merci pour cet article fort interessant
Salut Catherine,
A l’occasion, tu partagerais tes interrogations sur l’opérationnalité ? Quelqu’un d’autre a t-il de semblables interrogations ? Moi j’en ai, en premier lieu sur la nécessité de rendre ce processus culturellement compatible avec une intervention en entreprise.
Merci pour ce partage dont l’opérationnalité m’interroge mais je ne me suis pas encore positionnée sur ce processus en organisation… peut-être prochainement. Je partage cette idée de difficulté que je qualifierais de culturelle entre notre approche narrative et la plupart des organisations avec lesquelles je travaille. A suivre donc pour moi, désolée de ne pas être plus productive sur la question.
Bien à vous tous.