N’oublie pas les chevaux écumants du passé

Par Stéphane Kovacs

Stéphane est salarié de Orange France Télécom depuis 1997 et y exerce à temps partiel un rôle d’accompagnement des personnes, des groupes et des communautés. Formé aux pratiques narratives et compagnon de route de ce blog, il nous livre ici une histoire merveilleuse sur la transmission emprunté à Christiane Singer et un point de vue remarquablement pertinent sur la crise de France Telecom et la façon dont elle pourrait se rattacher à la tradition des bâtisseurs de cathédrales.

« Un ami de longue date, Richard Baker Roshi, héritier dharma de
Suzuki Roshi, et sa fille de trois ans sont installés à la table du
petit déjeuner chez nous. Sophie commence avec son couteau à rayer la
table. Et grâce à ce geste qui ne m’a guère enchantée, voilà que
j’assiste à une leçon de transmission.
Le père arrête avec douceur la petite main :
« Halte, Sophie, à qui est cette table ? »
Alors la petite fille boudeuse :
« Je sais ! A Christiane.
– Non, mais avant Christiane !…Elle est ancienne cette table,
n’est-ce pas ? D’autres ont déjeuné là…
– Oui, les parents, les grands parents, les…
– …Mais ce n’est pas tout !…Avant encore ?

Elle a appartenu à l’ébéniste qui en avait acquis le bois. Mais d’où
venait ce bois ?…Oui, d’un arbre qu’avait abattu le bûcheron…Mais
l’arbre, à qui appartenait-t-il ?…A la forêt qui l’a protégé…Oui…et
à la terre qui l’a nourri…à l’air, à la lumière, à l’univers entier… !
…Et puis, Sophie, elle appartient à d’autres…la table…à ceux qui ne
sont pas encore nés et qui viendront déjeuner après nous…ici même
quand nous serons partis et quand nous serons morts. »
Un cercle après l’autre se forme, comme après le jet d’une pierre dans un étang.
Et les yeux de Sophie aussi s’agrandissent, se dilatent.
L’hommage aux origines. Ainsi commence tout processus d’humanisation. »
Christiane Singer – « N’oublie pas les chevaux écumants du passé » –
Albin Michel

Reconnaissance. Le mot est lâché. Je ne connais pas d’autre anecdote
pour décrire et stimuler aussi bien le sentiment de reconnaissance que
ce récit de Christiane Singer. Ces quelques lignes mettent en scène la
reconnaissance d’une façon magistrale puisqu’elle s’impose de toute sa
présence sans être nommée. La crise traversée par Orange France
Télécom à l’automne 2009 m’a rappelé ce récit. Elle m’a rappelé
combien rare, précieuse, éphémère, fragile et pourtant gratuite est la
reconnaissance. Dans la première partie de cette note je rends hommage
aux salariés d’Orange FT en prenant l’audace d’une comparaison du
réseau qu’ils ont construit avec Notre-Dame de Paris.

“N’oublie pas les chevaux écumants du passé ». L’oubli est le
contraire de la reconnaissance. La deuxième partie de cette note
décrit cette forme particulière d’oubli dont le mécanisme subtil peut
rendre inhumain n’importe lequel d’entre nous, pas uniquement à
regret.

Notre-Dame de Paris et le réseau de télécommunications

Des milliers de personnes et d’entreprises ont été, sont et seront en
relation plus facilement et plus vite grâce aux infrastructures et aux
services de réseaux créés par les salariés d’Orange France Télécom
d’hier et d’aujourd’hui. Grâce à ces réseaux, des personnes ont été,
sont et seront plus proches les unes des autres tout en étant
éloignées physiquement. Elles ont eu, ont et auront accès plus
facilement à des informations, à des connaissances ou à des services
auxquels il leur était impossible ou difficile d’accéder auparavant.

Le réseau d’Orange France Télécom mérite une analogie avec ces œuvres
collectives qui défient le temps comme Notre-Dame de Paris avec cette
différence qu’au lieu de s’être nourrie de l’ambition des hommes de se
relier au ciel, le réseau espère les aider à mieux se relier entre
eux.
Des milliers de visiteurs venus des quatre coins du monde se pressent
chaque année pour visiter ce chef d’œuvre d’art gothique qu’est Notre
Dame de Paris et en ressortir émerveillés. Au palmarès du succès
touristique et culturel français, cet édifice tient depuis plusieurs
dizaines d’années la première place avec sa consoeur la Tour Eiffel.
Réaliser des oeuvres de cette envergure qui passent ensuite à la
postérité demande des moyens considérables et parmi ces moyens celui
qui fait le plus défaut n’est pas uniquement l’argent mais aussi et
surtout le temps.

