En sortant de la première Journée de thérapie narrative francophone à Genève de vendredi 4 avril…
La première journée de thérapie narrative francophone se termine à l’instant. D’autres plus légitimes que moi en feront sans doute le compte rendu sur ce blog. Je voudrais de mon côté compléter à chaud la réponse que j’ai tenté d’apporter à une des questions du débat final, tant il est vrai qu’à peine prononcés, les mots ont continué à résonner dans ma tête et qu’en rentrant chez moi, me sont venues les idées que j’aurais voulu pouvoir exprimer pour rendre compte plus exactement de ma pensée. Chez nous, on appelle ça « l’esprit d’escalier »…., ou alors c’est juste du « slow thinking » ou le « swiss touch » … je ne sais pas, mais heureusement qu’il existe les blogs pour continuer à penser ensemble ! Cette journée a été un concentré de théorie et d’histoires, merci aux organisateurs : quand on a « le nez dans guidon » comme moi, il est bon d’entendre différents points de vue comme autant d’éclairages sur sa pratique. Le peintre Pierre Soulages disait : « Ce que je fais m’apprend ce que je cherche ». En ce qui me concerne, c’est en entendant les autres raconter la « narrative » et ses différents inspirateurs, que j’ai mieux compris ce que je faisais spontanément ; j’ai vu apparaître des racines et des liens que je ne soupçonnais pas et je vois mon chemin tout proche de la grande avenue tracée par Epston & White, que je viens de croiser.
Les idées « dont le moment est venu ». rien ne sert de s’y opposer. Ce qui me frappe, dans le discours sur l’approche narrative, c’est son vocabulaire si proche de l’espérance des militants pour un monde en transition, pour une civilisation plus humaine, pour celles et ceux qui revendiquent la décroissance, plus de liens moins de biens, les Colibris, les fabricants de monnaies citoyennes, les militants du revenu inconditionnel de base, les réveilleurs de société civile. Tous argumentent pour et travaillent au « reempowerment » des populations, à savoir le rétablissement de la dignité humaine, la revitalisation du sens de la responsabilité de chacun et la redéfinition des territoires de pouvoir des individus et des communautés. En somme l’approche narrative – telle que je la comprends – s’inscrit dans cet immense appel d’air et d’espérance qu’ont toujours représenté les contre-cultures pour un monde renouvelé, un changement de civilisation qui passera notamment par la mise à bas du régime économique dans lequel nous vivons, qui broie les humains et détruit la planète.
Ainsi, à la question finale de cette journée : « Comment ne pas être triste d’être triste ? » me viennent maintenant trois réponses. La question était adressée à Julien Betbèze qui venait de définir la dépression comme « la tristesse d’être triste », à savoir comme un jugement sur ses propres émotions et/ou une interdiction intérieure de ressentir. Il a répondu selon sa posture et ses critères de psychiatre (cf. compte-rendu). Me sont venus à moi, qui n’ai ni son savoir ni sa compétence, mais qui suis art-thérapeute et « maître-clown intérieur », d’autres arguments que j’aimerais partager : les clown-e-s intérieur-e-s s’emparent avec bonheur de toutes les émotions qui leur arrivent , tant du fond d’elles-eux-mêmes, que de l’interaction avec leurs comparses ou leur public. Ni négatives, ni positives, les émotions sont pour elles-eux des messages, des manifestations de l’être intérieur qui réagit à des stimuli. Les clown-e-s intérieur-e-s s’en repaissent comme autant de prétextes à improviser et à nourrir le jeu. En improvisation, toute émotion est un moteur, un déclencheur d’histoire sur lequel l’imagination greffe une situation, développe un récit. Jouer la tristesse en repérant ses points d’ancrage dans le corps, en l’amplifiant pour mieux ressentir, en la malaxant physiquement et en imaginaire, c’est mettre entre moi et ma tristesse le plaisir de jouer et d’être vu. Bref, pour ne pas être triste d’être triste, une des voies royales est le jeu sous le plus petit masque du monde : cette petite boule rouge qu’on se met sur le nez, qui suscite toujours la sécrétion de ces hormones très spécifiques du mieux-être qu’on appelle le sourire et le rire.
