Préface et Chapitre 1
Qu’est-ce que l’approche narrative ?
Alice Morgan
trad. Catherine Mengelle

Préface

Le livre que vous tenez entre les mains est important à plusieurs titres. D’une part, c’est la meilleure première initiation possible à l’approche narrative. Développée en Australie et dans le monde entier depuis une trentaine d’années, cette approche connaît un développement considérable dans les champs de la psychothérapie, du coaching, de l’accompagnement du changement dans les organisations, du travail social, du soutien psychologique aux victimes de traumas, etc. On trouve des praticiens narratifs à l’oeuvre dans les camps de réfugiés en Palestine, dans les foyers de travailleurs en Afrique du Sud, aux côtés des communautés Aborigènes en difficulté en Australie, dans les prisons en Irlande, dans les centres de thérapie spécialisés dans les troubles alimentaires, dans les entreprises et les organisations en France : les domaines d’application de cette approche sont pratiquement illimités.

Dans notre pays, l’approche narrative a commencé à se développer assez tardivement ; le premier séminaire de Michael White, l’un de ses fondateurs, date de 2004 seulement. Ceci vient probablement en partie du fait que la totalité du matériel théorique et pédagogique disponible est en anglais. Cela vient peut-être aussi de la tradition thérapeutique et clinique française, fortement imprégnée de psychanalyse, qui opère une distinction importante, fondée sur un appareil taxinomique relativement rigide, entre les pratiques qui s’adressent aux individus et celles qui opèrent auprès des groupes et des communautés ; entre l’accompagnement clinique et le travail dans les organisations ; entre la thérapie, le coaching, et le développement personnel.

Nous voyons aujourd’hui émerger dans notre pays une première génération de praticiens, formés par Michael White et ses collaborateurs, dont certains ont fait le voyage pour compléter leur formation en Australie, qui commencent à obtenir des résultats prometteurs en appliquant la démarche narrative à toute une variété de domaines de la relation d’aide dans lesquels ils exercent[1]. Ces praticiens en forment de nouveaux et font connaître les idées narratives dans leurs champs respectifs, notamment en diffusant les recherches très actives qui ont lieu et sont relayées dans le monde entier. Les moyens de cette diffusion sont multiples et n’ont d’autre limite que l’imagination et la créativité des uns et des autres.

En ce qui nous concerne, notre contribution à ce développement passe par la mise à disposition, pour le plus grand nombre de professionnels de la relation d’accompagnement, des savoirs, compétences et expériences développés par Michael White, David Epston, et tous ceux qui oeuvrent dans le monde entier et sous des formes très diverses au développement d’une pensées et d’une praxis narratives. C’est pourquoi après avoir ouvert à Bordeaux la Fabrique Narrative, un centre de formation et de perfectionnement, nous nous sommes associés à Hermann, éditeur passionné par les nouveaux développements dans les domaines des sciences humaines, pour publier des traductions d’ouvrages australiens de référence dont les praticiens français ont besoin pour appuyer leur progression ou tout simplement permettant au plus large public, spécialiste ou non, de découvrir et de comprendre les idées narratives et l’espoir qu’elles représentent.

“Une brève introduction à l’approche narrative” nous a semblé le meilleur choix pour commencer. Cet ouvrage court, dense et vivant, écrit par Alice Morgan qui a été une très proche collaboratrice de Michael White, constitue la meilleure porte d’entrée possible vers les pratiques narratives. Je voudrais remercier ici Catherine Mengelle, qui en a donné une traduction particulièrement fidèle, respectant la vivacité et la spontanéité du style de l’auteur. Etant elle aussi praticienne et coach narrative, Catherine a su emboîter le pas à Alice pour retraduire simplement des concepts parfois complexes, consciente de forger de façon pionnière un vocabulaire de référence et toujours respectueuse de l’intention de l’auteur. Je voudrais également remercier Christine Thubé, fondatrice et directrice de la Fabrique Narrative, pour sa relecture attentive et fouillée de ce texte.

