Le brouillard était tombé, épais, et il neigeait à gros flocons. C’était la fin de l’après-midi. Tous les autres étaient rentrés se mettre à l’abri et au chaud. C’était peut-être ce qu’on appelle la descente de trop. J’étais seule sur mon télésiège, j’avais froid. Le nuage m’enveloppait totalement et noyait le paysage dans une atmosphère uniforme et ouatée. Je n’entendais plus un bruit sinon le grincement de la canne de ma nacelle lorsque nous passions sur un pylône et le crissement furtif de quelques skis hésitants un peu plus bas, que je ne distinguais même pas. Nous montions si lentement…
C’était un télésiège à l’ancienne, à deux places et à faible débit, qui n’avait pas encore appris à débrayer ! J’avais allumé la gitane papier maïs qu’un cousin plus âgé m’avait refilée en douce un peu plus tôt et dont la couleur détonnait dans le décor si blême. Sans doute était-ce la raison qui m’avait fait remonter une fois de plus, le brouillard protégeant une occupation illicite… Ces cigarettes avaient ceci de spécial qu’elles aimaient se consumer directement sur les lèvres des gens où ils les oubliaient et où elles s’éteignaient assez régulièrement. Je les trouvais plus effrontées et plus fières que celles que fumaient bourgeoisement mes parents et qui se laissaient tirer dessus sans vergogne. Fidèle à sa réputation et aidée par la météo, elle s’était donc éteinte. J’essayai de rattraper, sans enlever mes gros gants, le briquet que j’avais glissé dans la poche kangourou de mon anorak. C’est alors que je l’ai vu : un gros flocon blanc qui s’était accroché à la matière antidérapante de mon vêtement et qui se découpait parfaitement sur le bleu foncé de ma manche. Le froid faisait qu’il ne fondait pas. Il avait une forme géométrique extrêmement fine et ciselée, il était incroyablement beau. Je suis née dans la neige mais je n’avais jamais jusque-là croisé un flocon d’aussi près. Puis j’ai vu ses frères, certains simples étoiles basiques et d’autres beaucoup plus sophistiqués. Chacun était unique et tous étaient différents, et cette diversité me paraissait inouïe pour des éléments si petits. Je les scrutais avec tant d’intérêt et de fascination que je faillis rater l’arrivée ! Je me demandais comment ces flocons, individuellement si finement et différemment esquissés, pouvaient en s’agglomérant gommer les aspérités des paysages qu’ils recouvraient et produire cette masse plutôt informe et uniforme que sont les champs de neige. Comment des caractères, qui envisagés un par un montraient autant d’expression et de relief, pouvaient dès lors qu’ils s’agrégeaient donner une apparence aussi lisse et polie. Je crois que je me demandais aussi, en évacuant la question assez vite, de quelle espèce de créativité insensée provenait ces dessins délicats…
Fallait-il des moments comme celui-là, suspendus dans le vide et le silence, pour que des choses de l’ordre de l’essentiel se révèlent ? Des choses vertigineuses qui tiennent du mystère du monde, de l’infiniment grand, de l’infiniment petit, des choses bouleversantes… loin du vacarme des hommes qui jouaient des coudes au même moment pour accéder au bar, dans un restaurant d’altitude bruyant et archi bondé, aux vitres recouvertes de buée et dont le sol détrempé et sale renvoyait au plafond l’écho saccadé de leurs pas de robots…
“Le singulier pluriel, c’est une façon d’éviter les pièges de la communauté” dit Jean-Luc Nancy. Il ajoute : “En latin, singulier ne se dit qu’au pluriel ; singulus n’existe pas, c’est singuli qui signifie ‘un par un’ “. Il y a longtemps que David Denborough a introduit cette idée dans son travail avec les groupes et les communautés. Ses méthodologies de documentation collective s’en inspirent fortement. Il explique que le ON n’est pas une façon de se cacher ou d’éviter le JE, comme un refus de se dévoiler, mais plutôt une façon de reconnaître que JE existe peu sans ON, que JE n’est jamais vraiment tout seul et que ce JE, même s’il est très beau, n’a vraiment du sens que s’il est relié à d’autres JE avec qui il a des choses en commun. Il est parfaitement possible pour un praticien d’entendre ce qui est important au JE lorsque ce JE dit ON. Le flocon n’est pas que flocon, il est neige aussi lorsqu’il devient pluriel, ce qui lui permet de fondre beaucoup moins vite. Mais la neige n’est pas que neige, elle est composée d’une diversité d’individus très singuliers, dont chacun, même le plus simple, joue un rôle à part et contribue inévitablement, à sa façon. Il y aurait comme un équilibre juste à reconnaître à la fois le flocon et la neige.
Catherine Mengelle
Et moi, jusqu’au bout du texte, j’ai cherché l’auteur, me disant “mais elle a oublié les guillemets ….” Vraiment Catherine ce talent ne peut plus être passé sous silence ! J’avais les images et le son, incroyable, j’aimerais bien une suite. Je ne peux employer que le je, alors je te dis : Bravo Catherine !
Quel plaisir de te lire, Catherine
Ton émotion devant ces flocons de neige renforce mon admiration de la nature, que nous avons tant tendance à ignorer.
Un grand merci de nous faire partager ta découverte. N’oublions pas notre extraordinaire chance d’être en vie.
Quelle splendeur Catherine ! Tu m’as fait retrouver le goût de la Gauloise sans filtre dans l’immense silence blanc ponctué uniquement par le “cling” des pylônes. Dire que j’avais appris à refuser le “on” dans les conversations… Mais refuser le “on”, c’est refuser le don !
Merci Catherine. Je me suis moi aussi retrouvée engourdie sur le télésiège à tes côtés, en lisant tes phrases ciselées.
J’ai longtemps traqué le “on” dans mes accompagnements de “prise de parole en public” – ooops ! Quel titre ! Je l’entends aujourd’hui comme jamais ! Le pouvoir du flocon qui me nettoie l’écoute ! – .
Je l’écouterai autrement, ce “on”…
De Catherine à Catherine, je partage de la neige de mon enfance en Haute-Savoie et si souvent skis au pied… Je pensais aussi à “Quand te reverrai-je pays merveilleux…” avons-nous ce film en commun ?… Nous le regardions souvent en rentrant du ski après les vacances de février… “Nous” collectif, un ensemble de personnes qui n’avaient de sens que reliées entre elles bien sur !!!
Merci pour ce texte et ce flocon dont j’ai souvent vu les frères et soeurs !
J’ai hâte qu’il neige ! je n’entendrai plus tout à fait ON comme avant
Merci Catherine
Ce texte est un enchantement Catherine, j’étais sur le télésiège à tes côtés dans l’épaisseur ouatée et silencieuse, jusqu’au goût âpre sur la langue du tabac de gitanes sans filtres de mon adolescence! Ce que je retiens surtout c’est cet éclairage nouveau pour moi (et qui évidemment tombe à pic) sur le ON dans son intention très positive d’être une articulation- équilibre entre ce JE qui m’est cher et un NOUS déjà très engagé… Merci!!!
Un flocon de neige descendant très lentement d’en haut et disparaissant subrepticement en bas…
À priori, un flocon c’est froid. Celui de Catherine, il fait chaud dans mon cœur. C’est beau, c’est juste !
Catherine, raconte moi d’autres flocons s’il te plaît…
Quel beau texte, Catherine ! tellement bien écrit, si évocateur et imagé ! je l’ai lu d’une traite, émerveillée de tant de beauté et de sens.
BRAVO