Un article ultra-classique et lumineux sur le reauthoring, démarche la plus centrale des pratiques narratives, extrait des notes d’atelier de Michael White publiées en septembre 2005 sur le site du Dulwich Centre et traduit de l’anglais par notre ami Pierre Nassif.
1. Quand les personnes consultent des thérapeutes, elles leur racontent des histoires. Elles parlent de ce qui les amène à la thérapie et habituellement, elles rendent comptent de ce qui a provoqué leur décision de chercher de l’aide. Habituellement, elles communiquent la manière dont elles comprennent l’histoire de leur problème, de leur embarras, de leur dilemme. En agissant ainsi, ces personnes relient les évènements de leurs vies selon des séquences qui se déroulent en mettant en évidence un thème ou une intrigue. Dans le même temps, elles évoquent systématiquement les personnalités et les protagonistes qui en sont les acteurs en amenant le thérapeute à partager leurs conclusions au sujet de l’identité de ceux-ci.
2. Les conversations pour redevenir auteur invitent les personnes à agir comme elles le font toujours, c’est-à-dire en reliant les évènements de leur vie selon des séquences temporelles mettant en évidence un thème ou une intrigue. Cependant, lors de cette action, elles sont incitées à reconnaître les plus négligés parmi ces évènements, apparus une seule fois ou pouvant être qualifiés d’exception. Elles sont alors encouragées à bâtir autour de tels évènements la trame d’une séquence alternative.
3. Ces apparitions uniques ou ces exceptions fournissent aux conversations pour redevenir auteur leur principal point de départ. Elles constituent l’entrée en matière de la version alternative du récit des vies de ces personnes, laquelle apparait au seuil des ces conversations comme une fine trace lacunaire et peu clairement identifiée. Au fur et à mesure du déroulement de ces conversations, les thérapeutes construisent un échafaudage, au moyen de questions, ce qui encourage les personnes à combler les lacunes. Cet échafaudage aide les personnes à reprendre possession de leur expérience vécue, à remettre en mouvement et à exercer leur imagination et leurs aptitudes à construire du sens et enfin, à renouer avec leur fascination et leur curiosité. Il en résulte que la version alternative du récit de la vie de ces personnes prend de la densité et s’enracine plus profondément dans l’histoire. Les lacunes sont comblées et ces récits sont clairement désignés.
4. En construisant cet échafaudage, les thérapeutes, dans leurs questions, naviguent entre le « paysage de l’action » et le « paysage de l’identité » dont on pense, à la suite de Jérome Bruner qu’ils constituent le « paysage de la conscience ». Le paysage de l’action traite des évènements qui surviennent, de leur enchainement dans le temps, et de la manière dont ils composent un thème ou une intrigue. Le paysage de l’identité, traite des conclusions sur l’identité que la conscience retire (lesquelles sont inspirées des catégories contemporaines de l’identité que véhicule la culture). C’est grâce à ces questions en forme d’échafaudage que ces paysages alternatifs de la conscience sont richement décrits.
5. Les conversations pour redevenir auteur redonnent aux personnes du souffle afin qu’elles poursuivent l’effort de comprendre ce qui arrive dans leur vie, ce qui est arrivé et comment c’est arrivé et enfin, ce que tout cela signifie. Ainsi, ces conversations les encouragent à réintégrer fortement leur vie et leur histoire et elle leur révèlent des possibilités de vivre bien plus complètement leur vie et leurs relations avec les autres. Il existe certaines analogies entre les qualités déployées lors des conversations pour redevenir auteur et dans celles qui sont nécessaires à la production de textes d’une certaine valeur littéraire (le livre « les moyens narratifs au service de la thérapie » s’appelait dans son édition originale de 1989 : « les moyens littéraires au service de la thérapie »). Un effet des textes possédant une certaine valeur littéraire est d’encourager leurs lecteurs à réintégrer fortement de nombreux aspects de leur propre vie. C’est grâce à la force de cette réintégration que les lacunes dans le déroulement de l’histoire sont comblées. Le lecteur se met à vivre l’histoire en s’identifiant à celle-ci, comme si elle était la leur.
6. De la même manière que pour les qualités déployées lors de la production de textes possédant une certaine valeur littéraire, la création d’échafaudages au moyen de questions – qui est la marque des conversations pour redevenir auteur – permet aux personnes de repérer les lacunes du paysage alternatif de la conscience et de les combler. Ces questions ne s’adressent pas à ce qui est déjà connu, ce qui aurait pour conséquence immédiate une espèce de vacuité intellectuelle, laquelle résulte de la répétition et de l’incapacité à reconnaître l’inattendu. De même que pour l’acquisition de n’importe quelle faculté, l’aptitude à élaborer ces questions en échafaudage s’acquiert par la pratique, encore la pratique et toujours la pratique.