Enfin, impossible de terminer cette préface sans saluer l’incroyable soutien de Cheryl White et David Denborough, co-directeurs du Dulwich Center of Narrative Practice d’Adelaide (Australie), qui ont toujours été à nos côtés, prodiguant sans compter conseils et encouragements. Ils font partie de ces personnes bienfaisantes qui ont forgé les pratiques narratives et les font rayonner dans une communauté en développement constant fondée sur le respect et la bienveillance. Alice Morgan, l’auteur de ce livre, a accepté elle aussi de nous faire confiance et de nous confier la traduction et la publication en français de son ouvrage, sachant qu’il était le premier de cette collection et que nous sommes plus une petite bande de passionnés qui veulent partager ce qui donne un sens à leur métier que des gens de marketing éditorial ou des vendeurs de formation.

Il me reste à vous souhaiter une belle découverte, un beau voyage dans ces idées qui ont déjà changé la vision du monde de nombreux professionnels, et de milliers de personnes qui ont pu devenir “auteurs de leur vie” grâce à elles. Puisse ce livre être pour vous le premier pas qui conduit de l’omniprésence des savoirs dominants à la singularité des histoires préférées.

Pierre Blanc-Sahnoun

 

Note de l’édition initiale

 

L’objet de cet ouvrage est d’initier le lecteur aux idées et aux pratiques de l’approche narrative. Dans ce but, nous avons fait à Alice Morgan la demande expresse de réunir les concepts développés par les praticiens narratifs dans une introduction accessible à tous.

Les idées et les pratiques qu’elle décrit ici ont été introduites dans le champ de la relation d’aide par David Epston et Michael White. Ils ont livré leur propre version de ce travail dans un grand nombre de livres et d’articles. Ces dix dernières années, d’autres praticiens ont adopté l’approche narrative et ont apporté des contributions significatives à cet ensemble de savoirs et de savoirs faire toujours en évolution.

Nous recommandons fortement à tous ceux qui auront été intéressés par ce livre les ouvrages et les articles référencés à la fin de certains des chapitres, dans lesquels ils trouveront la présentation originale des idées qu’Alice expose ici et les développements approfondis de la pensée théorique qui nourrit cette approche.

Mais dans l’immédiat, nous avons le plaisir de vous accueillir dans cette introduction à l’approche narrative “pour tous”.

Remerciements

C’est Cheryl White qui est à l’origine de ce projet. Elle l’a par la suite soutenu et encouragé avec un intérêt sans faille. Alice Morgan, à qui le projet fut proposé, a commencé par prendre une grande inspiration, avant d’en écrire une première version sur laquelle a travaillé David Denborough. Ils ont ensuite transmis le texte à plusieurs autres personnes afin d’obtenir leur feedback et leurs suggestions. Les personnes qui ont apporté leur feedback sont Maggie Carey, Loretta Perry, Shona Russel, Jan Tonkin, Rose Barnes, Carol Trowbridge et Michael White. Forts de leurs avis, de leurs retours et de leurs exemples, David Denborough et Alice Morgan ont finalement longuement repris le manuscrit qui, après de nombreux allers-retours entre Melbourne et Adelaïde (merci aux emails !), a abouti à sa forme actuelle. Jane Hales s’est chargée de la mise en page et Melissa Raven de la relecture. Alice souhaite aussi souligner l’influence qu’ont eue ses professeurs sur sa pratique – et particulièrement Leela Anderson, Greg Smith, David Epston et Michael White.

Un des principes centraux de l’approche narrative est que les savoirs et les talents des personnes qui consultent un praticien façonnent de façon importante le travail d’accompagnement. Il faut donc souligner comment tous ceux qui ont consulté les praticiens dont le travail est décrit ici ont également significativement contribué au contenu de ce livre.

Un mot concernant les exemples

Pour faciliter l’initiation à cette approche, des exemples de conversations narratives, de lettres et d’histoires ont été inclus dans les pages qui suivent. Ces exemples ont été construits différemment. Certains sont des transcriptions de véritables conversations narratives dont toutes les personnes concernées ont accepté la publication. D’autres, afin de préserver leur identité, ont été générés en mélangeant des bouts d’histoires appartenant à des personnes différentes. Enfin, dans certains cas, pour illustrer un point ou une façon spécifique de travailler, on a utilisé des exemples fictifs.

Il faut également souligner que les exemples de pratiques narratives fournis dans ce livre sont tirés de situations d’accompagnement assez traditionnelles, plutôt que de contextes communautaires ou d’institutions spécifiques (écoles, prisons, hôpitaux, etc.). Si vous souhaitez en savoir plus sur l’usage des pratiques narratives dans ces différents contextes, reportez-vous aux listes d’ouvrages proposées tout au long du livre.

