par Stéphane Kovacs
http://www.viadeo.com/fr/profile/stephane.kovacs
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Un belle réflexion qui épaissit de fines correspondances entre ces trois oeuvres et fait émerger de façon forte et claire le sens du concept de “déconstruction”, central à la Narrative. Dénichée par Françoise Quennessen sur le hub Viadeo de Marianne Lechifflart (“pratiques narratives et histoires préférées”) cette chronique est reproduite ici avec l’aimable autorisation de Stéphane.
A ma connaissance Michael White n’a pas eu l’occasion de rencontrer l’un ou l’autre de leurs vivant et je me suis demandé ce que Michel Foucault aurait pensé de la mise en œuvre par Michael White de ses travaux. Jusqu’au jour où je suis tombé sur le paragraphe suivant dans lequel Michel Foucault décrit ce qu’est la raison d’être de son œuvre (1) :
“Les études qui suivent, comme d’autres que j’avais entreprises auparavant, sont des études d’ « histoire” par le domaine dont elles traitent et les références qu’elles prennent; mais ce ne sont pas des travaux d’ « historien”. Ce qui ne veut pas dire qu’elles résument ou synthétisent le travail qui aurait été fait par d’autres; elles sont – si on veut bien les envisager du point de vue de leur pragmatique – le protocole d’un exercice qui a été long, tâtonnant, et qui a eu besoin souvent de se reprendre et de se corriger. C’était un exercice philosophique : son enjeu était de savoir dans quelle mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir la pensée de ce qu’elle pense silencieusement et lui permettre de penser autrement.”
Michel Foucault explique dans ce paragraphe le but qu’il poursuivait à travers ses travaux et nous renseigne donc en même temps sur le « paysage de sa conscience ». La dernière phrase de ce paragraphe, celle qui est en italique, est pour moi la clé de voute de l’intention qui a nourri le paysage de sa production littéraire et philosophique.
Vous l’aurez remarqué, l’enjeu des travaux de Foucault tel qu’il le décrit dans cette phrase, et même si c’est écrit avec un h minuscule, porte sur l’histoire des hommes, donc en fait sur l’histoire avec un H majuscule. C’est ici que je trouve un lien extraordinaire avec les travaux de Michael White : il suffit de remplacer l’Histoire des hommes par l’histoire de chacun d’entre nous pour résumer le travail fantastique que Michael White a accompli à partir des travaux de Michel Foucault car penser sa propre histoire pour l’affranchir de ce qu’elle pense silencieusement et lui permettre éventuellement de penser autrement, n’est-ce pas exactement le propos d’une conversation d’externalisation ou d’une conversation pour redevenir auteur ?
Quand on imagine les soulagements, les moments de bonheur, les réconciliations avec soi-même et avec les autres ou avec la vie, que la pratique thérapeutique créée par Michael White a rendu possible en des centaines de lieu au cours des 30 dernières années, et que l’on se met ensuite à la place de Michel Foucault, qui n’a pas eu connaissance de cette nouvelle approche thérapeutique, ne peut-on pas, sans trop craindre de se tromper, se dire qu’il aurait été fier et très reconnaissant envers Michael White pour l’application qu’il réalisa de ses propre travaux ?
J’aime donc cette phrase en ce qu’elle résume cette connivence impossible entre ces deux hommes. Cette phrase m’a aussi fait penser à un troisième homme dont Michael White s’est inspiré, en particulier pour la notion de “l’absent mais implicite” : le philosophe, lui aussi plus lu et plus connu à l’étranger qu’en France, Jacques Derrida(2). Derrida a traqué la notion d’indécidabilité à travers des textes et des expressions triviales, banales ou très usuelles. Par exemple le mot « entre » exprimerait cette indécidabilité en ce sens qu’il est aussi bien utilisé pour ce qui sépare que pour ce qui rapproche : la phrase “entre nous il n’y a rien” peut autant exprimer le désir de fusion que celui d’éloignement. Dans l’édition de ce mois du Magazine Littéraire, numéro 498, un dossier est entièrement consacré à Derrida. Dans une des chroniques de ce dossier, Charles Ramond, prête à Derrida d’avoir créé le néologisme “déconstruction” qui serait lui aussi un honorable représentant de l’indécidabilité pour sa capacité à signifier en même temps la destruction et la construction.
