Par Chantal Caumel
Voici un article qui reprend les principes de la construction sociale de l’identité pour les appliquer non pas dans un contexte de thérapie ou de trauma mais dans une merveilleuse initiative de la vie quotidienne permettant de renforcer des connexions entre des gens reliés par cet étrange relation que l’on nomme « amitié ».
Nous les appellerons Alain et Laurence. Alain cherchait une idée de cadeau pour Laurence pour ses 60 ans. Il avait trouvé une idée sans se douter qu’il allait contribuer à redonner vie à des histoires « préférées » que Laurence avait oubliées ou mises dans un coin de sa mémoire.
L’idée était de demander à toutes les personnes qui avaient contribué à une influence positive dans la vie de Laurence et qui avaient gardé un bon souvenir de leur relation d’envoyer un petit mot pour son anniversaire. Cette idée devint un grand projet car Alain ne se doutait pas qu’il allait passer un an à recueillir plus de 100 messages des amis, des copains, des gens qui avaient connu Laurence et qui étaient heureux de se relier à des souvenirs avec elle.
Les relations d’Alain au travail ne connaissent pas cette histoire d’Alain. Ils ont en tête d’autres histoires, par exemple celle d’avoir pris de nombreux risques dans son dernier poste et qu’il s’est fait piéger alors qu’il espérait terminer en beauté avant sa retraite. Un récit où il peut y avoir plusieurs lectures possibles sur les derniers évènements de sa vie en entreprise : une lecture qui rend hommage à ses valeurs de respect et de confiance dans les gens qui l’entourent ; Une toute autre lecture qui le relie à un problème qui reprend de la place et tente de lui dire qu’il aurait pu voir venir et qu’il fait trop confiance aux autres… Une histoire de trahison.
Comment certaines histoires de vie prennent-t-elles le dessus par rapport à d’autres ? Les histoires sont parfois soutenues par des problèmes qui projettent une lumière sombre ou éclairante sur sa vie et sur son identité. Les 2 histoires d’Alain font parties de multi-histoires de sa vie. Certaines d’entre elles pourraient à elles seules tracer un sillon identitaire assombri par un problème de trahison. D’autres, remises en lumière, initient un autre regard qui définit une autre ligne de vie, allant du passé vers le futur, porteuse de fierté et d’espoirs.
Alain a été surpris de l’enthousiasme des gens qu’il avait contactés pour participer à ce projet d’anniversaire. Il a reçu de nombreux appels et messages qui rendaient hommage à son initiative. C’est peut être de cela dont sa surprise a été la plus grande. Comment lui est venue cette idée ? Qu’est-ce que ce projet représente pour lui ? Qu’est-ce que cette initiative dit de lui ? D’une certaine manière, Alain a pris conscience que les personnes prenaient un rôle de témoin de récits de vie de Laurence. En allant de surprise en surprise, Alain se rendait compte que son projet contribuait à (re)mettre en lumière des histoires dans la vie de ceux qu’il avait contactés.
La plupart des personnes qui avaient été en relation avec lui étaient touchées d’être reconnues comme faisant partie des meilleurs souvenirs de Laurence. Une exploration narrative pourrait permettre d’étoffer les conversations entre Alain et les personnes ; par exemple sur la question de contribution de chacun dans la vie de l’autre : en repensant au passé, qu’est-ce qu’elle appréciait chez vous ? Qu’est ce qu’elle reconnaissait chez vous et que d’autres n’ont pas ? Et vous, que lui avez-vous apporté dans sa vie ? Est-ce que vous pensez que le fait de vous connaître et d’être de nouveau relié avec elle pourrait mettre en perspective des principes de vie qui comptaient pour elle dans sa vie ?