 

1ère partie

L’approche narrative, qu’est-ce que c’est ?

 

Introduction

Bienvenue dans cette introduction “pour tous” où je présente les principaux thèmes de l’approche narrative. A l’intérieur, vous trouverez des explications simples et concises de la réflexion théorique qui sous-tend cette approche ainsi que de nombreux exemples concrets de conversations narratives. Ce livre ne prétend pas faire le tour de tout mais nous espérons qu’il pourra servir de camp de base pour pousser l’exploration plus loin. A cet effet, nous avons inclus à la fin de la plupart des chapitres des références d’ouvrages sur différents sujets.

Un certain nombre d’idées ont forgé ce que nous sommes convenus d’appeler aujourd’hui l'”approche narrative” et chaque praticien se les approprie un peu différemment. Lorsque quelqu’un fait référence à l’approche narrative, il peut se référer à une façon particulière d’appréhender l’identité des personnes. Ou il peut se référer à une façon particulière d’appréhender les problèmes et leurs effets sur la vie des personnes. Il peut encore évoquer une façon particulière de converser avec les gens autour des problèmes qu’ils rencontrent dans leur vie ou bien une façon particulière d’envisager la relation d’aide et ses aspects éthiques et politiques.

L’approche narrative est une approche de la relation d’aide et du travail avec les communautés qui prône le respect et le non jugement et défend que les gens sont les experts de leur propre vie. Elle distingue les problèmes et les personnes et considère que chacun possède de nombreux talents, compétences, croyances, valeurs, engagements et aptitudes qui peuvent l’aider à réduire l’influence des problèmes dans sa vie.

Plusieurs principes animent les pratiques narratives mais à mon avis, deux sont particulièrement importants : conserver en permanence une attitude de curiosité et toujours poser des questions dont on ne connaît sincèrement pas la réponse. Je vous invite à lire ce livre en gardant à l’esprit ces deux principes. Ils éclairent les idées, la posture, le ton, les valeurs, les engagements et les croyances de l’approche narrative.

Les conversations, l’éventail des possibles

Dans l’espoir de faciliter la compréhension de chacun des sujets abordé, j’ai divisé ce livre en sections, chaque chapitre décrivant une notion ou un des thèmes de l’approche narrative. Cependant, plutôt que d’aborder ces idées les unes à la suite des autres comme vous le feriez avec une recette de cuisine, j’aimerais vous inviter à les approcher un peu comme s’il s’agissait un assortiment de petits fours délicatement étalés sur un buffet ! En somme, j’espère que ce livre ouvre un éventail de possibilités au service des conversations narratives.

Quand je suis en entretien avec ceux qui viennent me voir, il m’arrive d’imaginer les différents axes de conversation possibles comme un itinéraire d’un voyage, avec un certain nombre de carrefours, de croisements, de chemins, de pistes qui nous obligent à faire des choix. A chaque pas, c’est un nouveau carrefour ou croisement qui se présente, différent du précédent – qui nous donne la possibilité d’avancer, de revenir en arrière, de tourner à droite, de tourner à gauche ou d’aller plus ou moins en diagonale. A chaque pas que je fais avec la personne, s’ouvrent de nouveaux choix de direction. Nous pouvons décider où aller et quoi emporter. Il nous est toujours possible de changer de chemin, de revenir sur nos pas, de reprendre une piste ou de rester sur la même route un certain temps. Au début du voyage, nous ne savons ni où nous nous arrêterons, ni ce que nous découvrirons.

Les options décrites dans ce livre sont comme les routes, les pistes et les chemins d’un voyage. Chaque question posée par le praticien narratif est une étape du voyage. On peut prendre tous les chemins, ou simplement quelques uns d’entre eux, ou encore voyager un certain temps sur la même route sans changer de direction. Il n’y a pas une “bonne” façon de voyager – simplement plusieurs choix de direction possibles.

Collaboration

Il est important de souligner que la personne qui consulte le praticien joue un rôle primordial dans le choix de l’itinéraire. Les conversations narratives sont interactives et se déroulent toujours avec sa collaboration. Le praticien s’attache à comprendre ce qui l’intéresse et si le voyage se déroule selon ses désirs. On l’entendra souvent demander :

Ÿ  Comment se passe cet entretien ?

Ÿ  Est-ce vous voulez qu’on continue de parler de ce sujet ou est-ce que vous préfèreriez… ?

