L’IMPOSTURE ET LA VIOLENCE… MÊME DANS LA NARRATIVE

Par Dina Scherrer
Enseignante à la Fabrique Narrative

Aujourd’hui, j’ai envie – non, pour dire vrai: j’ai besoin! – de parler de la violence. C’est que je viens d’en être victime et qu’elle gronde encore en moi. En ce qui me concerne, il ne s’agit pas de la violence brutale qui laisse des marques sur le corps. Il s’agit d’une violence plus feutrée, plus appropriée au milieu des bureaux et des sociétés, qui peut – et ce fut le cas – emprunter une communication téléphonique.

La violence, d’une certaine manière, j’y suis habituée. Depuis plusieurs années maintenant, j’accompagne des jeunes en grande difficulté scolaire, dans des lycées et collèges de la banlieue parisienne dont la vie quotidienne est ponctuée par la violence. Certains de ces jeunes dont je m’occupe sont des “terreurs”. Ils usent de la peur pour perpétrer des rackets sur les plus faibles, ils endommagent et détruisent des installations pour le plaisir et, bien sûr, n’hésitent pas à régler leurs comptes dans l’enceinte de l’établissement.
Quand l’un d’eux se fait prendre, la décision est le plus souvent de l’exclure et il va recommencer ailleurs. Les alternatives à l’exclusion font défaut. Notre société prend en charge les victimes mais rarement les fauteurs de violence. Qui a envie d’aider un grand de 3ème qui violente et terrorise régulièrement un petit de 6ème ? Tout au plus, en le punissant, essaye-t-on de le dissuader de recommencer, ce qui se révèle peu efficace.

Quand je me retrouve face à l’un de ces jeunes violents, je le sens lui-même prisonnier de sa propre violence et je ressens l’envie de l’aider. Mais comment ? Je me sens assez démunie. Dans le milieu de la Narrative, on connaît le travail de Rob Hall, un travailleur social australien qui a mis au point tout un protocole pour accompagner les personnes qui perpétuent la violence et l’abus de pouvoir. Je me suis surprise à proposer un jour à une principale de collège un programme pour accompagner ces jeunes avant que tombe la sanction définitive de l’exclusion. Un programme pour leur faire expérimenter ce que Rob Hall appelle «un voyage éthique» dont il a baptisé les étapes Sécurité, Responsabilité, Redevabilité et Respect.

Aujourd’hui, commençait à Paris une formation de trois jours organisée par *** et animée justement par Rob Hall et Allison Newton. Inutile de vous dire que, dès l’annonce de leur venue à Paris, je m’étais inscrite auprès de ***. J’avais envoyé mon chèque de réservation et j’attendais depuis des mois ce séminaire avec une grande impatience. J’allais avoir des moyens supplémentaires d’aider ces jeunes!

Mais, la semaine dernière, un des deux responsables de *** m’appelle. Et il me dit textuellement: « Je sais que tu as prévu de participer à la formation de Rob Hall et Allison Newton. Je ne me sens pas en sécurité de t’avoir dans ce groupe de formation. Je ne veux pas qu’on me pille mes intervenants et mes clients sur place. Donc, tu peux venir à condition que ce soit Dina Scherrer qui vienne et pas la Fabrique Narrative, et que tu t’engages à ne pas me piller mes intervenants et clients ». On reconnaît le vieux routier du coaching à la tournure de la phrase: «Je ne me sens pas en sécurité». C’est une subtilité pour montrer qu’il «assume son ressenti» et ne le projète pas sur l’autre comme pourrait l’exprimer une autre tournure telle que: «Ta présence constitue une menace».

Subtilité ou non, cet appel à été pour moi un acte de violence. Ne tournons pas autour du pot: même s’il ne le formulait pas aussi explicitement, mon interlocuteur ne souhaitait pas que je vienne. Qu’il puisse mettre en doute une seule seconde mon intégrité suffisait à le dire. Il m’a donc blessée. Une des principales intentions du praticien narratif est de reconnecter la personne avec ses valeurs. Lui, avec son appel, présuppose que je pourrais lui piller ses clients et intervenants et piétine par là-même une de mes principales valeurs qui est la confiance. En plus, j’ai ressenti un sentiment d’exclusion: je n’étais pas la bienvenue quelque part. Et, surtout, j’ai pensé à ces jeunes qui ne pourront pas bénéficier des apports de cette formation. Car, au final, j’ai décidé de ne pas y participer. J’aurais aimé avoir le courage d’y aller quand même, pour eux. Mais je ne me sentais pas dans un climat suffisamment bienveillant pour pouvoir profiter pleinement de cette formation. En outre, je n’étais pas la seule cible: ma collègue Elizabeth Feld a subi le même traitement que moi et c’est ensemble que nous avons décidé, à notre corps défendant, de finalement ne pas participer à cette formation.