Une autre voie – car comme pour aller à Rome, il est de nombreux chemins en pays intérieur – est le geste créateur. Le postulat des art-thérapeutes est que la création en tant que telle transforme et donc met en mouvement et entame une « guérison ». Donner forme à sa tristesse au moyen de divers supports d’expression (terre, encre, peinture, papier, collages, écriture, etc…..) en s’y immergeant ou s’y confrontant, est une méditation dont on peut sortir étonné, voire émerveillé de ce que les mains – respectivement le corps – savent faire et raconter quand l’esprit leur lâche la bride. Cela se fait en passant à l’intérieur de soi du mode « command & control » au mode « confiance & lâcher prise & exploration sans jugement ». Donner forme, c’est mettre hors de soi de manière à rendre visible, tangible. C’est – en somme – « externaliser ». Après, on dialogue, on modifie, on adapte, on transforme…, la vie reprend ses droits en autorisant le changement et le plaisir y retrouve racine. Ainsi, la création autour de sa tristesse peut-elle devenir un grand moment de reconnexion à soi-même, et donc de joie profonde, pour autant que l’on accepte de s’y laisser immerger.
Troisième voie : la militance, pardi ! On nous a raconté Deleuze, Guattari, Foucault, on nous a raconté l’alchimie ravageuse du néo-libéralisme économique qui brûle sans vergogne les âmes des travailleurs et les ressources de notre planète pour les transformer en dividendes des actionnaires, et nous resterions seul-e-s avec nos souffrances et nos psys ? On nous a bien rappelé que « C’est bien le problème qui est le problème, et non pas la personne …. » sans oublier le complément ajouté par David Denborough : »…et la solution ne dépend pas que d’elle. » Communauté oblige. En militance, on partage sans doute la tristesse d’avoir perdu l’innocence de notre joie de vivre, certainement l’inquiétude quant à notre devenir collectif, probablement aussi beaucoup de colère et de peur de façon plus ou moins clairement exprimée, mais on partage assurément un sentiment de joie de ne plus être seul-e dans sa désespérance ainsi que la conscience même si encore confuse d’appartenir à la communauté de celles et ceux qui se lèvent pour faire entendre la voix de la résistance. Et lutter ensemble, c’est comme célébrer à la fois notre tristesse commune de voir ce que nous avons fait de notre monde et l’espérance qui nous tient, et de ce partage naît toujours une certaine joie, même carnassière, même éphémère, même aveugle ou irréaliste. Oui, bien sûr, il y a des militants tristounets, on est d’accord.
Mais la psychorigidité, le manque d’imagination politique et poïétique ne se situe pas au même niveau que la tristesse profonde la dépression. Disons alors « la militance à cœur ouvert ». celle du mouvement de la Transition qui revendique le bonheur et la créativité dans la lutte. Résister, c’est rester en vie et le raconter, c’est faire œuvre de cartographe, pour que d’autres puissent emprunter le même chemin. En somme, à la pharmacopée validée par la Faculté pour se guérir de la tristesse d’être triste, je propose – en toute modestie – d’ajouter ces médicaments probablement non reconnus par la Sécurité sociale que sont le jeu des clown-e-s intérieur-e-s, le geste créateur accompagné ou non et l’engagement dans l’un ou l’autre mouvement altermondialiste ou groupe de changement social.
PS : A ce propos, je signale l’initiative des militants de Bizi (au Pays Basque) : en 2015, se mettront en place un peu partout des Villages des alternatives sous le nom d’ALTERNATIBA, pour convaincre les gouvernements qui siégeront au Sommet COP21 pour le climat à Paris que les alternatives existent et que la société civile exige que des mesures contraignantes soient prises par tous les pays. Il me semble que la démarche narrative devrait être présente dans ces villages.
Cf. www.alternatiba.eu
*art-thérapeute et accompagnatrice de transition intérieure
CREAttitudes.ch
Mettre un nez rouge, retrouver le geste créateur, militer ensemble. Oui, on se rejoint totalement. Voilà trois choses essentielles que les problèmes détestent, je suis 100% d’accord avec toi.