A votre avis combien de temps a duré l’édification de Notre-Dame de
Paris ?
Entre la première pierre posée en 1163 par le pape Alexandre
III et son achèvement, il s’est écoulé 170 ans.

Étant donné l’espérance de vie aux 12ème et 13ème siècles, plusieurs
générations de compagnons se sont donc succédées dans la construction
de cet ouvrage sans avoir entrevu l’œuvre dans son état achevé.

170 ans et des centaines de compagnons qui n’ont pas l’opportunité de
célébrer la fin de leur travail et encore moins d’en retirer la fierté
d’avoir participé à une œuvre qui passera à la postérité.

Le réseau d’Orange France Télécom est une œuvre qui passera à la
postérité car bien longtemps après que nous ayons quitté ce monde, nos
enfants, nos petits enfants et leurs descendants utiliseront ce réseau
pour se mettre en relation et pour utiliser bien d’autres services. Il
n’aura pas fallut 170 ans ni plusieurs générations pour admirer l’état
achevé de ce chef d’œuvre parce que nous l’avons sous les yeux, elle
est terminée.

L’histoire personnelle des salariés d’Orange est aussi liée à cette
œuvre et pourtant je me demande encore où le plaisir et la fierté d’y
avoir contribué sont-ils cachés ?

L’histoire de Notre-Dame de Paris a aussi connu son lot de crises,
lesquelles ont souvent été oubliées. Pendant la Révolution Notre-Dame
de Paris fut par exemple vendue à un ferrailleur et échappa de
justesse à la démolition. C’est Victor Hugo qui la sauva de ce
tragique destin grâce à la campagne de soutien et de recueil de fonds
qu’il lança avant qu’il ne soit trop tard, campagne qui déboucha en
1841 sur les travaux de restauration qui furent confiés à l’architecte
Viollet-le-Duc.

Comme Notre-Dame de Paris, la vie du réseau d’Orange France Télécom et
l’histoire de ses salariés rencontrent également des crises comme
celle qui éclata à l’automne 2009. Si la tempête médiatique a perdu de
sa vigueur ses effets sur l’entreprise et chacun de ses salariés
restent d’actualité.

A l’origine de cette crise se trouve un défaut d’humanité. Si tout
processus d’humanisation commence selon Christiane Singer par un
hommage à nos origines, à notre histoire et à nos prédécesseurs, en
proposant cette comparaison j’espère rendre hommage à mes collègues et
à leur oeuvre.

Comment manquer d’humanité ?

A des degrés divers chacun porte en lui une part d’inhumanité si on
accepte le principe que l’inhumanité est une forme d’oubli de
l’humanité (1). Pas un oubli causé par une altération de la mémoire
mais plutôt un déplacement de l’attention, de l’avant plan vers
l’arrière plan de la conscience.

Un être humain existe par son histoire, par ses relations, par ses
rêves, par ses valeurs, ses buts, ses espoirs, ses nombreux domaines
de vie et par sa singularité, ce qui fait qu’il est unique et
comparable à aucun autre.

S’il est découpé, séparé, classifié et considéré sous un seul angle,
un être humain perd facilement sa substance d’être humain : un salarié
est déjà moins un être humain que Martine Durand ! Porter uniquement
son attention sur le rôle de salarié joué par une personne, c’est déjà
s’éloigner de ce qui fait qu’il est un être humain à part entière,
c’est déjà oublier, ou passer à l’arrière plan, le fait qu’il est
aussi et en même temps : père ou mère, fils ou fille, ami ou amie,
membre d’association, partenaire de sport, épouse ou mari, etc.

Bien entendu chacun sait qu’un salarié est un être humain et personne
ne l’oublie : mais cet oubli n’est pas une affaire de mémoire. La vie
professionnelle a parfois pour conséquence de déplacer l’attention
depuis la dimension singulière de ce qui fait un être humain pour la
concentrer exclusivement sur le rôle de salarié.

Une façon de faire l’expérience de ce déplacement consiste à observer
ce qui se produit lorsque l’on pense, exemple fictif, à une vendeuse
en boutique puis lorsque l’on pense à Martine Durand quand il s’agit
pourtant de la même personne. Certes, Martine Durand est une vendeuse
en boutique mais si l’attention est portée sur cet aspect de la vie de
Martine, et uniquement sur celui-ci, alors quelque chose d’important
et qui fait que Martine est un être humain, passe au second plan : car
Martine n’est pas uniquement vendeuse en boutique.

