Par Elizabeth Feld
Quelle influence la langue qu’on parle à-t- elle sur notre paysage de l’identité? Sur notre relation avec le monde, les autres, notre contexte ?
Whose woods these are, I think I know
His house is in the village, though
Dans cette grande plaine l’autan froid se joue
Ou par de longues nuits la girouette s’enroue
He will not mind me stopping here
To watch his woods fill up with snow.
Mon âme mieux qu’au temps du tiède renouveau
Ouvrira largement ses ailes de corbeau. (1)
Qu’est ce que ça veut dire pour vous d’être bilingue ?
Quel est l’effet sur vous de parler dans vos différentes langues?
Qu’est ce que cela évoque pour vous?
Est ce que de parler dans une langue ou dans une autre évoque différentes histoires ou aspects de votre identité?
Dans quelle(s) langues rêvez vous?
J’ai eu des immersions dans la bilingualite depuis très jeune. Mon père racontait l’histoire d’un bac à sable où je jouais en Tchécoslovaquie à l’âge de 2 ans après avoir passé un an en Italie dans un bain bilingue. Apparemment je me mis à parler avec les autres petits enfants en italien, et, quand ils ne répondaient pas, je continue à jouer toute seule pendant un petit moment en réfléchissant et puis je retourne vers eux et commence à leur parler en anglais.
Quand ceci ne produit pas plus de résultats, me dit-on, je reste plantée là, ne sachant plus quoi faire. Depuis, dès qu’on me met dans une culture, je me mets à parler la langue dès que je peux, comme je peux. L’identité étant une construction sociale, j’ai compris jeune l’aspect social de la langue. Ce trouble dont je n’ai pas de souvenir conscient à sans doute contribué à ma facilité d’immersion totale et rapide,dans une langue, parlant avec les autres dès que je peux, tant bien que mal.
Cette notion de l’identité comme construction sociale s’est traduit chez moi par un message très fort que ” si tu veux être en lien, tu te débrouilles pour parler la langue. Sinon tu seras toute seule dans ton bac à sable.” contrairement à ceux qui n’osent pas parler par peur d’être ridicules, je n’ose pas ne pas parler. C’est la survie sociale.
N’empêche que l’expérience d’être bilingue me fait poser des questions sur l’effet de la langue qu’on parle sur les histoires identitaires qui sont évoquées.
Dans la continuité de mon aventure de bilinguisme, je me rappelle, à 14 ans, à mon retour aux USA après un an passé en France et dans un lycée français, m’être rendue compte que je me sentais différente selon la langue que je parlais. De parler français m’évoquait un monde et un paysage identitaire plus poétique et plus imagé. Mon âme adolescente s’y retrouvait dans le paysage de richesse récemment découverte de l’ombre de Camus, de Baudelaire. Ce paysage, bien que je ne le formulais pas ainsi à cette époque me semblait plus impressionniste. Les paysages anglophones étaient pour moi comme les photos que je faisais à cette époque, en noir et blanc, et avec beaucoup de teintes de gris. Plus affirmés, plus actifs, peut-être plus dans le paysage de l’action. Je me rendais compte qu’il y avait des expériences que je ne pouvais pas partager avec mes copines américaines, mais que ces ” choses” se situant sur un plan de demi-teinte , impressionniste, je ne pouvais même pas me le formuler.
Quand je parlais français j’avais l’impression de tirer mes forces et mes sources de ressourcement des arts créatifs (peinture, écriture). En anglais je me sentais plus dans un paysage de l’action, plus terre à terre et d’ailleurs plus connectée à la force de la nature.
Maintenant la question se pose aussi de quelle est la partie de l’influence qui vient de la langue elle- même et comment joue l’influence du contexte physique de la langue. Car mes expériences avec l’anglais sont en lien avec le continent de l’Amérique du Nord ou la nature est très forte et mes expériences françaises étaient à l’époque et le sont toujours en contact plus avec la ville de Paris, ville riche de culture.
