par Pierre Blanc-Sahnoun
Quelles sont nos relations avec la psychanalyse ? La tenue d’un séminaire de 6 sessions sur les correspondances entre théorie psychanalytique et théorie systémique par notre amie Annie Cottet (voir ici les informations détaillées) nous invite à nous poser la question.
Annie Cottet dépasse les oppositions apparentes entre les deux traditions d’accompagnement et les regards apparemment très différents qu’elles portent sur la personne et les relations : “(le postulat de départ du séminaire) consiste en l’absence d’opposition entre psychanalyse et théorie systémique selon le mode de pensée à causalité circulaire caractérisé par la boucle de feed-back où l’effet produit une cause. Les deux théories obéissent à ce mode de pensée non linéaire propre à la complexité des sciences humaines. La rupture entre une théorie psychanalytique centrée sur la division du sujet entre un conscient et un inconscient, et une théorie systémique centrée sur l’interaction c’est-à-dire sur ce qui se joue entre les personnes, cette rupture contient une continuité qui est le sujet lui-même, le manager membre d’une équipe dans une entreprise. Toute personne incluse dans un système humain est un sujet divisé, pris à l’intérieur de logiques relationnelles et de jeux d’influence.”
Qu’en est-il de l’approche narrative, développée par des thérapeutes familiaux systémiciens influencés par Palo Alto et peu sensibles à la théorie Freudienne (Freud n’étant jamais allé jusqu’à l’Australie). Quelques pistes, à développer dans des échanges ultérieurs car c’est une question sur laquelle réfléchissent de nombreux praticiens narratifs qui disposent d’une formation ou d’une culture analytique, ou ont tout simplement fait une analyse pour leur propre compte :
- la posture de l’analyste est décentrée, mais pas aussi dépourvue d’influence qu’on pourrait le croire ou qu’il pourrait le prétendre. Certains haussements de sourcils d’un analyste ont valeur de retelling ou de surface réfléchissante. En ralité, tout est influent dans une interaction, y compris la volonté de ne pas se montrer influent et ce qui concrétise cette volonté ainsi que ce qui y échappe.
- la mise en récit est commune, même si la psychanalyse s’appuie sur une métaphore thermodynamique (cf. White et Epston dans “les moyens narratifs au service de la thérapie”) là où la narrative donne le champ libre au client. La psychanalyse propose le transfert comme outil de reconstruction d’un récit alternatif dans le présent, impactant le sentiment d’identité et la disparition du symptôme se fait là aussi “de surcroît” (et non comme objectif opérationnel obéissant à des plans d’action et autres petits pas, comme dans certaines traditions de coaching).
- bien sûr on va trouver des différences, à commencer par la question du décentrage de la posture que l’on peut se poser et qui dépend vraiment des analystes. Il y a également la construction des conversations en échafaudage qui est spécifique à la narrative, ainsi que le travail avec les équipes réfléchissantes et les témoins extérieurs, inspiré de la systémique.
Il y a certainement beaucoup d’autres similitudes et différences à explorer et à respecter. Nous parlons tous de la même chose avec des mots différents. Au lieu de se déchirer dans des querelles picrocholines, y compris même au sein de la minuscule communauté narrative ou coachique française, tisser des liens, relier les traditions de soin, me semble une entreprise digne d’intérêt. Mettons nous au service de la diffusion des savoirs minoritaires, et la psychanalyse en fait partie. Le pouvoir moderne ne s’y est pas trompé, qui tente année après année d’imposer des soins médicamenteux sous-tendus par une vision unidimensionnelle des neurosciences. Il y va de la défense du langage, du récit et donc de la possibilité de penser.
Bonjour,
La psychanalyse et la thérapie narrative sont aussi très éloignées l’une de l’autre.
L’une postule que la vie est une entreprise de découverte et de redécouverte de soi et des autres.
Il existerait selon elle une vérité à trouver, un postulat qui débouche sur des conjectures quant à la façon dont la psyché humaine fonctionne.
De là, le rôle du psychanalyste qui accompagne l’immersion dans les profondeurs de la conscience armé d’un savoir utilisé comme la lampe du spéléologue.
Les pratiques narratives utilisent un postulat différent : la vie est une entreprise de création et de recréation.
Les pinceaux de cette entreprise sont les valeurs personnelles, les principes, les rêves, les croyances, les rencontres et les histoires que chacun se raconte sur lui-même et que les autres racontent à son sujet.
