par Catherine Mengelle
Le Congres du CRAA à Bordeaux, le 10 mai, avec une belle affiche, a été l’occasion de confirmer que les idées narratives émergent dans tous les champs thérapeutiques.
Témoignage narratif suite à un colloque : ce que j’ai retenu, ce qui m’a frappée, l’image que cela me donne des intervenants, pourquoi leur propos ont autant résonné chez moi et où cela m’a amenée.
Forcément, j’avais été interpellée par le thème de la journée proposée à Bordeaux par le CRAA autour de Boris Cyrulnik “Faire de sa vie une histoire”.
Ce fut l’occasion d’entendre plusieurs voix, en général savantes, s’exprimer sur la force du récit et de la narration et de m’étonner que les praticiens narratifs qui travaillent à partir des idées de White & Epston ne représentent qu’un petit bout d’une réflexion plus globale qui semble se faire simultanément dans plusieurs endroits du monde. Cette simultanéité m’a frappée et également le fait que notre approche (présente au colloque à travers la présentation qu’a faite Julien Betbeze des cartes narratives de White) ne soit qu’une histoire parmi beaucoup d’autres. Cela m’a beaucoup intriguée et m’a permis de me dégager d’une posture que je qualifierai de “naïveté de l’émerveillement” pour une perception plus assurée des effets intéressants de mon travail avec les gens en difficulté.
Nous avons entendu Boris Cyrulnik redire que “notre histoire n’est pas notre destin”, une autre façon de croire qu’il existe des histoires alternatives, pour ne pas dire préférées. Nous avons entendu quelqu’un citer Paul Ricoeur : “notre identité est narrative”, Sartre : “L’essentiel n’est pas ce qu’on a fait de l’homme, mais ce que l’homme fait de ce qu’on a fait de lui”, Bourdieu et le concept d’habitus. Nous avons entendu l’idée que écrire/lire ou jouer/assister à une représentation, peindre/regarder, etc., sont des activités où les intervenants sont toujours co-auteurs d’une nouvelle œuvre, que parler permet de fixer les souvenirs dans la mémoire (un enfant à qui on ne parle pas enregistre les choses en mémoire mais n’aurait pas accès à ses souvenirs). J’ai aussi entendu que “le récit a pour fondement le vécu” et que le fait de raconter sa vie à quelqu’un permet (puisque l’orateur et l’auditeur sont co-auteurs d’un nouveau récit) de remanier la perception de ce qui est arrivé, de voir les choses autrement (Cyrulnik). Sylvia Nabinger, brésilienne, qui travaille sur le sujet de l’adoption internationale, a expliqué pourquoi il était important que les parents biologiques (souvent la mère) donnent un nom à l’enfant : ce prénom est attaché à l’imaginaire de la famille, c’est quelque chose d’une fine trace et cela n’empêche pas la famille adoptive d’ajouter un autre prénom au premier. Ca me rappelle que notre vie est multi-histoires.
J’ai aimé le témoignage de ce jeune garçon d’origine brésilienne, adopté en France et fou de cheval, que ses parents ont accompagné au Brésil pour retrouver ses racines. Il avait notamment en tête l’image un peu idéalisée des gauchos, des ranchs et des grandes étendues de la pampa. Nous l’avons vu, là-bas, galoper à cheval avec les gauchos, emmitouflé dans un grand poncho de laine, comme s’il avait fait ça toute sa vie : “j’ai compris pourquoi j’aimais tant le cheval. Il n’y a pas de hasard” sont les mots qu’il a prononcés. Ce jeune homme a aujourd’hui une vie qu’on pourrait qualifier de banale, une vie comme tout le monde, en France. Sans ce voyage et les compréhensions qu’il a permises, peut-être que sa vie n’aurait pas pu se dérouler aussi simplement. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’est pas devenu gaucho : cette idée est essentielle dans le travail que je fais avec les jeunes (et les moins jeunes d’ailleurs) sur l’orientation.
Christophe Niewiadomski a parlé de la montée de l’individualisme réflexif, presque comme une nouvelle injonction, en tout cas une obligation née à mon avis des difficultés et de l’insécurité du monde moderne : la question de l’orientation par exemple se pose de façon beaucoup moins aiguë en période de plein emploi où on peut plus facilement laisser aller les choses, compter sur les opportunités, compenser un boulot pas très “folichon” par la sensation de sécurité qu’il offre, compter sur les contre-parties.