Cette faculté de déplacer son attention sur une partie et une seule
d’un être humain et de faire abstraction du reste, serait une
évolution récente (2
). C’est un phénomène qui ne serait en lui-même ni
mauvais, ni bon, mais les deux en même temps.
Songez par exemple au chirurgien sur le point de greffer un organe à
un patient dont le diagnostic vital est engagé. Où est-il préférable
que son attention soit investie ? Il serait délicat pour la réussite
de son intervention que ce chirurgien laisse venir au premier plan
celles de ses pensées et de ses émotions qui sont provoquées par
l’histoire, les relations, les rêves, les buts et les espoirs de son
patient.

Ni bon, ni mauvais donc, mais sans une certaine vigilance ce phénomène
est parfois capable d’avoir sur nous et sur nos relations une emprise
croissante, au point de rendre ces relations moins humaines, et ce le
plus souvent à notre insu.

La crise qui a frappé Orange France Télécom est une crise dont nous
n’avons pas mesuré toutes les conséquences. Pour autant une crise
n’est pas la fin d’une histoire.
En chinois le mot crise est composé
de deux idéogrammes : danger et opportunité. Si la crise que notre
entreprise a rencontré présente de réels dangers, elle contient
également des opportunités, et parmi celles-ci la possibilité
d’entretenir cette vigilance. Si cette crise ramène à un peu plus
d’attention sur ce qui rend chacune et chacun d’entre nous unique en
sa qualité d’être humain, elle aura aussi été une opportunité,
opportunité certes tragique mais d’un genre pour lequel il est donc
parfois trop tard et jamais trop tôt.

(1) Je me reconnais dans cette affirmation une vision optimiste de
l’être humain puisque ce que j’écris suppose que l’homme nait humain
et devient inhumain seulement par la suite. Cela n’est pas
nécessairement vrai et n’a pas vocation à l’être : c’est ce en quoi
j’ai foi au moment où j’écris.

(2) Axel Honneth -“La Réification, Petit traité de Théorie critique.”
– Gallimard

4 réflexions au sujet de « N’oublie pas les chevaux écumants du passé »

  1. Ce qui fait chaud au coeur, aussi, c’est de voir combien l’humanité a la peau dure et résiste encore et toujours aux tentatives des systèmes dominants pour la faire rentrer dans des boîtes qui aboutissent à faire que les acteurs eux mêmes se sentent incompétents au coeur de leur vie. je voudrais avoir une pensée pour ceux qui mettent en oeuvre ces systèmes et pour ne pas les cataloguer comme de méchants Dark Vador mais se souvenir qu’eux aussi sont des êtres humains “à la figure longue et pâle” comme disait Lautréamont, recrutés par ces systèmes et discours dominants et qui font eux aussi de leur mieux pour rester debout et nourrir leurs familles et que toute solution pérenne passe par la coopération avec eux dans leur dimension de contact avec leur propre vie, la résistance contre une culture dominante ne signifi pas la résistance contre ceux qui a un moment de leur vie, ont été les soldats et les kapos de cette culture dominante…

  2. Chère Françoise et chère Chantal,

    Je suis très touché par vos commentaires. Ce que vous écrivez me donne le sentiment d’être entendu et compris, la résonnance que vos paroles sensibles provoquent en moi vibre d’une intensité inattendue : merci.
    Chère Françoise, votre dernière phrase me rappelle à ces tristes et douloureux moments quand j’entends parler une personne, dirigeant, journaliste, syndicaliste, etc, souvent animée des meilleures intentions, des “suicidés” en oubliant de donner le nom et le prénom du défunt. Cet anonymat m’est difficile à supporter.

    Chère Chantal, difficile de résumer les émotions que j’ai ressenti en vous lisant. Difficile de ne retenir qu’une phrase mais je retiens celle-ci : c’est lorsque je me sens connectée à tout cela que je me sens vivante et reliée au monde.
    Ce sentiment de liaison est subtil et fragile, il s’évapore facilement. Je ne connais pas d’école qui enseigne comment l’entretenir. Je mesure combien en son absence nous oublions le visage des autres qui deviennent inconnus et anonymes. Et ce qui est paradoxal c’est qu’une entreprise de connexion par des tuyaux réels et virtuels ait créé et entretenu autant d’absence de connexion en son propre sein.