Cette question s’est récemment re-posée à moi quand j’ai reçu un client de double nationalité canadienne-française. D’origine française il est parti jeune adulte pour le Canada (anglophone) où il s’est construit et ou il a construit une identité qui lui convenait à 100% et qui était soutenue par la culture canadienne. Cette histoire et identité préférées étaient si fortes et si positives pour lui qu’il a pris la nationalité canadienne. Revenu en France pour le travail, il a rencontre une française avec qui il aimerait construire sa vie, qui elle, pour des raisons logistiques ne pourra pas partir au Canada. En fait, s’il veut rester dans la relation, il doit rester en France, et pour le moment il n’arrive ni à traduire ni a exprimer son identité préférée en français. Notre première séance s’est déroulée d’abord en français et puis en anglais. Nous avons vite constaté que quand il parlait en anglais, il arrivait à rester en contact avec cette identité préférée et positive et ce n’était que quand il parlait français, qu’il ressentait une souffrance, qu’en français qu’il y avait des larmes qui venaient. Notre travail, que nous débutons, c’est de l’aider à pouvoir vivre “l’histoire verte” en France, alors que le contexte français pour lui soutient “l’histoire grise” .
Cet accompagnement, et la constatation de l’impact sur la présence des deux histoires vis à vis de la langue parlée à restimule ma curiosité sur les expériences de bilingualite, et des influences que la langue parlée pourrait avoir sur l’identité.
Je vous invite à m’accompagner dans cette exploration, si elle vous intéresse, en répondant sur les questions qui vous intéressent ou de répondre en racontant votre propre expérience avec le multi – linguisme.
Quelques questions pour lancer le sujet:
Vous considérez – vous comme complètement bilingue? trilingue ? Bilingue avec une langue plus ” maternelle” qu’une autre? Avoir une très bonne connaissance d’une deuxième langue mais ne se sentant pas bilingue?
Quand avez- vous débuté vos expériences multi-lingues?
Avez- vous adopte une langue plus tard lors d’une immigration, etc?
Avez – vous été expose très tôt à une autre langue sans forcément la parler? (patois, Languedoc, basque, yiddish etc).
Y a t’il une langue que vous favorisez ou rejetez? Savez- vous pourquoi?
Qui étaient les détenteurs de chaque langue?
Y avait il (y a- t-il) un contexte de culture ” dominante/ minoritaire”?
Qu’associez – vous avec chaque langue ( valeurs, identité, images, sensations…) ?
Que vous apporte chaque langue?
Les questions du début de l’article :
Quand vous êtes en colère, quelle langue sort? Très en colère? Hors de vous?
Dans quelle langue comptez- vous? ( il parait que lors de la guerre froide on pouvait déceler des espions autour de cette facteur-là…)
Quelles nouvelles réflexions/ idées cette discussion aurait- elle pu ouvrir pour vous?
(1) Robert Frost Stopping by the woods on snowy evening
Whose woods these are, I think I know
His house is in the village, though
Dans cette grande plaine l’autan froid se joue
Ou par de longues nuits la girouette s’enroue
He will not mind me stopping here
To watch his woods fill up with snow.
Mon âme mieux qu’au temps du tiède renouveau
Ouvrira largement ses ailes de corbeau.
Whose woods these are, I think I know
His house is in the village, though
He will not mind me stopping here
To watch his woods fill up with snow.
My little horse must think it queer
To stop without a farmhouse near
Between the woods and frozen lake
The darkest evening of the year.
He gives his harness bells a shake
To ask if there is some mistake.
The only other sound’s the sweep
Of easy wind and downy flake.
The woods are lovely, dark, and deep,
But I have promises to keep,
And miles to go before I sleep,
And miles to go before I sleep
Et:
Charles Baudelaire. Brumes Et pluies
Ô fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue,
Endormeuses saisons ! je vous aime et vous loue
D’envelopper ainsi mon coeur et mon cerveau
D’un linceul vaporeux et d’un vague tombeau.
Dans cette grande plaine où l’autan froid se joue,
Où par les longues nuits la girouette s’enroue,
Mon âme mieux qu’au temps du tiède renouveau
Ouvrira largement ses ailes de corbeau.
Rien n’est plus doux au coeur plein de choses funèbres,
Et sur qui dès longtemps descendent les frimas,
Ô blafardes saisons, reines de nos climats,
Que l’aspect permanent de vos pâles ténèbres,
– Si ce n’est, par un soir sans lune, deux à deux,
D’endormir la douleur sur un lit hasardeux.
