Par Catherine Mengelle et Patricia Grellety
D’clic ton avenir
Empruntées par Michael White et David Epston à la philosophie critique, et développées par les pratiques narratives dans des contextes d’accompagnement, de thérapie, et de travail social, les notions de déconstruction et d’exploration du contexte élargi demandent aux praticiens habitués à des traditions de raisonnement causal de faire un gros effort de repositionnement. Catherine et Patricia mettent en perspective et approfondissent ces notions en nous apportant des pistes de réflexion qui clarifient les distinctions entre deux processus puissamment reliés entre eux.
Patricia et moi, travaillons ensemble dans le cadre de D’clic ton avenir. Suite au dernier article posté par la Fabrique, nous avons commencé un matin à débattre, avec beaucoup d’enthousiasme et de richesse je crois, de la notion de contexte élargi. Après coup, il m’a semblé que nous nous étions un peu embrouillées dans les concepts. Pourtant, nous lisons toutes les deux beaucoup, pourtant nous avons suivi les ateliers de la Fabrique, elle avec Elizabeth, moi avec Pierre, pourtant j’ai assisté à la Classe de Mer de Stephen Madigan où nous n’avons parlé pratiquement que de ça, pourtant j’ai fait des quantités d’exercices sur le sujet, en atelier, en classe de mer, en groupe de pairs… Le sujet n’est pas si simple certainement, beaucoup moins par exemple que celui de l’externalisation, qui, par son langage étrange, se reconnaît plus facilement. C’est pourtant lui qui donne à l’approche narrative cette couleur si spécifique dans le monde de l’accompagnement et qui fait que cette approche m’est si chère. Je m’aperçois en tous cas, que j’ai besoin de revisiter les concepts régulièrement, de revenir sans cesse (comme au rugby !) aux fondamentaux. Je pense au jongleur et aux heures qu’il passe à s’entraîner. Combien de balles doit-il faire tomber avant d’y arriver ? Et quand il y arrive, il n’a envie que d’une chose, c’est d’essayer plus difficile ! Je crois que cela l’amuse…
Pour revenir au contexte élargi, j’ai l’impression que nous avons confondu un peu vite dans notre discussion la notion d'”exploration du contexte élargi” avec celle de “déconstruction”. Voici le point que cela m’a amené à faire pour remettre mes idées en place :
• L’exploration du contexte élargi, c’est l’idée d’élargir la zone d’exploration du problème à la société dans laquelle la personne évolue, pour sortir des conclusions minces construites, pour mettre du sens dans ce qui se passe, par les gens et les familles et qui enferment souvent les gens dans une étiquette.
Exemple de conclusion mince proposé par Alice Morgan : un jeune voleur qui agissait ainsi pour se rendre intéressant, parce que sa mère n’avait pas pu s’occuper de lui comme elle aurait dû quand il était petit.
Devant cette conclusion familiale qui s’était imposée au jeune, Alice s’est efforcé d’élargir le cadre et s’est intéressée à l’environnement socio-culturel dans lequel ce jeune homme évoluait. Une autre conclusion possible est alors apparue : elle a appris que, dans son quartier, il fallait prouver qu’on était capable de commettre un vol pour être reconnu et accepté par les groupes de son âge. Cette idée nouvelle a ouvert la porte à d’autres développements, beaucoup plus riches, sur ce qui est important pour ce jeune garçon, et à une histoire alternative lui permettant de redevenir auteur de sa vie.
Explorer le contexte élargi revient donc pour le praticien narratif à prendre en compte et explorer l’environnement social, politique, économique, culturel plus global, à ne pas s’en tenir uniquement au contexte proche, familial ou professionnel.
• La déconstruction, c’est le fait de questionner les idées toutes faites, les jugements de valeur, tout ce qu’on tient pour vrai, les idées reçues, les chartes, les dogmes, les conventions, les normes dominantes, etc.
Exemples : il faut souffrir pour être belle, on ne travaille bien qu’assis à un bureau, dans la vie il faut en baver, un coach ne se met jamais en colère, les hommes ne pleurent pas, les petites filles sont amoureuses de leur père, les chefs ne mangent pas avec les employés, il faut manger cinq fruits ou légumes par jour, les problèmes de vie privée ne doivent pas entrer dans la sphère du travail, les adultes savent bien ce qui est bon pour les enfants, une femme doit travailler pour être indépendante, une femme ne doit pas travailler pour mieux élever ses enfants, on mange à table, l’homme est le chef de famille, on commence toujours un séminaire par un tour de table, il est normal de souffrir pour mettre au monde, le coaching c’est pas de la thérapie, dans ma boite on ne part pas avant 19-20h, etc. Je pourrais en remplir des pages et des pages…
Il s’agit de questionner et de discuter ces idées (en commençant par mettre en place une écoute permettant de détecter les “il faut que” ou les “je devrais”), non pas pour les détruire ou les combattre forcément, mais simplement pour mieux comprendre d’où elles nous viennent, qui elles honorent dans nos vies, mieux comprendre pourquoi elles nous mettent en difficulté parfois et pourquoi on y tient pourtant autant, pour nous autoriser à renégocier peut-être notre relation avec elles, pour nous en libérer un peu éventuellement, dédramatiser, faire nos propres choix en conscience, et aider nos clients à faire de même.