Ÿ  Est-ce que cela présente un intérêt pour vous ? Est-ce que vous êtes d’accord pour qu’on passe un peu de temps sur ce sujet ?

Ÿ  Je me demandais si vous préfériez que je vous pose des questions sur ce sujet ou s’il vaudrait mieux nous intéresser à X, Y ou Z ? (X, Y, Z étant d’autres options)

En s’y prenant ainsi, on permet aux intérêts de ceux qui consultent le praticien de guider et diriger les conversations narratives.

En résumé

Avant d’aller plus loin dans l’exploration de l’approche narrative, résumons rapidement ce qu’on a abordé jusqu’ici :

Ÿ  L’approche narrative est une approche de la relation d’aide et du travail avec les communautés qui prône le respect et le non jugement et considère que les gens sont experts de leur propre vie.

Ÿ  Elle distingue les problèmes et les personnes et considère que les gens ont de nombreux talents, compétences, croyances, valeurs, engagements et aptitudes qui peuvent les aider à modifier la relation qu’ils entretiennent avec les problèmes dans leur vie.

Ÿ  Deux des principes fondamentaux de cette pratique sont la curiosité et la volonté de poser des questions dont on ne connaît sincèrement pas la réponse.

Ÿ  Il y a plusieurs axes possibles à une conversation (il n’y a pas une seule et bonne direction).

Ÿ  La personne qui consulte le praticien joue un rôle important dans la détermination des directions à prendre.

Il me semble approprié de commencer l’exploration de l’approche narrative par un regard sur la notion de ‘narrations’ ou ‘histoires’ de nos vies.

 

Chapitre 1

Comprendre et vivre nos vies à travers des histoires

 

L’approche narrative est connue pour ses conversations de “ré-écriture” ou de “re-narration”. Ainsi que le suggèrent ces formulations, les histoires sont au centre des pratiques narratives.

Selon les gens, le mot ‘histoire’ génère des associations et des interprétations différentes. Pour les praticiens narratifs, les histoires consistent en :

Ÿ  des expériences de vie

Ÿ  reliées en séquences

Ÿ  situées dans le temps

Ÿ  selon un thème

L’être humain est doué d’interprétation. Nous vivons quotidiennement des expériences auxquelles nous cherchons à attribuer du sens. Nous construisons les histoires de notre vie en liant certains événements entre eux dans une séquence particulière au cours d’une période de temps et en cherchant comment les expliquer ou leur donner un sens. Cette recherche de sens fournit l’intrigue de l’histoire. Nous attribuons tout au long de notre vie du sens à ce qui nous arrive. Une narration est comme un bout de laine qui tricote des événements ensemble pour former une histoire.

Nous avons tous plusieurs histoires qui courent en même temps sur notre vie et sur les relations que nous avons construites avec les autres, des histoires au sujet de nous-mêmes, de nos aptitudes, de nos batailles, nos intérêts, nos conquêtes, nos réalisations, nos échecs. C’est en liant en séquence certaines expériences de vie entre elles et en leur attribuant un sens particulier que nous avons pu développer ces histoires.

Un exemple : l’histoire de ma façon de conduire

Imaginons à mon sujet une histoire de “bonne conductrice”. En réalité, pour pouvoir raconter cette histoire, j’ai relié entre elles un certain nombre de choses qui me sont arrivées quand je conduis une voiture. Je les ai placées avec d’autres dans une séquence particulière et les ai interprétées comme la preuve que je suis une bonne conductrice. Les expériences auxquelles j’ai pu penser et que j’ai sélectionnées sont par exemple, s’arrêter au feu rouge, laisser passer les piétons, respecter les limitations de vitesse, éviter les contraventions et garder une distance convenable derrière les autres véhicules. Pour bâtir cette histoire sur mes prouesses de conductrice, j’ai sélectionné certains événements auxquels j’ai accordé de l’importance parce qu’ils concordaient précisément avec ce thème. Au fur et à mesure qu’on sélectionne et rassemble des événements au sein du thème dominant, l’histoire gagne en richesse et en épaisseur. Au fur et à mesure qu’elle s’épaissit, il est de plus en plus facile de mémoriser et d’ajouter à l’histoire de nouvelles expériences témoignant d’une conduite experte. Tout au long de ce processus, l’histoire s’épaissit, prend de plus en plus de place dans la vie au point qu’il devient incroyablement facile de trouver toujours plus d’exemples qui concordent avec le sens créé.