Merci, Lydie!
pour tous tes partages sur le personnel et le professionnel.
Et ce film, où est ce qu’on pourrait le trouver?
Et voila
Je reviens enfin vers toi Elizabeth après avoir déjà un peu échangé avec toi par oral. Cet échange sur les langues que nous parlons , celles qui parlent d’une certaine part de nous, celles qui soutiennent nos histoires préférées est un sujet qui me passionne et qui résonne pour moi.
J’ai eut la chance de pouvoir vivre trois mois aux USA , à Boston exactement pendant trois mois en 2002. Cet langue américaine restera pour moi la langue de l’accueil chaleureux et démonstratif , une langue théâtrale plus que sérieuse , une langue simple sans chichi , sans recherche de tournures de styles ou d’ego … Quand je parle cette langue la part de mon identité qui aime la théâtralité, l’authenticité et les rapports chaleureux revis immédiatement , l’histoire de problème n’a plus sa place car elle n’a plus de mots français pour s’exprimer …
Cette réflexion sur les langues apportée par ton article , m’a finalement poussée à réaliser une partie de l’arbre de vie en anglais. En effet la coachée a commencé par me dire que les USA était sa plus grosse racine et elle a commencé à le dire en anglais ! J’ai donc saisit l’opportunité pour continuer dans ce langage … Ce qui a bien fonctionné car son histoire de problème lié à l’expression n’est pas présent quand elle parle anglais !
Je pensais m’arrêter là sur ce sujet mais le film que j’ai eut la chance de voir hier soir m’a encore conforté dans cette idée de l’importance de la langue et du contexte culturel dans l’accompagnement.
Le film s’appelle Jimmy P , il raconte l’analyse d’un indien des plaines par Devreux qui est un analyste et anthropolgue français. Dans le film il parle en anglais avec son patient mais il lui demande de traduire les mots importants pour lui dans la langue de sa tribu ! Ce film est un magnifique film narratif qui apporte de vrais réponses sur ce sujet !
Merci encore Elizabeth et aux autres personnes pour l’initiative et pour les réponses qui apportent énormément!
Bises à toutes
Lydie Chevalier
Alors, Frédérique, peux tu nous raconter une histoire sur comment tu parles l’espagnol avec les mains?!
C’est super intéressant et intriguant!
El espanol con los manos?
Si!
elizabeth
Merci pour ce texte intéressant poétique et touchant de cette petite fille dans le bac à sable, à cette utilisation de cette ressources en narrative.
Cela me renvoie à ma propre expérience loufoque en Espagne (je ne parle pas espagnol sauf avec les mains)! Bises
Merci, Sandrine pour ce beau partage sur l’arbre de vie fait dans la langue maternelle! (ou celle dans laquelle ils sont le plus à l’aise).
C’est magnifique, tu nous a fait visiter un moment magique dans tes coachings. Merci!
Elizabeth
Elizabeth,
Thank you so much pour ton article.
J’ai été touchée, bouleversée même à la lecture de ton écrit.
Je n’ai rien de “consciemment” bilingue en moi 😉 Par contre, c’est sûre que c’est venu toucher quelque chose d’inconscient et d’archaïque.
Je te remercie donc chaleureusement d’être venue toucher mon inconnu et de m’avoir donné envie d’aller visiter dans mon travail de développement personnel, ces ancêtres russes, suisses allemands, italiens, espagnols.
Je m’excuse de ne pas pouvoir répondre à tes belles questions Elizabeth, mais
l’expérience que je peux partager avec vous, est une partie du travail que je propose aux classes d’élèves de C.L.A., c’est-à-dire, des ados étrangers qui viennent d’arriver en France et qui doivent poursuivre leur scolarité dans un lycée français. Lorsque je les accompagne, ils sont en classe de 3ème et nous travaillons ensemble sur leur recherche de stage, que l’on fait classiquement en classe de 3ème. Ces coachings sont toujours collectifs et je vois chaque classe seulement 4 fois. La plupart d’entre eux parlent vraiment mal le français. Aussi, à la dernière séance, pour visiter leur estime et leur confiance en soi, je leur propose systématiquement de réaliser pendant 2 à 3 heures leur Arbre de Vie et de tout écrire dans leur langue ou dans la langue où ils sont le plus à l’aise.