7. Au fur et à mesure que les conversations pour redevenir auteur se poursuivent, elles engendrent des conditions favorables à ce que les personnes explorent ce que sera, dans leur avenir immédiat, le paysage de l’action. Des questions surviennent alors qui encouragent la personne à imaginer de nouvelles pistes d’action, à élaborer la description des circonstances dont il est probable qu’elles favorisent l’exploration de ces pistes et à prédire les conséquences de cette exploration. Cependant ces questions ne sont qu’exceptionnellement posées avant que des conclusions relatives au paysage de l’identité n’aient été développées avec suffisamment de richesse.
8. Spontanément, il est probable que les personnes réagissent aux questions sur le paysage de l’identité en produisant des conclusions identitaires qui puisent dans les catégories structuralistes de l’identité que nous connaissons bien : les besoins, les motivations, les attributs, les traits, les forces, les faiblesses, les ressources, les propriétés, les caractéristiques, les leviers, etc. Ces catégories structuralistes de l’identité fournissent invariablement des bases insuffisantes pour savoir comment s’orienter dans la vie. En faisant évoluer la conversation, il est possible qu’émergent des conclusions sur l’identité qui ne puisent pas dans ces catégories structuralistes bien connues : les intentions et les buts, les valeurs et les croyances, les espoirs, les rêves et les visions d’avenir, l’attachement à une manière de vivre, etc. Lors du développement de ces conclusions identitaires non structuralistes, les personnes réussissent à prendre progressivement de la distance par rapport à leur propre vie, ce qui leur permet de savoir comment procéder. C’est depuis cette distance que les personnes trouvent, de manière plus éloquentes encore, les moyens de réintégrer avec force le cours de leur propre vie et de franchir les pas supplémentaires dans la direction qui les amènera à la vivre pleinement.
Oui, parce qu’ils font référence à quelque chose qui se trouve “en dehors” de la personne alors que les catégories structuralistes de l’identité font référence à des caractéristiques internalisées telles que les “complexes” ou le “caractère”, uniquement perceptibles par un expert tel que le thérapeute ou le coach.
Dans les catégories non structuralistes, le client est le seul à pouvoir renseigner le praticien sur son identité préférée, qu’il détermine lui-même à partir des différents récits à sa disposition. Je te suggère de relire le texte de Michael White sur « la psychologie populaire », dans la première partie de « comprendre et pratiquer l’approche narrative » (Interéditions), qui est spécifiquement consacrée à ce sujet.
Une croyance, un rêve, un espoir… seraient “au dehors” ? au dehors de quoi ?
Volontiers Pierre pour poursuivre cet échange et notamment sur les incidences en termes de posture ! Bises
Les uns sont “dedans”, les autres “dehors”. c’est une différence importante au niveau topologique quia un tas de répercussions sur la construction du monde et sur la posture du praticien. On en parle quand tu veux.Bonne journée Sandie.
Une autre question qui me vient, à la lecture de ce texte : qu’est-ce qui distingue au fond les éléments structuralistes de l’identité des autres, dits non structuralistes, utilisés dans l’exploration narrative ?
Je comprends bien que les “traits”, “caractéristiques”, “attributs’ enferment l’individu dans une identité figée de laquelle il devenait compliqué voire impossible de sortir.
Mais les “besoins”, “motivations”, “ressources” sont mobiles dans le temps et en fonction du contexte. Ils peuvent permettre en y réfléchissant de “prendre de la distance par rapport à sa propre vie” , de se connecter à son énergie, à ce qui met en mouvement comme l’identification des “rêves, espoirs, valeurs, intention…”. Alors quelles différences entre ces 2 catégories ?
Je me demandais, dans le cadre de la gestion d’un conflit entre 2 personnes, s’il ne serait pas intéressant d’amener chacun des protagoniste à réfléchir à la perception du paysage de l’identité qu’il a de l’autre (dans une logique non structuraliste).Au risque de solliciter une perception déformée par le problème qui oppose les protagonistes…
Ou alors externaliser, si c’est possible, le problème qui s’invite dans la relation. Mais pas simple non plus quand chacun est arquebouté sur l’idée que “c’est la faute à l’autre”. Avez-vous des expériences et des pratiques qui ont fonctionné dans ce genre de situation ?
Et voilà la preuve qu’on peut traduire Michael White dans une langue intelligible pour nous autres, francophones. Bravo Pierre !
Je suis personnellement frappée par le paragraphe 8 montrant la distinction entre catégories structuralistes et non-structuralistes de l’identité : ce paragraphe éclaire de façon lumineuse le travail que je fais pour accompagner les projets professionnels, me permet de mieux comprendre ce qui se passe dès qu’on aborde ce type d’accompagnement de façon “narrative”. Pierre, tu tapes dans le mille avec cette traduction.
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