J’ai été interviewé par Richard de Vendeuil dans l’Express.com de jeudi dernier (voir ici) au sujet des suicides chez France Télécoms, sur les cellules d’assistance psychologique.
Vues d’un point de vue narratif, ce type de travail traditionnel de “dévidage de pelote” en espérant que les gens vont “sortir leurs émotions” me semble non seulement peu efficace mais potentiellement contre- productif, en cela qu’il invite les victimes de trauma à épaissir l’histoire de souffrance au lieu de se focaliser sur les ressources, les idées, les valeurs, les espoirs et les compétences qui leur permettent, justement, de résister à cette histoire et de ne pas se laisser emporter par le torrent.
J’avais amplement développé ce point de vue dans l’article “un accompagnement narratif d’une communauté professionnelle confrontée à un suicide” qui constituait ma contribution rédactionnelle à notre ouvrage collectif paru il y a quelques jours “Comprendre et pratiquer l’approche narrative” (Interéditions).
Sur les suicides chez France Télécoms, je voudrais partager quelques idées supplémentaires, qui vont au delà de l’hypothèse que les gens qui se donnent la mort sur leur lieu de travail sont les victimes d’une pathologie qu’il faudrait soigner avec l’aide de spécialistes, mais plutôt que ces suicides doivent se lire comme un récit : le récit désespéré d’une communauté qui perd le contact avec son identité et donc certains membres, ceux qui avaient le plus construit leur identité sur les valeurs traditionnelles de cette entreprise, ne se retrouvent plus nulle part, ont l’impression de se dissoudre et de ne plus exister.
C’est une chose du même type qui se joue autour de la “votation” à la Poste et du consensus citoyen contre sa privatisation annoncée (derrière le paravent translucide de l’ouverture à la concurrence). Il se joue ici une résistance identitaire de toute la communauté, au delà même des employés de la Poste, qui défend ainsi non pas des privilèges acquis mais des valeurs et des représentations fondées sur un très grand nombre d’histoires qui font partie de la vie des gens et de la culture commune.
C’est cela même que les dirigeants de France Télécoms semblent tragiquement incapables de lire. Ou ne pas vouloir lire car dès lors qu’ils en prendraient acte, cela les obligerait à questionner le contexte, c’est à dire d’une part les pratiques de management dans lesquelles s’engagent les hiérarchies intermédiaires pour complaire à la nouvelle culture actionnariale de la performance et du contrôle ; d’autre part à mesurer la déchirure culturelle et identitaire entre les valeurs traditionnelles de FT et les nouvelles exigences “modernes” de résultat, déchirure dans laquelle s’engloutissent tous les plans de rénovation et de modernisation.
Et pas seulement chez FT mais dans toutes ces organisations où le fait culturel a été nié, écrabouillé, aplati, alors qu’il contient l’ADN du sens que les gens donnent à leur travail, à leur appartenance à une communauté, et également les défenses immunitaires qui leur permettraient de changer réellement, tant il est vrai que l’on devient capable de changer sans peur à la condition de savoir qui l’on est, ce qui est vraiment important, et ce qui ne changera jamais car c’est la clé de voûte même de notre identité.
La meilleure chose qui puisse arriver aujourd’hui à FT (outre le départ de M. Lombard qui en tant que dépositaire du pouvoir symbolique, ne s’est pas montré capable, c’est rien de le dire, d’exprimer la compassion sincère qu’attendait toute la communauté), c’est que les médias relaient et amplifient cette histoire car des récits sont nés ces derniers mois dans le public au sujet des suicides chez FT et ces récits sont scandalisés, compassionnels, émotionnels. Ces récits par leur existence et leur amplification pourraient remplacer les actes et offrir à cette communauté en deuil de son identité un retelling où la solidarité et l’horreur des “vrais gens” se manifeste et répare le sentiment de soi.
Il restera à raccommoder la culture, rattacher ensemble les bouts de valeurs fondatrices qui ont été piétinés, avec l’équation économique, légitime elle aussi, d’une grande entreprise en pleine mutation. Ceci pourrait nous rappeler que les jeunes se suicident beaucoup, eux aussi, et que les récits disponibles sur ces suicides sont souvent des discours experts pathologisants, insupportablement culpabilisants pour les parents, qui laissent dans l’ombre la grande question du sens qu’un jeune homme ou une jeune femme peut donner à sa vie lorsque l’ensemble du système n’est plus capable de lui proposer une représentation de lui-même, des options pour son avenir, une place honorée et reconnue dans la communauté, des étapes initiatiques pour se situer, et un espoir pour donner un sens à son existence.
Dans le fond, malgré tous les efforts déployés pour nous faire comprendre, de Tapie à Chain -c’est ironique- , les français ne comprennent pas et n’aiment pas le système économique dans lequel ils vivent, et s’obstinent, culture catholique explique, à donner des qualificatifs de bine et mal, méchants et gentils, et vilains et victimes, aux acteurs économiques.
Hors, dire que les patrons sont vilains parce qu’ils poursuivent le profit pour leur entreprise, est autant à coté du sujet, que de dire que l’ours blanc qui dévore un phoque sur la banquise n’est pas gentil : ils suivent chacun une logique qui leur est propre.
Être déçu que les entreprises morales, i,e celles qui préservent la culture de leur salariés, ne soient pas plus profitables que celles qui la détruisent, c’est raisonner à coté du sujet, Les entreprises ne cherchent ni à préserver ni à détruire leur culture, elles s’en tamponnent : celles qui la préservent comme celles qui la détruisent, Il n’y a pas de gentils ni de méchants.