Si je décide de raconter cet évènement, aujourd’hui, le jour où démarre cette formation à laquelle on m’a fait sentir que je n’étais pas la bienvenue, c’est pour dénoncer une dérive de plus en plus fréquente dans notre société: l’imposture. Je pense que je n’aurai pas besoin d’en citer beaucoup d’exemples, l’actualité récente en a été particulièrement riche. L’imposture, pour moi, fondamentalement, consiste à faire croire qu’on est quelqu’un d’autre que la personne que l’on est en réalité, que l’on est mû par des motivations élevées alors qu’on n’a pas d’autre souci que de transformer de grandes idées en fromage rentable. C’est laisser croire qu’on est généreux tout en encaissant un gros chèque pour participer à une opération médiatique en faveur de telle ou telle cause. C’est tenir un discours contre la violence et être violent. C’est parler de partage et d’ouverture et, gardant la main sur des richesses qui ne nous appartiennent pas, en priver ceux à qui elles auraient été utiles. C’est parler de paix et de pacifisme, une grenade à la main.

Je n’ai pas eu la chance de connaître Michael White mais je suis certaine que si je lui avais parlé de ces jeunes dont je m’occupe, il m’aurait juste demandé: « De quoi as-tu besoin ?» Je suis certaine également qu’il aurait aimé que les idées narratives se diffusent largement et que le plus possible de personnes puissent y avoir accès. C’est surtout cela qui lui aurait importé et pas ces réflexes reptiliens de chasse gardée…

Ouf! Croyez-moi, cela fait du bien de dire certaines choses!

DS

Dina, je rajoute quelques mots en tant que responsable de la Fabrique Narrative, puisque la suspicion que tu as subie visait ton appartenance à cette association et ton activité d’enseignante plutôt que toi en tant que personne. J’inclus bien évidemment Elizabeth dans cette réflexion. Le sous-texte de cette “insécurité”, apparemment serait que la Fabrique Narrative “pille”, donc vole, des idées censées appartenir exclusivement (et au bénéfice commercial exclusif) à d’autres organismes de formation. Nous sommes soit dans le thème du territoire, soit dans celui de la pureté, soit dans les deux à la fois avec un joli déni du paradoxe que cela définit.
Quoi qu’il en soit, je n’aime pas ce que cela dit de la Fabrique, ce que cela dit de nous tous. Je m’y suis habitué puisque cette vilaine histoire est propagée depuis le 4 avril 2009, date de création de notre association destinée à faire connaître le plus largement possible en langue française les idées narratives. Au début, cela me blessait, et puis peu à peu, c’est devenu un “problème retraité” comme le dit D. Epston.
Qui est propriétaire de quoi dans cette affaire ? Les idées narratives, telles qu’elles ont été développées par Michael White, David Epston et leurs collègues, appartiennent à tous ceux qui souhaitent les utiliser dans leur pratique pour améliorer la justice sociale, explorer les paysages identitaires de leurs clients, lutter contre les activités des histoires de pouvoir et de privilège… et pour les appliquer aussi à leur propre vie.
Notre ambition en créant la Fabrique était, et reste aujourd’hui, de partager avec enthousiasme la très grande diversité de pratiques, d’expériences et de styles qui constituent l’aventure narrative en Australie et dans le reste du monde . Nous avons fait connaître en France le travail de gens comme David Epston, Stephen Madigan, Cheryl White, David Denborough, et bien d’autres, en les invitant -dans le respect et la liberté- à venir enseigner. Nous ne sommes propriétaires de rien ni de personne, nous avons toujours accueilli avec joie dans nos séminaires les praticiens formés dans d’autres écoles en France ou à l’étranger, nous n’avons jamais dit de mal de personne et toujours défendu la France face à tant de collègues dans la communauté narrative internationale qui se moquent ou ne comprennent pas ces guerres picrocholines tellement franco-françaises.
Mais aussi pathétique que cela puisse paraître, ceci est déjà un combat d’arrière-garde : des écoles et groupes de formation aux pratiques narratives se montent partout en France et d’ici quelques années, les idées auront gagné, faisons confiance à leur puissance.
Une dernière chose : tu seras certainement intéressée d’apprendre que la même mésaventure est arrivée maintes fois à Michael White lui-même ou aux enseignants du Dulwich Centre, fondé par lui et Cheryl White, lorsqu’ils voulaient participer à des séminaires organisés par certains centres de formation qui souhaitaient empêcher les idées de se diffuser autrement que par leur canal (ou pour leur profit ?) exclusif. Michael White trouverait certainement cela, comme il disait, “intéressant”. Et il interrogerait, comme toujours, l’intention…

Pierre Blanc-Sahnoun

7 réflexions au sujet de « L’IMPOSTURE ET LA VIOLENCE… MÊME DANS LA NARRATIVE »

