PETER PAN N’EXISTE PAS

Photo Brahim Taougar

Voilà les Enfants Perdus. Nous les avons rencontrés à Casablanca, en tournant une nuit avec le SAMU social, dans le cadre d’un reportage avec les journalistes du magazine “Actuel“.

Comme au pays Imaginaire, ils vivent en petites bandes, omniprésents et invisibles. Leur existence est une boucle sans fin : trouver de l’argent, acheter de la colle ou du “dolio” (solvant à peinture) qu’ils sniffent dans des sacs en plastique, trouver un coin pour s’écrouler et dormir quelques heures, puis recommencer. Certains ont huit ans, certains consomment un demi-litre de colle par jour, certains ont 15 ans mais ont l’air d’en avoir 8, certains se prostituent, certains volent, certains ont déjà les neurones et les poumons grillés par le produit.


Les sociétés dites évoluées ont tendance à rendre invisibles les personnes ou groupes constituant des minorités socialement inacceptables, puisqu’elles ne peuvent plus les supprimer physiquement. Michael White, dont la pensée s’est beaucoup inspirée des travaux de Michel Foucault et de la philosophie critique française (au moins jusqu’à 2004), a déconstruit et décrit ces stratégies d’effacement qui façonnent notre perception de ces groupes (ou de ces discours minoritaires dans notre vie).

Devenus tellement invisibles qu’ils peuvent occuper impunément un squat en plein centre des affaires de Casa, à deux pas d’un commissariat, ces enfants sont transparents et ils meurent discrètement dans les interstices de la croissance marocaine. Comme les Enfants Perdus dans “Peter Pan”, ils se sont organisés en petits groupes familiaux où les plus grands veillent sur les plus petits, ont reconstruit des pratiques de vie autour de solidarités élémentaires. Mais nulle trace d’un Peter Pan, qui leur donnerait un projet, un espoir, une direction pour l’avenir, en poussant son fameux “bangerang !”

Nous avons “histoirisé” les Enfants Perdus à travers la fiction de Peter Pan comme un fantasme bourgeois où une main leur serait tendue pour les ramener vers la normalité : un papa et une maman. Ce conte rassurant nous dit qu’il existe toujours une passerelle vers l’espoir et une Wendy au grand coeur pour assurer la traversée du Pays Imaginaire vers la Vraie Vie. Les travailleurs sociaux du SAMU Social marocain (les deux hommes en bleu au second plan sur la photo) tentent de jouer ce rôle, en les persuadant de quitter la vie de la rue pour entrer dans le circuit d’intégration proposé par les services sociaux : hébergement d’urgence, école, formation, etc. Mais certains refusent et préfèrent continuer à mourir lentement dans le Pays Imaginaire.

Est-ce une vision dominante et normalisatrice d’homme blanc éduqué que de le déplorer ?

5 réflexions au sujet de « PETER PAN N’EXISTE PAS »

  1. Je prends juste connaissance de ces post. La dépendance au produit n’a pas d’âge. Lire “perversions” de Daniel sibonis.
    Les biens pensants blancs…. Ne peut être”sauver” que celui qui l’accepte, même pour ces sans familles….
    C’est vrai qu’eux ils sont invisibles, transparents…. Nous en avons à nos portes, sans colle mais avec alcool qui meurent de froids et aussi transparents…. Société parallèle.
    Et que dire alors de ceux, dans tous les pays du monde, enfants avec famille, cette meme famille qui prostitue leur progéniture pour satisfaire les déviances blanches, phénomène accepté par la société, pas de monde parallèle,ici, seulement des vies détruites tout en étant en pleine forme…. Qu’est ce qui est le pire ou le mieux???
    Ma colère retombe.

  2. Une vision normalisatrice que de déplorer le suicide des enfants, sans autre cause que le désespoir pur et simple ? Je ne crois pas. Aucune société, aucune religion ne le déplorerait pas. Mourir de la misère est un mal sans frontières, sans limites temporelles. Si invisibles soient-ils, ces enfants de la rue sont connus des Marocains et nourrissent le sentiment d’injustice.
    Il y a quelques années, au Caire, j’ai failli trébucher sur une enfant de cinq ans allongée sur le trottoir, inanimée, ses cheveux blonds en bataille, couverte de poussière et à peine vêtue de haillons.
    En la découvrant, j’ai failli m’évanouir car je l’ai cru morte. Elle dormait seulement. On m’expliqua que c’était “juste” une famille de mendiants.
    Quelles que soient les causes complexes de la révolution égyptienne, je me dis que les enfants dormant et mourant dans la rue deviennent un jour inacceptables à tous.

  3. Les travailleurs sociaux proposent avec tout leur coeur un modèle de société et de réussite qui n’est pas forcement celui de tous et qui peut sembler inaccessible ou dénué de sens.

    Le Peter Pan de Spielberg m’a beaucoup marqué car il met en valeur la recette magique pour voler, avoir “une pensée agréable”, penser à ce qui est vraiment important pour nous. Cela ne ressemble t-il pas à une histoire préférée ?

    Ce qui me fait de la peine dans le témoignage de Pierre, ce n’est pas le refus de la “vraie vie” de ces enfants et de ces jeunes mais qu’ils puissent avoir perdu dans ces produits diaboliques (au sens où ils séparent) toute trace de pensée agréable.

    Mais peut-être existent-elles encore?

  4. Pour ma part, je trouve Wendy un peu gnan-gnan. Mes souvenirs des Enfants Perdus : des chansons chantées à tue-tête et de joyeuses facéties. Qu’avait-elle besoin de leur raconter ces histoires de maman ? Non contente de semer la zizanie dans leur esprit, elle fiche en plus le bazar dans la relation entre Peter et Clochette ! 🙂
    Bien sûr, je ne connais ni la rue, ni la colle, ni la prostitution. Je m’exprime avec beaucoup de précaution et crains de soulever la foule contre moi… mais il me semble que si j’étais un enfant perdu, je pourrais bien faire partie de ceux qui choisissent de mourir lentement dans la rue plutôt que de vivre longtemps au sein du “circuit d’intégration” dont la promesse ne me réjouirait pas forcément.
    Par chance, la question ne se pose pas aujourd’hui ni pour moi, ni pour ma famille, et je n’échangerais pas notre place pour vérifier quel serait mon comportement. Je reconnais aux hommes en bleu une sincère volonté d’aider et de répondre aux appels au secours et leur rend pleinement hommage. Mais je me questionne toujours sur les motivations de “la société”, prise comme un tout, dont je trouve les élans de coeur en général “centrés” sur son propre bien-être, un peu comme Wendy.

  5. “Est-ce une vision dominante et normalisatrice d’homme blanc éduqué que de le déplorer ?”
    Personnellement je ne le crois pas.
    Ne pas le déplorer serait perdre tout espoir de “réussir” à en aider,
    ne serait ce qu’un !
    Ce serait nier les efforts des travailleurs sociaux.
    Certains préfèrent “mourir” dans la Pays Imaginaire, peut être parce que
    c’est là qu’ils “existent”… Mais peut on appeler cela “vivre” ?

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