Dans un cas la personne se libère d’elle-même, de son passé, de ses entraves inconscientes, dans l’autre elle reprend la plume pour écrire sa vie avec ses intentions, espoirs, engagements, etc. Le thérapeute narratif crée le contexte qui facilite les retrouvailles de la personne avec cette plume, avec sa capacité d’auteur, avec le sentiment d’avoir du pouvoir sur sa vie.
Des différences donc, et aussi, bien entendu, des ressemblances mais là n’est pas le but de ma contribution épistolaire.
Avec Mony Elkaïm nous avons la chance d’avoir en France quelqu’un dont le travail dans le domaine des thérapies familiales systémiques et la personnalité méritent, cela n’engage bien sûr que moi, un immense respect et au moins autant d’admiration. Je lui emprunte une métaphore.
Pour aider le public à cerner la singularité de son approche de celles des autres thérapeutes, Mony Elkaïm suggère d’imaginer une route obstruée par un bloc de pierre. Il invite à imaginer son approche comme un levier qui serait utilisé pour déplacer ce bloc de pierre et rendre ainsi la route à nouveau praticable. Et d’insister sur le fait que d’autres approches contribueraient certainement au même résultat, voire qu’il existe des leviers ressemblants au sien qui, placés à d’autres endroits, y parviendraient également.
Avoir créé cette métaphore pour discerner les approches c’est démontrer un remarquables respect de ses consoeurs et confrères et une admirable capacité à placer le lien avec eux au premier plan de ses priorités. C’est aussi exprimer de la confiance dans les autres et en soi. Et cette confiance est contagieuse. Sans renoncer à sa différence et à sa singularité.
J’admire cette attitude et je suis donc sensible à chaque comportement lui rendant hommage. Au delà des différences entre psychanalyse, systémique et narrative, se souvenir que grâce à des praticiens qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes chacune de ces approches a contribué à rendre leur vie plus agréable à vivre à des milliers de personnes de par le monde, que cela n’est pas prêt de cesser et que c’est tant mieux.
Si j’écris c’est donc pour saluer ton initiative. Ouvrir dans vos colonnes un espace qui invite à s’intéresser au séminaire organisé par Annie Cottet dans lequel il est question des trois approches, de ce qui les distingue et les fait se ressembler, est un comportement qui rend hommage à cette attitude et honore la Fabrique Narrative.
Bien à vous,
Stéphane
Heureuse de lire la présentation bienveillante et éclairée que Pierre fait de mon séminaire ainsi que les commentaires engagés de Catherine Mengelle.
Le travail de recherche théorique que je poursuis depuis quelques années cherche à rendre compte de ma pratique :
l’articulation (et non la réconciliation) des concepts systémiques et psychanalytiques comme vecteur de la résonance entre les situations managériales vécues au présent de l’entreprise dans ses jeux relationnels complexes avec le refoulement d’une relation infantile dans laquelle un désir archaïque “passé à la trappe” est toujours actif à l’insu du sujet.
Cette articulation a été découverte dans le cadre de coachings où la souffrance au travail était identifiée en tant que telle. L’intérêt de travailler à l’intersection des deux registres théoriques se révèle maintenant valable dans l’exercice de coachings de carrière où l’ambition du manager est forcée par le contexte compétitif et la peur du rejet.
Pierre ne s’y trompe pas, dans tous les cas et en rapport avec la pratique narrative, il s’agit d’un travail sur le langage. Je souligne que la définition que Freud donnait de la psychanalyse était la “talking cure”. En thérapie familiale systémique également, nous travaillons sur la mise en mots des logiques relationnelles par la définition de la relation et des effets produits sur soi par le discours de l’autre (métacommunication).
Quant au psychanalyste lacanien, son influence se joue à un seul moment de la séance, celui où il interrompt le discours du patient en se levant, la scansion, comme on dit, qui a valeur d’interprétation silencieuse, le point d’orgue. Cette pratique dont la libre parole du patient est le centre, pratique parfaitement stylisée, atteint à l’esthétique.
Avec mes remerciements à tous pour l’amour du savoir. Annie
Je suis allée voir hier le film Jimmy P. qui illustre le travail de George Devereux, ethno psychanalyste, avec Jimmy Picard, soldat américain rentré de France en 1945 avec d’épouvantables migraines.
Je suis sortie de la séance touchée par l’histoire de Picard et la capacité de Devereux à l’écouter. Devereux est psychanalyste, il croit dur comme fer aux concepts freudiens, dont le complexe d’Œdipe que je décrie dans mon commentaire précédent, le transfert, etc., et il les utilise dans son travail. Et le résultat est (en tout cas, dans le film) remarquable pour Jimmy.