C’est ici que se trouve le lien que j’ai envisagé, je devrais dire imaginé, entre Foucault, White et Derrida . L’entreprise de « déconstruction » des concepts à partir de la lecture des textes ou de leur interprétation est caractéristique du travail de Derrida. Or jusqu’à la lecture de cette phrase, celle de Michel Foucault que j’ai souligné, si je percevais facilement l’aspect destructif de la déconstruction, il m’était difficile de saisir son aspect constructif.
Or dans sa phrase Michel Foucault évoque une espèce de pensée qui m’était inconnue auparavant : la pensée silencieuse. Comment une pensée peut-elle être silencieuse ? Qu’est-ce qui donne de la voix à certaines pensées et en rend d’autres muettes ? Vous êtes-vous posé la question ? Si des pensées sont silencieuses cela signifie donc qu’elles ne sont pas mortes ou absentes. Certaines pensées seraient donc présentes, vivantes, mais elles seraient silencieuses donc inaudibles. En lisant cette phrase j’ai donc réalisé comment le travail de Michel Foucault associé à celui de Michael White, les pratiques narratives, contribuaient à une déconstruction “derridienne”, du fait, et, j’en ai fait ma propre définition de l’accompagnement narratif, de : donner la parole à des pensées silencieuses.
Derrida opérait sur les textes et leurs interprétations. Foucault opèrait sur la pensée et les discours. Si l’objet de leur travail était différent tous les deux entreprenaient une œuvre de déconstruction chacun à sa façon. Donner la parole à des pensées silencieuses est un travail de destruction en ce sens qu’il diminue le volume sonore des voix des pensées qui éloignent le sujet de ses propres buts, espoirs, rêves et engagements, et c’est un travail de construction en ce sens qu’il donne la parole à ces pensées silencieuses, pensées alimentées par ses intentions, espoirs, rêves ou engagements.
Déconstruire c’est donc donner la parole à des pensées silencieuses et c’est un des résultats auxquels on peut s’attendre grâce aux pratiques narratives. Depuis que je me suis créé cette définition de la déconstruction la mise en application des pratiques narratives me parait plus facile à comprendre et donc plus facile à expliquer à un tiers. Peut-être vous sera-t-elle également utile à cet effet. C’est un peu ce que j’espère en terminant l’écriture de cet article.
Bien à vous,
Stéphane Kovacs
(1) Histoire de la sexualité vol 2, L’usage des plaisir – Gallimard
(2) Michael White – “Re-engaging with history : the absent but implicit » – Dulwich Center
Je vous exprime ma très sincère gratitude pour ces informations.
Je n’ai pas lu le premier et cela me semble maintenant indispensable. Je vais me procurer le 2ème et le 3ème auprès du Dulwich Center.
Je suis interressé par l’article/interview de Stephen Madigan « the politics of therapy ». Voici une adresse où me l’envoyer : stephane.kovacs@gmail.com
Bravo pour l’efficacité de votre aide.
Bien cordialement. SK
ps : j’ai publié hier un 2ème article à la suite de celui-ci à partir d’un témoignage concret qui explique “donner la parole à des pensées silencieuses”.