  1. Il me semble que Nicolas et Isabelle se sont privés eux-mêmes de 2 coachs narratifs merveilleuses de terrain, qui incarnent réellement ce qu’elles enseignent.
    Il me semble que les 2 intervenants Elison Newton et Rob Hall ont été privés de cette possible belle rencontre.
    Il me semble que les clients de Dina et Elizabeth largement dans le thème de cette formation, se trouvent privés de cette apport incroyablement précieux fait par 2 personnes si humaines, si simples, si prêtes à partager au plus grand nombre.
    Nous avons été plusieurs à regretter la présence de Dina et Elizabeth.
    Je suis triste de tout cela, de toute cette incompréhension inutile alors que le monde aujourd’hui a tellement besoin de cette autre vision de l’accompagnement et en particullier en France pour les personnes abusées ou ayant commis des abus.
    Je souhaite que les pratiques narratives soient enseignées au plus grand nombre.
    Je voudrais cependant ajouter que cette formation a été pour moi très touchante et m’a profondément bousculée. Cette rencontre avec ces 2 intervenants de terrain est un cadeau incroyable. Aussi je souhaite remercier et rendre hommage à Isabelle et Nicolas de les avoir invités pour cette transmission.
    J’espère que d’autres le feront.
    De tout coeur.

  2. Et en d’autres termes cela me semble fort curieux (lire : “du grand n’importe quoi”), connaissant maintenant assez bien Dina et Elizabeth pour participer au cycle d’initiation de la Fabrique Narrative cette année. Je ne connais pas personnellement *** , mais cela me semble peu congruent avec ce que j’avais pu lire par ailleurs sur le site de l’organisateur. En tout les cas c’est une nouvelle et belle occasion de pratiquer 🙂 la narra-paradoxo-récursive ! C’est comme cela que je vais renommer “faites ce que je dis pas ce que je fais” !

  3. Merci Dina de ce partage ! Camus disait : « mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde », alors le mot piller dans le contexte de la Fabrique Narrative, et appliqués à Dina et Elizabeth … c’est du lourd en matière de grossss malheur !

  4. Merci Stéphane!
    Et merci, Valérie pour Le soutien et pour le concept ” celui qu’on ne doit pas nommer” qui évoque l’une de mes histoires préférées de mes amis de Hogwarts, Dumbledore, Mac Gonnigle et compagnie.

    Elizabeth

  5. Rendre à la Fabrique Narrative ce qui lui appartient c’est signaler ici que dès l’annonce de la programmation de cette formation, c’est à dire dès le 18 janvier 2013, elle en faisait la publicité sur ce même blog

    http://www.lafabriquenarrative.org/blog/evenements/construire-une-reponse-aux-abus-de-pouvoir-rob-hall-et-allison-newton-3-jours-mediat-coaching-paris.html

    Et Stéphane Kovacs, intuitif si l’en est, de souligner le même jour dans le seul et unique commentaire publié sous cette annonce la noblesse et l’esprit confraternel qui accompagnait ce geste

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  6. Chère Dina, chère Elizabeth et cher Pierre

    J’ai été très touchée et très choquée par ce que vous venez de vivre, je salue votre courage de renoncer à participer à ce séminaire dont je sais que vous attendiez la tenue avec enthousiasme , et je suis triste que vous n’ayez pu être les “transmetteurs” de ce que vous auriez appris au contact de Robert Hall !
    Ne pourriez-vous pas envoyer cet article à *** (celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom 🙂 ? ) pour qu’il réalise l’injustice et non-justesse de sa position?
    Avec toute mon amitié
    Valérie

  7. Merci Pierre et Dina pour vos réflexions.

    merci Dina, pour ton article.

    Comme l’a dit Dina dans son article, je suis bien évidemment solidaire de son point de vue. Bien qu’invitée à participer au nom d’Elizabeth Feld et non pas en tant que représentante de la Fabrique, cela m’était impossible, d’autant plus que mon éthique et l’éthique de l’association de la Fabrique étaient mise en question, ou plus que mise en question, attaquée….

    De me demander de participer en laissant à coté de la porte une partie importante de mon identité ne me parait pas très dans l’esprit narratif, et de toutes façons pas confortable pour moi…Je ne pouvais pas soutenir une histoire dominante de méfiance et de suspicion..

    Malheureusement, ceux qui trinquent dans cette histoire, ce sont nos clients, qui ne vont pas bénéficier de ce qu’on aurait pu apprendre….

    Dans ma position de privilège en tant qu’anglophone, je vais peut être rencontrer Rob et Alison ailleurs dans un autre pays, dans une convention narrative ou ailleurs…

    Pour les francophones, de pratiquer l’exclusion au niveau de l’accès à des intervenants anglophones est bien triste…

    Elizabeth

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