Si on tient absolument à introduire cette notion, c’est seulement de la manière suivante : comme un bon manager cherche en permanence à aligner l’intérêt de ses collaborateurs avec celui de son entreprise, que ce soit par le biais de la rémunération, de la formation, mais surtout de la motivation et animation, de ses équipes, la responsabilité d’un bon régulateur est de créer en permanence les conditions d’alignement de l’intérêt des entreprises avec celui de la société au sens large.
S’il ne le fait pas, par paresse, couardise, ou stupidité, jamais aucune entreprise ne le fera, ce serait comme demander à un poisson de lever la nageoire pour pisser : ce n’est pas dans son code génétique.
Mlagre la pedagogie evidente et patiente, j’ai pas tout compris, mais tout aimé. C beau comme du Bourdieu sous acide, comme un coffre rouillé, enseveli sous la grève.
“Collectif Marsupial fan”… en voilà un pseudonyme qu’il est intéressant…
Je pense que dans les pays anglo-saxons, et plus spécifiquement dans certaines entreprises multinationales d’origine anglo-saxonne ou japonaise, la règle du jeu est claire et le discours culturel est intégré par les acteurs (ce qui pourrait nous renvoyer vers un comparatif entre les cultures de fond catholique et protestante quant à leur rapport à l’argent et à la réussite). Donc dans ce type de discours dominant, les acteurs donnent un sens une certaine violence managériale ayant pour justification a rentabilité pour l’actionnaire car cela fait en quelque sorte partie des règles du jeu. Les gens qui rentrent là dedans sont au courant. Mais par contre, dans l’administration, dans le service public, à l’hôpital, à la Poste à l’école, cette prescription culturelle se heurte à un socle identitaire beaucoup plus ancien et beaucoup plus solide, fondé sur des siècles d’histoires partagées avec fierté. Ce qui fait que ce n’est pas l’émotion qui est centrale à cette réflexion, c’est la culture : l’émotion vient indiquer que la personne est reliée harmonieusement à ce qui est important pour elle, ou bien que ses valeurs souffrent parce qu’elles sont piétinées par la prescription de la culture dominante.
En incluant l’emotion dans le champ de la reflexion, comme element central du diagnostic, comment expliquer ce niveau élevé de suicides, d’émotions et de remises en cause manageriales fortes, comme si tout le système partait en quenouille -dixit -, alors que dans des pays à la logique financière encore plus affirmée, aux logiques de changement plus brutales, et aux consequences pratiques plus dramatiques, on ne constate pas ce taux anormal ?
Pourquoi nous ? Pourquoi la Gaule ?
Je partage votre lecture des faits côté suicidés. Je peux même vous dire que cette négation de l’identité a même constitué pour certains consultants un fromage baptisé génériquement “vaincre les résistances au changement” et je fais là allusion à des séminaires / psychodrames où les gens doivent ridiculer les pratiques et la culture dont la veille encore ils étaient fiers. Je ne sais pas si de telles “formations” (ou déformation) ont été mises en oeuvre chez FT. Apparemment, les pratiques managériales se sont suffi à elles-mêmes… Merci de faire valoir d’autres approches Peter!
Il m’est donné de travailler avec une jeune femme qui s’attribue un paquet de déficiences et se fait à elle-même un diagnostic pathologique parce qu’elle n’arrive pas à tenir le rythme et les objectifs de son entreprise (pour le nucléaire !)
Si tu le peux, Pierre, continue à faire entendre la voix du bon sens aux patrons qui ne remettent pas en cause la course aux profits
Tenons nous les coudes dans notre petit groupe narratif
Je me pose exactement la même question que vous Joël sur la durée de ces modèles qui en théorie, devraient s’effondrer sous leur propre inertie (ne serait-ce que pour nous montrer l’impéritie du management par la terreur). Mon hypothèse là dessus est que ces modèles coulent très lentement, dans le cadre de naufrages mous, et que leurs acteurs ont le temps de faire leur tour de piste et de faire valoir leurs droits à la retraite avant que la moindre responsabilité puisse leur être attribuée directement. C’est pour cela aussi que ces phénomènes se rencontrent plutôt dans de grandes organisations, dont la culture traditionnelle lutte contre la prise de pouvoir de l’actionnaire financier, anonyme et indifférent aux sort des hommes et des femmes qui vivent et meurent dans son portefeuille.
“Et pas seulement chez FT mais dans toutes ces organisations où le fait culturel a été nié, écrabouillé, aplati, alors qu’il contient l’ADN du sens que les gens donnent à leur travail, à leur appartenance à une communauté, et également les défenses immunitaires qui leur permettraient de changer réellement, tant il est vrai que l’on devient capable de changer sans peur à la condition de savoir qui l’on est, ce qui est vraiment important, et ce qui ne changera jamais car c’est la clé de voûte même de notre identité.”
Magnifiquement dit et combien vrai !
La culture actionnariale remplace la culture d’entreprise. Oui. On a cassé toute la fierté qu’on pouvait avoir en bossant pour une entreprise renommée comme FT, Airbus, Dassault, la Poste, HO, IBM… Du coup les liens dans l’entreprise se dissolvent.
Ce qui m’étonne toujours c’est que cela puisse durer aussi longtemps. Pourquoi les entreprises qui préservent (ou créent) une vrai culture ne sont-elles pas finalement plus profitables que les autres ? C’est probablement parce que toute la société part en quenouille à la poursuite du mythe néo-libéral du marché souverain et universel régulateur.