En direct du Dulwich Center, voici la réponse à votre question :
About Foucault.. Michael wrote about his work in these places
Narrative means to therapeutic Ends .. book with David Epston published by WWNORTON
Narratives of Therapists Lives .. book, published by Dulwich
Failures conversations Paper published by Dulwich
Evidemment vous avez lu le premier, j’ai prêté mon exemplaire du second (et je ne sais plus à qui !) mais je sais que les droits de traduction ont été réservés pour la France par l’équipe qui a traduit “Maps” ce qui laisse espérer une traduction chez Satas. Quant au troisième, je ne l’ai pas lu. Par contre, j’ai retrouvé la référence d’un article de Stephen Madigan datant de 1992 : “the application of Michel Foucault’s philosophy in the problem externalizing discourse of Michael White” (Journal of Family Therapy). Si vous ne le trouvez pas sur la toile, je peux lui demander une copie. Cet article est cité dans une interview (passionnante) de Michael publiée dans le recueil “Reauthoring lives” et intitulée “the politics of therapy”. Bien cordialement, PBS.
Bonjour,
J’utilise la traduction française parue chez Satas sous le titre “Cartes des Pratiques Narratives”. Le passage auquel je fais allusion se situe au chapitre 1 consacré aux “conversations externalisantes” dans un paragraphe décrivant les idées constitutives de ces conversations situé à la page 34.
Voici le passage en question :
“Parce que l’habitude de construire des interprétations à l’intérieur de leur soi ou du soi des autres est un phénomène largement culturel, beaucoup des problèmes pour lesquels les gens consultent des thérapeutes sont de nature culturelle. L’histoire de ce phénomène culturel a été retracée par de nombreux historiens de la pensée, dont Michel Foucault (1961, 1963). Je n’ai pas l’intention dans ce chapitre d’exposer en détail la contribution de Foucault à la contribution du développement de ce phénomène, car je l’ai fait ailleurs.”
Cet “ailleurs” auquel Michael White fait allusion, c’est ce que j’aimerai beaucoup trouvé. Merci d’avance de votre aide.
Stéphane, à quel endroit exactement du chapitre de “Maps” fait-il référence à cet article ? J’ai regardé dans mon édition anglaise mais je ne trouve pas, ni l’article dans la biblio et avant de demander aux Australiens, je voudrais avoir des éléments précis.
Dans un article publié par le Dulwich Centre et intitulé “Enseigner la théorie et la déconstruction” par Ekaterina Jormiak, celle ci précise :
“… le but de la déconstruction n’est pas de montrer aux gens que les idées qui les influencent sont “mauvaises”, mais de créer un espace pour une discussion concernant le rôle de ces idées dans leur vie, et le genre de relation que ces personnes veulent avoir avec certaines idées”.
Dans cet article, elle se réfère à Derrida (“writing and difference”), et à trois opus Michael White en plus de “Narrative means to therapeutic ends” :
“Reflecting teamwork as definitional ceremony”
“Reflections on narrative practice : essays and interviews”
“Definitional ceremony and outsider witness”
tous publiés par le Dulwich Centre Publications. Avec un peu de chance, il pourrait s’agir de l’un de ceux là ?
Chère Carolina,
Je ne comprends pas l’espagnol alors j’ai utilisé un traducteur en ligne pour mieux comprendre votre remarque. Le résultat est approximatif mais suffisant pour vous remercier de la gentillesse de votre commentaire. Je n’avais pas envisagé la dimension politique de la prise de parole comme acte élémentaire de reprise de la souveraineté des groupes ou des peuples. Merci de me l’avoir rappelé.
J’ai souris en cliquant sur votre nom car votre site étant en cours d’achèvement l’écran affiche un message qui est comme un clin d’oeil à cette note : “EN CONSTRUCCION”.
Chère Catherine,
Merci de votre commentaire. Je vois que nous sommes passés par les mêmes questionnements et je me sens moins seul. Votre “démolir” au lien de “détruire” m’a interpellé et inspiré une réflexion. Avez-vous remarqué que le monde des pratiques narratives utilise souvent deux genres de métaphores :
– topographique : cartes, territoires, paysages
– métaphores du bâtiment : déconstruire, conversations en échafaudage, …
J’ai donc consulté des sites d’information du bâtiment pour vérifier la place de la démolition sur un chantier. Or dans les métiers du gros oeuvre le démolisseur est un acteur aussi important que le charpentier, le grutier ou le tailleur de pierre. Donc dans le bâtiment démolir va avec construire.
