Par Catherine Mengelle.
Voici une magnifique carte de prise de position, sous la forme d’une tirade fameuse de la littérature française. Vous pouvez la lire ci-dessous, mais vous pouvez aussi écouter comment Depardieu s’en empare (voir sur Utube, tirade des Non merci).
On y trouve l’exposé du problème : Le Bret essaie de convaincre Cyrano de devenir le poète personnel d’un personnage influent, et peut-être même un nom : Lierre Obscur.
On y trouve un public, témoin de la scène : les Cadets.
On y trouve les effets de Lierre Obscur et on y apprend ce que Cyrano pense de chacun des effets : « Non merci ! ». On ne peut émettre plus claire évaluation des effets d’un problème !
Sait-on ce que cette évaluation dit de ce qui est important pour lui, comment il explique sa prise de position ? Mais oui : toute la fin de la tirade est dédiée à son identité préférée de poète.
Nom du problème, effets du problème, évaluation des effets, explication de l’évaluation, tout ça dans une tirade en vers de la littérature… la littérature et les histoires qu’elle raconte m’en apprennent toujours beaucoup plus que les livres de développement personnel.
Alors place à l’artiste :
LE BRET
Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire,
La fortune et la gloire…
CYRANO
Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
Non, merci ! Dédier, comme tous ils le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci ! Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?…
Non, merci ! D’une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
Et donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S’aller faire nommer pape par les conciles
Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : « Oh ! pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François » ?…
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Préférer faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais… chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, – ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand (acte I, scène 7)
Merci Catherine, décidément fournisseuse de référence et d’ouverture 🙂
“Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !”
Le gredin n’aurait pas voulu d’accompagnement, visiblement 😉
Le “non merci !” est une belle expression de résistance, une sorte de slogan qui vient documenter “l’âme mousquetaire”. Un des morceaux de bravoure de ce chef-d’oeuvre où il y en a tant (de bravoure). Une question : Vous êtes le ou la thérapeute de Cyrano -il a un vrai besoin mais pas de demande :). A quelle question pour Cyrano cette tirade pourrait-elle être la réponse ?
Par ex. : “Cyrano, à quoi dis tu oui lorsque tu dis ‘non merci’à la fortune et la gloire ?”
Merci pour ce billet ! Cette tirade est magnifique, de même que toute la pièce d’ailleurs.