Alors ? Alors, je me dis que l’outil ne compte pas : chacun peut travailler et analyser ce qui se passe avec ses propres filtres, ce qui compte avant tout, c’est la posture.
Devereux ne joue pas les experts, il propose son analyse des faits mais ne l’impose pas, il suggère et laisse l’autre libre de ses propres interprétations, il s’intéresse aux mots de son patient, il les prend en note et les montre à Picard, il ne le reçoit pas dans un bureau mais dans une salle à manger de bistrot ou dans un jardin, en inter séance, c’est lui qui travaille, en séance, il questionne, se fait préciser les choses, le contexte, les couleurs, les odeurs, les noms donnés aux choses, la race d’un bovin, il ne s’offusque pas, il ne flatte pas, il ne fait pas de sous-entendus, ne place jamais Jimmy en position de culpabilité. Il parle le langage commun, s’intéresse à la langue et à la culture de Jimmy (indien Blackfoot), à l’importance accordée aux rêves dans cette culture, en les honorant, sans les considérer comme sous-langue ou sous-culture, il apprend des choses de lui qu’il est réellement heureux d’apprendre. Il vibre avec son patient, il “l’aime”, il rit et pleure avec lui. Il répond même à ses questions, par exemple lorsque Jimmy l’interroge sur sa religion. Il répond comme s’il s’agissait d’une conversation anodine, pas d’une analyse. Il ne renvoie pas l’autre à sa position de patient qui ne serait pas là pour poser des questions à son analyste. Et en effet, pourquoi une conversation thérapeutique serait autre chose qu’une conversation anodine, où chacun répond simplement aux questions de l’autre ?
Les filtres freudiens de Devereux ne m’ont pas gênée parce qu’il les utilise pour suggérer des réflexions chez son patient, pour l’inciter à penser. Inciter les gens à penser, c’est ça notre métier. Penser et finir par prendre position, par donner du sens à nos expériences. La posture de ce psychanalyste n’est pas que “bienveillance”. Elle est curiosité sincère, et volonté sincère d’entrer dans une relation humaine “anodine”, hors de tout interdit dogmatique.
Cela ne remet nullement en cause ce que je pense des présupposés de la psychanalyse. Je suis beaucoup plus à l’aise avec ceux de l’approche narrative, que je comprends mieux. Mais de la même façon que les doctrines qui la prônent ne seront jamais garantes de cette posture essentielle de respect et de réelle curiosité pour l’autre, je vois bien aujourd’hui que tous les outils l’autorisent, et je me sens proche de tous ceux qui la recherchent ; elle est tellement difficile à apprivoiser.
Je dirais plutôt que les savoirs minoritaires sont ceux propres aux gens ou aux communautés, non ceux des approches montées en systèmes. La psychanalyse n’est pas plus, à mon avis, un savoir minoritaire (et certainement pas en France) que ne l’est l’approche narrative.
J’aime tisser des liens et échanger, mais comment dire que nous parlons tous de la même chose ? Quand je lis les conseils que Marcel Rufo distille à tour de bras dans quantité de revues, de magazines ou d’émissions radio ou télé, je me dis que je suis à des années-lumière de sa forme de pratique. Quand ces conseils sont encore basés sur le complexe d’Œdipe, je crois même rêver. Des tas de choses ont été écrites depuis, qui permettent au moins de questionner les fondements de ces idées dont Freud avait l’obsession de faire une science.
Un jour, un amie schizophrène, je l’ai déjà raconté, m’a demandé si je pensais que c’était possible qu’elle ait eu envie de coucher avec son père. Ma posture est de ne pas le savoir et de lui retourner la question : quel est son propre jugement sur le sujet ? Ce n’est pas la même posture que celle, qui me paraît soupçonneuse, de son psychiatre-expert (celui qui lui délivre également les médicaments dont elle a besoin). Je ne sais pas si l’une des deux postures est meilleure que l’autre, cette question ne m’intéresse pas en fait, mais elles sont très différentes et fondées sur des convictions éloignées, ça c’est sûr. Ce qui est sûr aussi, c’est que j’ai choisi, en sachant bien que cela n’engage que moi, celle qui me convient le plus. Je trouve que défendre ses idées n’est pas se déchirer, sauf à vouloir convaincre, et je me demande comment il est possible de réconcilier des points de vue aussi lointains et pourquoi il faudrait le faire ? Je pose sincèrement la question, rassurée par le fait que beaucoup d’autres espaces existent et existeront toujours à côté des psychothérapies pour assurer la survie du langage, du récit et de la possibilité de penser : ce sont, je crois, les espaces des savoirs et des traditions populaires notamment.