    Encore merci de vos précieuses contributions qui m’ont fait chaud au coeur.
    Bien à vous.
    Stéphane Kovacs

  3. “Lorsque le mur t’empèche d’avancer, décale toi, prend le ruelle d’a coté mème si elle te laisse à peine la place de passer”
    La part d’humanité se retrouve dans cet infiniment petit, qui laisse entrevoir un autre point de vue, une ouverture sur la continuité,et tant que chaque ruelle n’a pas été exploree, tout est possible.
    Ce possible c’est la naissance d’une nouvelle histoire qui rend hommage à tout le tricotage qui construit l’identité de l’entreprise.
    lE chef d’entreprise doit la protection aux salariés, (code du travail), cette protection c’est aussi la manière dont il les invite à les rendre humains dans l’entreprise: se jeter dans l’eau froide parfois, certes mais pour bondir sur un tapis tissé des fils de la mémoire,” fait de faits “d’hommes et de femmes et des projets futurs réalisables grâce à ces “faits” et ces êtres.
    La restructuration peut être comme la peine de mort en son temps:accepter qu’un homme coupe la tète d’un autre homme.
    De quelles volontés destructrices ce sont inspiré les dirigeants de France Telecom? L’oubli de noms et de prénoms, l’oubli de têtes.

  4. J’ai été frappé dans votre texte par plusieurs réflexions qui finalement se rejoignent pour décrire l’influence des histoires et de leur survie dans le temps, sur notre compréhension du monde et des hommes et sur notre manière d’agir avec humanité ou inhumanité. Il existe de nombreux prédateurs qui attaquent cette humanité qui fait partie (c’est ma conviction) de chacun d’entre nous. Quelles armes utilisent ces prédateurs pour affaiblir cette humanité ? Comment s’y prennent-ils pour que le regard ne se pose plus que sur un statut, un objectif, un plan, un bureau, un déménagement ? Comment agissent-ils pour qu’une partie de notre mémoire puisse à ce point être abimée ? Quelles sont les promesses qui sont faites aux gens pour qu’ils arrivent à oublier leur part d’humanité ?

    Espace temps et histoires qui nous relient à nos 5 sens et à notre part d’humanité :
    Il y a aussi la notion d’espace temps passé, présent, futur qui amène à donner vie à une table en la rattachant à des histoires humaines. Elle devient attachante cette table car elle devient le centre de nombreuses histoires qui la relie à des hommes, à ce qu’ils ont accompli, à ce qui les a réunis ensemble pour le faire, et aussi à la terre, à l’air, la lumière, le vent, la pluie, au mouvement, à ce qui respire, aux formes, à tous nos sens comme le toucher, le goût, l’odorat… C’est lorsque je suis connectée à tout cela que je me sens vivante et relié au monde. Je sais que ce lien sécurise la part d’humanité qui est en moi.

    L’oubli : un instrument qui atténue notre champ de vision et l’espace temps des histoires pour faciliter l’infiltration d’une histoire dominante comme c’est le cas chez France Telecom Orange focalisée sur la suppression de 22 000 postes. Cette même histoire dominante qui a le pouvoir de faire sortir de sa mémoire que ce sont des femmes et des hommes qui ont et vont contribuer à sa prospérité. Oublier une partie de l’histoire « humaine » devient une arme redoutable de déconstruction identitaire qui a aujourd’hui et pourrait avoir demain des effets sur la vie des gens qui ont été fier d’en faire partie, de tous ceux qui y travaillent à ce jour et des nouvelles générations futures. C’est cette part d’humanité oubliée qui pourraient avoir des effets sur l’identité de l’entreprise, ce que l’on retiendra de son histoire dans les années à venir.

    Je fais un rêve : Sophie, petite fille de 3 ans, prend un livre de la bibliothèque de son père et commence à griffonner sur la couverture là où est écrit : « L’Histoire du réseau France Telecom Orange : un chemin plus humain vers la prospérité ». Son père cadre dirigeant de France Telecom qui a vécu la crise de 2009, arrête avec douceur la petite main de sa fille : « Est-ce que tu sais depuis combien de temps existe cette entreprise et depuis combien de temps j’y travaille ? Qui a participé à sa construction ? A qui nous devons rendre hommage ? Qu’est-ce qu’ils ont permis de t’apporter aujourd’hui dans ta vie quotidienne ? Combien de gens et de générations ont avec passion et engagement donné une partie de leur vie dans son développement ? Pourquoi aujourd’hui, j’honore leur travail ? Pourquoi je suis si fier de travailler aujourd’hui avec ceux qui m’accompagnent ?

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