Cette séance est toujours chargée d’émotions ; certains ont fuit des guerres avec leurs parents, d’autres ont dû quitter leur pays tout seul. Un silence de cathédrale s’invite systématiquement lors de cette séance particulière. A travers leurs dessins de l’Arbre, je vois des visages s’illuminer, se concentrer, s’ouvrir, pour venir déposer sur le papier des oeuvres d’art, des “hiéroglyphes” tibétains, japonais, chinois, mongoles, arabes, grecs, etc)… des arbres qui n’ont pas les mêmes formes ni les mêmes senteurs que les nôtres. Nous parcourons le paysage de l’identité par le geste et par le trait mais peu par la parole, faute de mots en commun, mais le voyage, à chaque fois que je le fais avec eux, emplit la salle de classe d’émotions, de joies et de fiertés.
Bien à Toi. See you soon
Sandrine
Un grand merci, aux 2 Catherines pour vos partages si riches et éloquentes. Quel bonheur que d’avoir ouvert une discussion aussi riche!
Et oui, avec grand plaisir, Catherine Farzat, pour échanger plus amplement!
Elizabeth@fabriquenarrative.org
Je souhaite également partager ( avec sa permission) un retour intéressant que m’a fait une amie à laquelle j’avais demandé de relire mon article. Elle est ecrivaine, métissée, a grandi en Françe avec un père noir d’origine Martiniquais et une mère blanche d’origine française:
“Je viens de lire ton article, il est extrêmement intéressant même si personnellement je me sens peu ou pas concernée. En même temps que j’écris cela, je me rends compte que je n’exprime pas le fond de ma pensée, la langue est pour moi synonyme de frustration, je n’ai pas connu la langue créole que mon père ne parlait jamais car interdite pendant son enfance , il lui fallait parler uniquement français et un français académique pour être considéré comme un humain, c’est-à-dire, comme un blanc, c’est-à-dire pour être autorisé à sortir de la condition de sauvage , donc de nègre, donc d’africain. Parler la langue française permettait d’oublier qui l’on était, d’où l’on venait et les blancs s’employèrent plusieurs siècles durant à assimiler l’africanité et tout ce qui s’y rapportait à étant honteur, à ignominie.
Je parle très mal l’anglais pour ne pas l’avoir suffisamment pratiqué et ne l’avoir appris que de façon scolaire, sans immersion suffisante dans un pays anglophone.
Je me rends compte , contrairement à mes ancêtres africains mais certainement dû au fait que l’on nous a obligés à “ravaler les mots”, que j’ai aussi des difficultés dans l’oralité, d’où mon besoin de me retrouver dans l’écrit. D’ailleurs, à la fac, j’ai travaillé certains anglais, en anglais et à l’écrit”
Mes grands-parents paternels ont été élevés à la campagne en patois et en français. Ils nous ont toujours parlé français mais sur son lit de mort, ma grand-mère a pris la main de son mari et lui a dit doucement : “Moun brave omi”. Je m’en souviendrai toute ma vie.
Ma grand-mère maternelle, elle, utilisait le patois pour râler après nous quand on l’embêtait. Je me rappelle par exemple d’une expression prononcée sur un ton mi exaspéré mi amusé : “Ouh, quino segue… !”, qui signifiait qu’il fallait arrêter d’être toujours dans ses pattes.
La France entière a été obligée de perdre son âme et sa poésie pour une langue unique. La disparition des langues régionales est insensée, c’est un exemple des ravages du pouvoir moderne selon Foucault : dans les familles, les gens se sont auto-régulés et ont eux-mêmes corrigé leurs enfants. Pourtant leurs cœurs sont restés patois, il me semble, attisés par une petite étincelle de résistance, qu’ils nous ont léguée sans le savoir (à moins que…).
Je ne te réponds pas vraiment, Elizabeth, mais tu me donnes l’occasion de repenser à mes grands-parents. Leur patois gascon était pour moi la langue de la liberté, une langue espiègle, pleine d’images, une langue pleine de gentillesse, une langue qui allait et venait au gré des petits pays et qui pouvait s’écrire un peu comme on voulait, une langue qui exagérait et qui s’accompagnait de beaucoup de gestes pour appuyer le propos et mieux se faire comprendre : le béret changeait ainsi souvent de place sur la tête et les poissons pêchés étaient toujours grands “atau, que’t disi”, surtout après l’apéro !