Un an après, Alain a remis à Laurence ce cadeau fait de plus 100 témoignages-souvenirs sous forme de cartes postales, de lettres, de vidéos, d’enregistrements sur cassette, de musique, de dessins, de petits mots sur un bout de papier. Laurence a lu et entendu tous les messages pendant une bonne partie de la nuit. Profondément touchée par ces témoignages de nombreuses histoires oubliées, qui faisaient à nouveau surface dans sa vie. Elles parlaient de courage, d’audace, de joie de vivre et aussi de voyage, d’expériences, de compétences, d’initiatives. Parmi tous les témoignages, Laurence a naturellement sélectionné les personnes qui comptaient pour elle et avec qui elle était heureuse de garder un lien. Elle a conservé quelques messages précieux avec elle. Elle se surprend parfois à les relire. Ils sont pour elle source d’énergie et d’espoir dans sa vie.
Si par la lecture de cette histoire l’idée d’un cadeau narratif vous tente et peut être aussi qu’elle résonne avec votre métier et votre vie, je vous livre quelques principes narratifs qu’Alain, sans le dire ou sans imaginer le savoir a acquis dans ses nombreuses expériences, et plus particulièrement dans celle-ci :
– Ecrire un message un mot, une lettre à une personne, c’est avoir la possibilité de lui donner un nouvel éclairage, une nouvelle signification d’une expérience de vie.
– Etre témoin dans une histoire de vie d’une personne c’est pouvoir lui donner la possibilité de mettre en lumière des histoires oubliées qui renforcent son identité « préférée » et ouvrent de nouvelles perspectives pour la suite.
– Mettre au cœur d’une histoire une initiative individuelle, c’est redonner à la personne un autre regard sur elle-même et lui attribuer une position d’auteur de sa vie.
– Se relier à des histoires et des personnes, c’est sortir d’un possible isolement, c’est pouvoir redéfinir / élargir son « club » de vie.
– Contribuer à donner du sens à la vie de l’autre peut donner du sens à notre vie.
– Notre identité se façonne et évolue au travers de multi-histoires de notre vie reliées avec d’autres histoires d’autres vies.
Parti pris : j’ai choisi de mettre le projecteur sur Alain ; il aurait pu être posé naturellement sur Laurence ou bien encore sur les personnes qui lui ont adressé un message.
Une citation de Barbara Myerhoff : « la vie acquiert une forme qui s’étend en arrière vers le passé et en avant vers l’avenir ».
Bonnes fêtes de fin d’année !
Chantal Caumel
Ce cadeau mes filles me l’ont offert pour mes 60 ans. Des invités surprise dont je devais deviner l’identité… les yeux bandés. En évoquant ce souvenir sourire et larmes de bonheur. A l’époque je ne savais rien de la narrative, maintenant je sais à quel point cet évènement l’a été. Des années ont passé, pourtant e les revois et les ressens tous autour de moi ceux qui “encore” présents et ceux qui, depuis, ne sont plus là, les absents qui vivent en moi.
Merci Chantal pour tout et particulièrement cette citation !
Quelle merveilleuse idée !
Je connais des personnes de moins de 60 ans à qui cela pourrait donner des ailes…
Et si nous le faisions nous-même pour les personnes qui nous ont côtoyés durant notre existence, pour exercer notre gratitude envers eux et nous nourrir de notre passé … Juste pour le plaisir de dire merci, sans même les transmettre ?
Je commence tout de suite … Mon premier Merci est pour Chantal qui partage ce témoignage (celui-ci fait exception, il est adressé 🙂
Comme disait Sartre (je crois, mais je n’en suis pas sûr): “Ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on a fait de nous, c’est ce que nous faisons de ce qu’on a fait de nous”.
Tu as raison Florence, ton commentaire me rappelle une phrase qu’affectionnait Michael White : “nous naissons tous comme des copies, puis au fil de la vie, nous devenons des originaux”…
Merci, Chantal, de ce témoignage magnifique qui rejoint la sagesse d’autres civilisations où s’apprécient le temps et l’âge des protagonistes qui de facto le portent comme autant d’occasions de partager, de contribuer, de donner, de recevoir, de vivre en un mot. Cela s’appelle grandir en âge pour moi. Densité d’être et reconnaissance du caractère unique de nos destins, c’est beau, simple aussi. Et si l’on continue ainsi, imaginez ce qu’on va se recevoir à 80 ans. Inspiring indeed!