Le brésilien E.C. de Souza a tenu à présenter son travail sur l’apprentissage par la biographie en Français. Sa mauvaise maîtrise de notre langue a malheureusement rendu son exposé incompréhensible. J’ai retenu qu’il y a des tas de choses qu’on sait faire et qui n’ont pas été apprises à l’école. Vivre dans la rue notamment “permet” d’acquérir de nombreux savoirs et compétences. Cette idée rejoint l’idée narrative de reconstruire à partir des talents et des savoirs populaires. Je me suis demandée pourquoi je n’intervenais pas pour dire simplement que nous ne comprenions rien et qu’il vaudrait mieux que quelqu’un d’autre lise la contribution d’Elizeu à sa place, quand Jean-Louis Roux à ma gauche m’a très finement rappelé le jeu de Paulo Freire lorsqu’il avait reçu chez lui Cheryl White et David Denborough qui n’avaient pas fait l’effort de s’exprimer dans sa langue, et Christophe, à ma droite (j’étais bien entourée), me soufflait le mot “respect”. Alors, je n’ai rien dit, je n’ai rien compris de ce qu’Elizeu disait mais j’ai écouté le son de sa voix et respecté le point d’honneur qu’il mettait à lire son texte dans notre langue. Il me semble ce matin que j’ai appris beaucoup plus de ce petit événement insignifiant que de tous les discours de la journée d’hier.
Je fais même un autre lien : cette écoute sans compréhension me rappelle aussi l’intervention/performance de Philippe Lacadée, poète et psychanalyste, intervention un peu surréaliste, œuvre d’art délirante (ou bien est-ce mon travail de co-auteur qui en a fait une œuvre d’art ?). Cette intervention m’a fait la même impression que lorsque je suis devant un tableau de Dali où je ne comprends rien mais que je trouve étrangement très beau ! Est-il nécessaire de toujours comprendre?
Pour revenir à des choses plus pratiques, j’ai adoré le travail de Sandra Cabrol dont l’équipe est en train de pacifier les favelas de Rio. Elle appuie ce travail sur la résilience, l’écologie et l’activité créative qui “transforme la subjectivité”, c’est une élève de Cyrulnik mais ce qu’elle fait ressemble tellement au travail de David Denborough que je lui ai proposé de lui envoyer la traduction française de “Pratiques Narratives Collectives”. On dit au Brésil pour parler de quelque chose réputée impossible “Faire ça, c’est comme extraire du lait de la pierre”, et c’est ce qu’elle fait !
Boris Cyrulnik a conclu sur une idée qui m’est très chère et qui l’oppose aux théoriciens américains qui ont repris ses travaux : “la résilience n’est pas l’adaptation, c’est au contraire la résistance. Il ne s’agit pas de s’adapter aux mauvaises conditions mais de trouver des solutions pour résister, c’est le milieu qui doit s’adapter”.
Merci Catherine pour ce partage… un vrai cadeau !
La famille s’élargit…
Merci Catherine pour ta généreuse restitution bourrée de pistes créatives, on s’y croirait, y compris pendant l’exposé mystérieusement opaque:) j’empathise et je comprends- cette acceptation d’une histoire pour le coup incompréhensible par le récipendiaire mais chère à l’émetteur.
J’aime aussi ta mention de la connexion parole/accès aux souvenirs, elle donne une clef pour des clients qui disent ne rien garder de leur enfance, ou de telle ou telle expérience de vie. Emmurés dans le silence.
Enfin, je trouve important de replacer la fameuse résilience dans une logique de résistance. L’adaptation tendance surfeur n’en est que le simulacre et ne crée rien, l’inverse oui. Cyrulnik lui doit la vie, lui qui a refusé de manger sur la couverture-piège les berlingots de lait condensé et les biscuits avec ses petits compagnons juifs raflés pendant Vichy. S’enfermer dans les toilettes, s’allonger contre le plafond et n’en ressortir que plus tard, miraculeusement après la rafle qu’il ignorait mais que son inconscient avait perçue, c’est l’histoire alternative qu’il s’est créee, une histoire de désobéissance, de discernement entre un “plaisir” immédiat- l’attractivité des confiseries en temps de guerre et l’horreur différée perçue à un autre niveau.
Je me rappelle toujours cette histoire quand l’attirance de l’histoire convenue ( celle des bienséances et de notre souhait de nous y conformer pour être aimés) va à l’encontre de la vitalité de l’histoire souhaitée…même iconoclaste.
Amicalement
Merci de ce compte-rendu sensible pour tous ceux qui n’ont pas pu être présents à ce colloque. Je retiens l’idée de résilience comme résistance (et non comme soumission au contexte), que je trouve très éclairante.
Merci Catherine pour cette renarration qui me fait ressentir à quel point notre travail est complémentaire.
Nous en sommes pas seuls à proposer aux personnes de lutter contre leurs histoires dominantes désespérantes !
Merci pour cette bouffée d’espoir.
Amicalement