Merces Elizabeth per aqueth beth article e adishatz !
Merci de votre article, Elisabeth, et des beaux poèmes.
Ça fait longtemps que je m’intéresse à la manière dont on vit ses langues, d’abord pour des raisons personnelles, puis professionnelles et personnelles.
Petite, il y avait une langue interdite aux enfants à la maison, la langue d’avant l’exil, la langue d’avant son assassinat, langue que les parents et grands parents parlaient entre eux, mais pas avec les enfants, à qui il fallait donner toutes les chances de ne pas subir l’ostracisme qu’avaient vécu leurs aînés, et puis il y avait des choses à ne pas dire devant les enfants…. Les enfants n’étaient pas censés la comprendre, cette langue, jusqu’au jour où… je comprenais.
De cette enfance, j’ai gardé une joie pour les accents, plaisir des rythmes et intonations différents, saveur presque charnelle des sonorités, des mots en eux-mêmes, craquants, claquants, chuchotés sous la langue, de leur étymologie aussi. Depuis, j’ai eu l’occasion de m’interroger longuement, lorsque j’ai accompagné une personne parlant sans accent, sur comment expliquer cette quasi absence de « signe d’appartenance », de « dépôt ». Précisons que je ne crois pas être frappée de surdité auditive … J’avais jusqu’ici considéré les personnes comme fondamentalement « attachées », dans le sens que donne Tobie Nathan, lui qui envisage « les personnes, leur fonctionnement psychologique individuel, les modalités de leurs interactions à partir de leurs attachements – attachements multiples à des langues, à des lieux, à des divinités, à des ancêtres, à des manières de faire.». Des réponses trouvées avec cette patiente, j’en fis une première hypothèse dans une recherche ultérieure.
Plus tard, j’ai appris quelques langues comme un jeu d’enfant, sans inhibition. Enfin, ne pas savoir était autorisé, sous couvert du « statut » d’étranger. C’était une autorisation à jouer, à régresser jusqu’au balbutiement, à faire des périphrases pour se faire comprendre, comme le ptit enfant qui fait des trouvailles incroyables pour contourner le mot qui ne vient pas au bout de la langue. Régression d’autant plus facilitée qu’elle a pu, aussi, une fois, se faire dans une relation amoureuse !
Un analyste, Erwin Stengel, s’est demandé, en 1939, si et comment une nouvelle langue modifie la pensée et la correspondance entre les images de la langue maternelle et de la nouvelle. Il semblerait que les images accompagnant les mots deviennent plus primitives, plus vivantes. Les relations spontanées entre images visuelles et mots sont altérées par l’apprentissage d’un nouveau vocabulaire. Un nouveau mot, ce n’est pas seulement une acquisition intellectuelle, mais un élément qui s’insère dans un réseau d’associations sensorielles et émotionnelles différentes de celles dans lequel s’inscrivait le mot correspondant dans la langue d’origine, et ce nouveau réseau associatif modifie donc notre relation aux choses. Conscient de la racine sensorielle et corporelle de nos processus de pensée, qui par la suite, peuvent s’articuler jusqu’aux niveaux les plus symboliques, Stengel cite le cas de personnes qui progressent jusqu’à un certain point, puis stagnent : elles résistent ainsi à la blessure narcissique qui les menace En d’autres termes, cela veut dire que pour pénétrer dans les aspects les plus intimes et profonds d’une langue, il faut une régression, je dirais un renoncement au tout pouvoir du conscient et du moi, et à l’illusion narcissique de la primauté de sa langue sur celle des autres, sacrifice qui seul permet cette régression vers les processus primaires.
J. Amati-Mehler, dans «La Babel de l’inconscient » rappelle qu’il est parfois « plus facile d’apprendre une langue dans des situations induisant spontanément des mouvements régressifs, tels qu’une relation amoureuse », ou dans une relation d’accompagnement….