Merci aux autres contributeurs pour votre sympathique accueil et vos commentaires très instruits.
Dans “Maps on narrative practices” et le chapitre consacré à la conversation d’externalisation, Michael White fait référence à un article qu’il a écrit au sujet des idées de Michel Foucault qu’il a utilisé. J’ai vainement cherché cet article pour un exposé donc je profite de ce forum ou se croisent de nombreux praticiens pour lancer un petit appel à ceux qui pourraient m’aider à le trouver. Merci d’avance.
Bien à vous,
Stéphane Kovacs
J’en profite pour signaler la présence, dans le Magazine Littéraire de ce mois-ci, d’un dossier de 34 pages sur Derrida, avec notamment un article sur ses rapports parfois compliqués avec Foucault.
Déconstruire, c’est aussi et surtout “passer à l’envers” le film de l’élaboration d’un concept -quel qu’il soit- et de voir comment la forteresse qui semble inébranlable a été en fait construite pierre à pierre par des générations d’humains avant nous, et que ce qui nous semble évident et aller de soi n’est au fond qu’une construction sociale.
Déconstruire, ce n’est donc pas démolir, mais mette à jour le pot aux roses de la genèse du discours dominant au sujet de ce qui nous tourmente.
“Déconstruire” n’est pas “démolir”. Ce commentaire de Catherine m’a rappelé le film plein d’humour de René Clair : “Fantôme à vendre” dont voici le résumé.
“En Écosse, terre des revenants, Donald Glourie partage son château délabré avec le fantôme de son ancêtre, condamné à hanter les lieux jusqu’à ce qu’une offense faite à sa famille soit vengée. Accablé par les dettes, Donald vend le château à un homme d’affaires américain qui décide de le démonter pour le reconstruire en Floride. C’est lors de la soirée d’inauguration que le spectre aura l’occasion de venger son clan……”
Je me souvenais de cette image du château “déconstruit”, déplacé et “reconstruit” ! Ainsi rien n’a été “démoli”… pierre par pierre le château a été “déconstruit”…
J’avais été frappée, lors d’un atelier narratif, par l’idée discutée ce jour-là que déconstruire ne signifiait pas démollir. Cet article épaissit “richement” (et savamment !) ma compréhension de la notion de déconstruction. Merci.
Oui, absolument, Johnella Bird a un peu disparu du “mainstream” des pratiques narratives car elle n’était pas impliquée dans le développement du Dulwich Center. J’ai ramené “talk that sings” d’Australie la dernière fois que j’y suis allé mais je ne l’ai pas encore lu. J’étais attiré en tant que musicien par le sous-titre : “therapy in a new linguistic key”. Votre commentaire m’a donné envie de le reprendre et de m’y plonger dès à présent. Merci !
Michael White n’a peut être pas rencontré Jacques Derrida , mais Johnella Bird a passé un peu de temps avec Derrida alors qu’il séjournait à Auckland en Nouvelle Zélande. Il semblerait qu’il ait été très intéressé par l’approche de Johnella. Elle le décrit comme étant profondément humain et tout à fait réceptif à ses travaux. Johnella a fait parti des débuts de l’aventure narrative et s’en écarte légèrement (ou, à mon avis la pousse plus loin) au profit de ce qu’elle nomme “relational language”. Son dernier livre « Talk That Sings » est remarquable ; il répond à bien des questions que nous, français, vivants aux antipodes ou pas, pouvons nous poser sur cette relation entre nos philosophes et les pratiques thérapeutiques narratives.
Gracias, es un texto muy lindo, parece que el “acoplamiento” entre los tres “personajes” fluye…
Es muy linda y poderosa la imagen de “dar la palabra a los pensamientos silenciosos” como definición de la práctica narrativa… es emocionante ver cuando las personas o los grupos (o los pueblos) “se toman la palabra”, es como el acto básico de tomar posesión de sí mismos…