SAUVE TOI, LA VIE T’APPELLE !

Nous nous étions déjà posé la question ici-même il y a quelques mois de la proximité de Boris Cyrulnik avec les idées narratives en intégrant une belle interview de lui issue d’Identités Créatrices, le blog de Wahid Choueiri (voir l’interview).

Ceci avait suscité des commentaires passionnants dont celui de notre consoeur Catherine Farzat, qui avait développé les passerelles entre l’oeuvre du psychiatre bordelais (eh oui, cocorico !) et les travaux de l’approche narrative australienne et néo-zélandaise telle que nous la pratiquons ici.

Avec “Sauve toi, la vie t’appelle” (Odile Jacob), ses mémoires rédigées au scalpel, à fleur d’intelligence et de sensibilité, Cyrulnik nous propose au delà d’un récit de vie bouleversant, une véritable master class narrative en 300 pages, que devraient lire au même titre que “L’espèce fabulatrice” de Nancy Huston, tous ceux qui s’intéressent à l’autobiographie comme identité et à l’identité en tant que fiction.Au delà de l’incroyable honnêteté (haut netteté) du propos, deux expériences viennent illustrer de façon inédite des phénomènes que nous connaissons bien. La première concerne la posture influente.

Nous savons que nos questions influencent la construction du monde de nos clients et c’cst pour cela nous nous attachons à les élaborer avec le plus grand soin. Cyrulnik rapporte l’expérience suivante (p 119) : “Deux psychologues américains passent un film où l’on voyait deux voitures se tamponner. Pour poser la question, elles ont choisi leurs mots : “d’après vous, à quelle vitesse les voitures roulaient quand elles se sont percutées ?” Ceux qui ont visionné le film ont évalué que les voitures roulaient à 140 kilomètres-heure. Puis elles ont montré le film à d’autres spectateurs en formulant autrement la question : “d’après vous, à quelle vitesse les voitures roulaient quand elles se sont heurtées ?” La vitesse des voitures fut alors estimée à 90 kilomètres-heure parce que le mot “heurter” évoquait moins de violence que le mot “percuter”…

D’où l’importance de s’attacher à ne reprendre que les mots et uniquement les mots du client, de les interroger et de les déconstruire en permanence, de vérifier et négocier longuement lorsque nous introduisons dans la conversation un mot de notre cru. La conversation narrative exige une très grande précision à ce niveau là, sinon nous modifions la mémoire et le monde du client pour le polluer avec les nôtres !

L’autre expérience se situe p 115 : “L’intention modifie la manière dont nous éprouvons les faits. Je me rappelle cette expérimentation où l’on observait les mimiques d’une personne devant laquelle on faisait défiler des compères qui devaient mimer la tristesse, la gaîté ou l’agitation désordonnée.Quand un complice au visage triste passait devant cette personne, son visage immobile paraissait fasciné. Quand un compère gai traversait la pièce, la personne souriait en levant les sourcils. Et quand l’agité surgissait en sautant et poussant des grognements, elle fronçait les sourcils et pinçait les lèvres d’un air agacé. C’est alors que nous avons dit : « cet agité a pris des amphétamines. » Instantanément, les mimiques ont changé, témoignant d’une modification des émotions. La personne observée a froncé les sourcils et pincé des lèvres en hochant la tête d’un air condescendant. Nous obtenions ainsi la preuve qu’une simple injonction verbale, en remaniant les représentations, modifiait la manière d’éprouver les faits.”

Cette observation est à la base de ce que nous pratiquons en termes de construction d’histoires et de reconstruction de contre-histoires (sans parler du travail des neurones-miroirs à l’oeuvre dans l’exemple). Ce qui est vraiment intéressant, c’est cette idée d’intention. Michael White définissait les histoires comme des expériences situées dans le temps et reliées entre elles en séquences en fonction d’une “intrigue” ou d’un “thème” (“plot”). Nous avons toujours eu beaucoup de mal à rendre en français cette notion de plot. Le terme d’intention utilisé par Cyrulnik pour éclairer cette expérience offre peut-être (en tout cas en termes pédagogiques) une bonne approche alternative pour éclairer l’idée d’une intrigue, sorte de matrice de récit, préexistante à notre construction d’une ingénierie narrative personnelle. Et donc de notre identité et de nos choix. Merci M. Cyrulnik.

PBS

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PS : et à la p 102, nous trouvons cité en note notre ami nantais Julien Betbèze en relation avec la question magnifique, classique et poétique : “de quoi parlent tes larmes ?”

PS2 : si vous souhaitez les références des articles scientifiques liés aux 2 passages que nous avons cités, écrivez nous :  kate@lafabriquenarrative.org

Photo Agence Magnum

3 réflexions au sujet de « SAUVE TOI, LA VIE T’APPELLE ! »

  1. Merci Pierre pour cet éclairage, je tournais autour de cette question d’intrigue et de procesus narratif depuis D Epston.

  2. LIVRE EXTRAORDINAIRE ……. narratif , on ne peut pas plus ….déconstruction, narration, reconstruction …liberté !!

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