J’attribue aux expériences de vie qui témoignent de mes talents de conductrice et que je choisis de privilégier dans ma mémoire une importance plus grande qu’à celles qui ne concordent pas avec ce thème. Par exemple, je ne vais pas retenir les fois où je suis sortie trop vite d’un virage ou bien où j’ai mal jugé des distances en me garant. Je considère peut-être, sous le jour du thème dominant (l’histoire d’une bonne conductrice), que ce sont là des anecdotes insignifiantes ou relevant du hasard. Lors de la re-narration des histoires, il y a toujours des événements laissés de côté, selon qu’ils correspondent ou pas aux thèmes dominants.

Le schéma sur la page suivante (cf. schéma 1) illustre l’idée que les histoires sont constituées d’expériences de vie liées en séquence à travers le temps et selon un thème. Les croix représentent tous les événements qui me sont arrivés en conduisant. Ceux qui vont dans le sens de l’histoire d’une “bonne conductrice” sont dispersés au milieu d’aventures extérieures à cette histoire (par exemple, un accident de voiture qui s’est passé il y a 4 mois). Quand on écrit l’histoire d’une bonne conductrice, on sélectionne certains événements qu’on privilégie par rapport à d’autres. Puis on les relie à d’autres événements, et puis encore à d’autres au cours du temps, jusqu’à créer cette histoire de bonne conductrice. La ligne sur le schéma montre le lien entre les événements qui constituent l’histoire dominante. Comme on le voit, il existe d’autres expériences (X) situées à l’extérieur de l’histoire dominante qui demeurent dans l’ombre du thème dominant et bénéficient d’une moindre portée.

Dans cet exemple, la raison qui m’amène à ne prêter attention qu’aux événements favorables et qui m’a permis de construire cette histoire de bonne conductrice provient peut-être de l’image que me renvoient les autres. Si les membres de ma famille et mes amis parlent régulièrement de moi comme de quelqu’un qui conduit bien, cela fait une différence majeure. Les histoires ne sont jamais produites de façon isolée. Il se pourrait bien aussi, si on reste sur cet exemple, que personne ne m’ait jamais fait de remarques désobligeantes du fait que je suis une femme. Qui sait ?

Les effets des histoires dominantes

L’histoire dominante de mes prouesses de conductrice ne se contentera pas d’influencer mon présent, elle influencera aussi mes faits et gestes dans le futur. Par exemple, si on me demande de me rendre en voiture dans un quartier que je connais pas ou bien de conduire de nuit sur une longue distance, ma décision et les projets que je vais bâtir seront influencés par l’histoire dominante de ma façon de conduire. Il y a probablement plus de chance que j’envisage d’accomplir ces actions si je suis influencée par mon histoire de bonne conductrice que s’il courrait sur mon compte une histoire de conductrice dangereuse ou sujette aux accidents. Par conséquent, la signification que je donne aux événements n’est pas neutre sur leurs effets dans ma vie – ils vont constituer et façonner ma vie dans le futur. Toutes les histoires sont constitutives de nos vies et les façonnent.

Vivre plusieurs histoires à la fois

Nos vies sont multi-histoires. Plusieurs histoires peuvent se dérouler en même temps et on peut raconter des histoires différentes à partir des mêmes expériences de vie. Aucune histoire isolée n’est exempte d’ambiguïtés ou de contradictions et aucune histoire isolée ne peut enfermer ou capter toutes les contingences de la vie.

Si j’avais un accident de voiture ou si quelqu’un dans ma vie commençait à se focaliser sur toutes les petites fautes que je commets en conduisant, ou bien si une nouvelle loi était adoptée discriminant d’une façon ou d’une autre les gens comme moi, une histoire alternative sur ma façon de conduire pourrait bien commencer à se développer. D’autres expériences de vie, comment d’autres que moi les interprètent et mes propres interprétations pourraient me conduire à développer une autre histoire – une histoire d’incompétence ou de négligence. Cette histoire alternative aurait des conséquences, elle aussi. Pendant un certain temps, je vivrais avec les deux histoires différentes, selon le contexte ou le public. Puis le temps passant et en fonction d’un certain nombre de facteurs, l’histoire négative pourrait gagner de l’influence dans ma vie jusqu’à devenir l’histoire dominante de ma façon de conduire. Aucune des deux histoires, ni celle de mes prouesses de conductrice, ni celle de mon incompétence, ne serait jamais totalement exempte d’ambiguïté ou de contradiction.