Il y a quelques temps, j’ai mené une recherche universitaire – il fallait bien un tel sujet pour faire passer l’université – interrogeant comment des personnes ayant fait le choix du multilinguisme (hors immigration obligée) vivent affectivement leurs langues. Quelles relations entretenons-nous avec les langues que nous parlons ? ou par lesquelles nous sommes parlées ? Quelles différences lorsqu’il y en a plus d’une en jeu ? Pouvons-nous aimer une langue, la détester, l’abandonner, la retrouver ? Pour un sujet dire son histoire, ne serait-ce pas notamment dire celle de son attachement ou de son détachement vis à vis de telle langue ?
Mon intérêt touchait – touche surtout – au vécu de la langue, donc à la subjectivité, et aux éventuels conflits psychiques dont le vécu des langues peut faire symptôme.
C’était également de l’intérieur que la question du vécu par rapport aux langues me travaillait, me travaille. Le déclic pour ma recherche fut mon interrogation sur ma réaction contre-transféren-tielle, il y a bien dix ans, à la fin de la première séance avec une patiente. Les mots qui m’étaient venus intérieurement n’étaient ni en français, ma langue « maternelle », ni dans les deux autres langues parlées couramment, mais dans cette langue interdite à la maison, petite. Et quels mots ! Consciemment je n’avais jamais entendu ces mots là de mes parents, mais semblaient avoir fait empreinte les paroles entendues, une fois, d’une tante par alliance parlant à ses enfants. Pour quoi ces mots là ? Pour quoi dans cette langue ? A quoi servait-elle ici, avec cette personne qui venait du sillon de l’agriculture française ? Cette réponse interne dans une langue gommée mais toujours inscrite dans le corps et l’affect, semblait, entre autres, m’avoir indiqué, au plus près de mes racines, et donc bien loin du mental, la nécessité de tâcher de repartir avec cette personne aux racines des éprouvés sensoriels, le temps qu’il fallait.
Les cas d’autres patients et de personnes accompagnées en coaching, d’origine étrangère, ou/et entre deux cultures orientèrent mes lectures, suscitèrent mes hypothèses, et inspirèrent mon dispositif de recherche.
J’ai donc étudié le vécu affectif de personnes plurilingues, ayant acquis au moins une langue étrangère (autre que celle(s) d’origine des parents et que celle du pays natal) après la prime enfance, par rapport à leurs langues (plurilinguisme « choisi » et non imposé). Je me suis centrée sur la question du transfert de l’affectivité sur une autre langue que la langue d’origine, et sur celle de l’identité.
J’ai examiné plus particulièrement les expériences de personnes ayant adopté comme langue maternelle une langue étrangère, au point de dire qu’elles expriment – à elles-mêmes ou à d’autres – leurs affects principalement dans cette langue et non plus dans leur langue d’origine. J’ai confronté ces vécus à ceux de personnes plurilingues qui ont conservé leur langue maternelle et passent d’une langue à l’autre, dans leur vie personnelle et/ou professionnelle.
Je dois le sous-titre de ce mémoire – « La Traversée des Frontières » – à J.P. Vernant (200 4), dont ce fut le dernier ouvrage. Hommage au fil d’or qui me relie à l’historien, au résistant, à l’amoureux des mythes.
Comme l’affirment J. Canestri, J. Amati-Mehler et S. Argentieri (la Babel de l’Inconscient), chaque fois que nous nous engageons dans une discussion sur le multilinguisme, nous sommes conduits, presque inexorablement, à parler de nous à la première personne, à toucher notre intimité.
Je ne sais pas si vous connaissez ce film, magnifique, de Nurith Aviv : “d’une langue à l’autre ” ?
Dans cette recherche, les entretiens, confidentiels, menés avec les personnes qui ont bien voulu partager leur expérience subjective par rapport à leurs langues ont été d’une richesse incroyable. Parler de soi par ce prisme, c’est en quelque sorte créer une histoire, un récit qui devient la réalité même du sujet, une sorte de fiction-histoire ou d’histoire-fiction…
C’était une mine d’or. La recherche théorique menée en parallèle également. J’en ai dégagé un certain nombre d’éléments intéressants.
Si cela vous intéresse, je suis prête à échanger plus amplement avec vous .
Bien à vous,
Catherine Farzat