Même si ces deux concepts sont liés (les idées reçues proviennent souvent du contexte élargi), ce n’est pourtant pas tout à fait la même chose. Pour les distinguer, je mettrais en évidence les deux couples conceptuels ci-dessous, où le tiret pourrait signifier quelque chose comme : “…résiste contre les…”.
Explorer le contexte élargi – conclusions minces
Déconstruire – idées reçues
Des exemples de questions d’exploration du contexte élargi
Quel est le contexte de ton travail, lycée, école ?
Combien de temps te faut-il pour aller au travail, au lycée, à l’école ?
Quelle est l’image de la femme / de l’homme dans la société dans laquelle tu vis ?
Comment est-ce que ton budget a évolué ces dernières années, ces derniers mois ?
Comment ça se passe chez toi ? Peux-tu décrire ta chambre ?
Quelle est l’ambiance dans ta classe ? Dans ton lycée ? A ton travail ?
Quel est le contexte économique actuel ?
Quels sont tes moyens de déplacement ?
Comment ça se passe dans ton quartier ?
Quelles sont les perspectives de la société dans laquelle tu travailles ?
Quelles sont les règles de vie de ton groupe d’amis ?
Quels objectifs poursuit l’entreprise où tu travailles ? Qui sont les actionnaires ?
Quelles étaient les valeurs véhiculées par ta formation ? Quel est le statut de ton école ?
Dans quel contexte culturel as-tu été élevé (religion, idéologie, valeurs, etc.) ?
Etc.
Des exemples de questions de déconstruction
• D’où te vient cette idée ?
• Pourquoi, à ton avis, est-elle aussi importante pour toi ?
• Que se passerait-il si tu faisais autrement ?
• Est-ce que cette idée te rappelle une histoire importante dans ta famille ?
• Comment sais-tu que cela est aussi important dans la vie ?
• Qui te l’a dit ?
• Depuis quand le sais–tu ?
• Où l’as-tu entendu pour la première fois ?
• Y a-t-il une maxime familiale qui t’est chère ?
• Est-ce que tout le monde est d’accord avec cette idée ?
• Es-tu complètement d’accord avec cette idée, ou est-ce que ça dépend des fois ?
• Quand est-ce que tu penses que ce n’est pas forcément une bonne idée ?
• Est-ce que cela se fait dans toutes les familles, tous les pays, toutes les religions… ?
• Y a-t-il des moments dans ta vie où tu n’as pas respecté cette idée ? Que s’est-il passé alors ?
• Etc.
La grande difficulté des questions de déconstruction pour moi, c’est de parvenir à les poser en conservant la posture narrative de curiosité et de non-jugement, donc de ne pas prendre un ton qui agresse lorsque je les pose. Pour m’entraîner à ça, j’essaie aujourd’hui, dans mes entretiens, de questionner aussi et surtout les idées de la personne avec lesquelles je suis, de mon côté, tout à fait d’accord (par exemple : mon fils sait bien ce qui est bon pour lui… wow !). Je m’entraîne à m’intéresser aux arguments qui déconstruisent mes idées les plus chères ! Il me semble que mes questions sont alors plus douces et moins agressives pour la personne qui les reçoit. Elle les prend plus comme un jeu intellectuel, ce qui n’enlève rien à leur efficacité narrative. L’idée, ce n’est pas qu’il faut adopter absolument un point de vue contraire mais c’est de comprendre d’où vient que l’on pense ainsi pour retrouver sa liberté de pensée et d’action. Déconstruire n’est pas détruire, c’est plutôt retrouver les plans de construction.
Déconstruire les idées provenant de mon contexte élargi et retrouver ma liberté de pensée et d’action, un travail de tous les instants pour moi.
Merci Catherine de la générosité avec laquelle tu nous fait partager tes réflexions.
J’aime beaucoup en particulier quand tu dis “déconstruire n’est pas détruire mais retrouver les plans de construction”..Je trouve que ta réflexion élargit et ouvre le concept de déconstruction.