A bientôt de te revoir Camille !
Merci Camille, pour ton article riche et stimulant.
Effectivement, je trouve que tous ces façons de traduire et d’exprimer son vécu dans le monde , ses histoires et sa relation avec ses propres histoires, sont toutes des pratiques cousines, ou soeurs; du moment que nous n’y apportons pas un sens inventé par nous et imposé sur l’expérience de l’autre…Que ce soit le clown, les thérapies expressives (dont je suis issue moi, aussi), l’approche narrative….
Sans compter tes réflexions sur l’engagement social, si fondamental aux Pratiques Narratives depuis leurs débuts. Ce qui donne sens pour moi à mon engagement dans cette pratique et avec cette communauté…
Cela étant dit, je voulais réagir à ta phrase: “D’autres plus légitimes que moi en feront sans doute le compte rendu sur ce blog.” Non, mais! En quoi tu n’es pas légitime????? Ton article généreux me donne la possibilité d’avoir une fenêtre à cette journée riche à la quelle je n’ai malheureusement pas pu assister.
Qui serait plus légitime que toi? le fait que tu aies partagé te rend à mes yeux entièrement légitime et ce que tu as dit m’a fortement intéressée. J’espère me conter parmi les membres de ton club alliés d’une histoire de légitimité 🙂
Un grand Merci!
( j’espère que d’autres aussi partageront leurs expériences et réflexions sur cette journée.)
Elizabeth
Bonjour,
Je suis séduite par les liens entre clown et pratiques narratives, et je suis heureuse de les retrouver exprimés ici par toi, Camille.
Le nez rouge est une voie royale pour se sentir en lien avec nos émotions, tu l’as dit. Et oser les goûter, s’y attarder, les vivre et s’en éloigner, bien conscient-e-s de ce qui nous habite à ce moment-là.
Je trouve que le monde de l’improvisation clown nous apporte aussi le renversement de point de vue, la capacité à regarder la situation d’un œil neuf, sans s’en laisser “conter” par l’explication la plus immédiate, la plus facile, la plus “normale”… J’aime les retournements de sens et de signification du clown, et je retrouve cette impertinence légère dans la pratique narrative. Ne pas “s’en laisser conter”, et préférer conter soi-même… nos plus belles histoires, sur la base de ce que le “plateau” (de théâtre, et de vie) nous apporte !
Merci de ce retour léger et positif et belle route, Ô Maître Clown Intérieur.
Pour répondre à la question de Pierre, sur l’externalisation du clown, je pratique avec des amis et dans un courant de formation clown, où nous nommons souvent notre propre clown-e et parlons de lui / elle à la troisième personne ! Et mon clown est déjà venu me prêter main-forte à l’occasion, dans toutes sortes de circonstances de la vie !
martine
Merci Camille pour cette belle contribution. Tu fais partie des nouvelles voix qui je l’espère, s’exprimeront désormais très souvent ici.
Le concept de clown.e intérieur.e est vraiment intéressant. Tu choisis de l’internaliser, est-ce que je peux te demander pourquoi ? Ne pourrions nous pas imaginer de l’externaliser ? En tout cas, quel beau support de re-membrement que ce.tte clown. et que de belles conversations en perspectives sur les unique outcomes qu’il nous apporte dans un monde mortellement sérieux !
Merci Camille,
Merci pour la résistance, pour l’espoir, pour le militantisme, la créativité, pour le sourire, le clown intérieur.
La pratique de la méditation permet également ce travail d’acceptation , de lâcher prise, de regarder nos émotions, bonnes ou mauvaises, nous traverser sans les faire nôtre.
Ne pas accorder plus d’intérêt à la tristesse.
Les enfants aiment pleurer devant des histoires tristes, et passer à une émotion de joie dès que l’histoire est terminée.
Laissons les couleurs de nos émotions faire de nous des êtres arc-en-ciel.
Merci de mettre tout cela à l’honneur .
Je ressens aussi dans la narrative, cette bouffée d’air pur, la créativité et le changement rendu possible à chacun.
laure