Différents types d’histoires

Les histoires qui façonnent notre vie et les relations que nous avons construites peuvent être d’ordre différent – et en premier lieu concerner le passé, le présent ou le futur. Elles peuvent se rapporter à des individus et/ou à des communautés. Il existe des histoires de famille et des histoires sur les relations qu’on entretient.

Un individu peut avoir une réputation de succès et de compétence. Ou bien il peut être affublé d’une histoire de ‘loser’, de ‘lâcheté’ ou de ‘manque de détermination’. Une famille peut être réputée “bienveillante”, “bruyante”, “exposée”, “dysfonctionnelle” ou “unie”. Une communauté peut porter une histoire d'”isolement”, d'”activisme politique” ou de “puissance financière”. Toutes ces histoires peuvent se dérouler en même temps et les événements sont interprétés au fur et à mesure selon le sens (le thème) dominant au moment où ils ont lieu. Ainsi, l’acte de vivre exige de s’engager dans une médiation entre histoires dominantes et histoires alternatives de vie. Nous sommes toujours en train de négocier et d’interpréter ce que nous vivons.

Les histoires de vie s’inscrivent dans un contexte social plus large

La façon dont nous interprétons notre vie est influencée, au-delà de ceci, par les histoires de la culture dans laquelle nous vivons. Certaines de nos histoires ont des effets positifs, d’autres, des effets négatifs sur notre vie, passée, présente et future. Laura a d’elle-même une image de thérapeute compétente. Elle a développé cette histoire à son propos à partir de ses expériences de vie et du feedback qu’elle obtient sur son travail. Ces expériences ont contribué à construire l’histoire d’une thérapeute compétente, bienveillante et talentueuse. Si elle décide de chercher un nouvel emploi dans un domaine moins familier, il y a des chances pour qu’elle le fasse, ou envisage de le faire, sous l’influence de cette auto-narration positive. Je suis sûre qu’elle affrontera avec confiance les défis de son nouveau travail et qu’elle le décrira comme une expérience enrichissante quand elle en parlera.

Le sens que nous attribuons à ces expériences de vie qui se déroulent en séquence dans le temps ne sort pas du néant. Les histoires de vie se développent toujours dans un contexte particulier. Ce contexte influe sur les interprétations et sur les significations que nous attribuons aux événements. Des considérations de sexe, de classe, de race, de culture et de préférences sexuelles ont une influence déterminante sur les thèmes des histoires qui façonnent nos vies. L’histoire de Laura, thérapeute de talent, a sans doute été conditionnée par la culture dans laquelle elle vit. Cette culture a sans doute une certaine idée de ce qui fait le talent d’un thérapeute et cette idée a probablement forgé l’histoire de Laura.

Le milieu ouvrier qui est le sien a certainement favorisé l’aisance relationnelle qu’elle montre dans son travail avec des personnes de toute origine sociale. La confiance dont elle fait preuve dans son environnement professionnel a sans doute beaucoup à voir avec son expérience au sein du mouvement féministe ainsi qu’avec le fait qu’une professionnelle australienne est d’autant plus respectée qu’elle est blanche.

Voilà comment les croyances, les idées et les pratiques de la culture dans laquelle nous vivons jouent un rôle important dans notre façon d’interpréter la vie.

En résumé

Comme j’ai essayé de l’expliquer, les praticiens narratifs pensent en terme d’histoires – histoires dominantes et histoires alternatives ; thèmes dominants et thèmes alternatifs ; expériences de vie liées entre elles dans le temps qui ont des conséquences sur les actions passées, présentes et futures ; histoires qui façonnent les vies avec force. Ils s’emploient à accompagner les gens dans l’exploration des histoires qu’ils racontent sur leur vie et sur leurs relations, dans l’exploration des effets de ces histoires, de leurs significations et du contexte dans lequel elles ont été forgées et écrites.

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[1] Un panorama de ces initiatives a été publié en 2009 par un collectif de praticiens français sous le titre de “Comprendre et pratiquer l’approche narrative” (Dunod-Interéditions), ouvrage que j’ai co-dirigé avec Béatrice Dameron et qui contient un texte inédit en français de Michael White.