Un film, un livre : deux narrations différentes qui posent la question du texte virtuel et de la position du lecteur.
Le film est bouleversant, en grande partie grâce à l’interprétation de Kate Winslett. Mais qu’est-ce qui peut bien me motiver à lire le livre immédiatement après l’avoir vu ? Si l’on en croit Jerome Bruner dans “Actual minds, possible worlds” (Harvard University Press), un livre ne vaut pas par le texte qui le constitue mais par le texte virtuel que le lecteur y substitue, texte virtuel né de sa capacité à “combler les trous” de la narration avec ses propres références narratives.
Je me permets de traduire un long extrait de son propos que je trouve lumineux (p. 36-37) : “lorsque les lecteurs lisent, lorsqu’ils commencent à produire leur propre texte virtuel, c’est comme s’ils s’embarquaient pour un voyage sans carte, et pourtant, ils possèdent un stock de cartes et par ailleurs, ils savent des tas de choses sur les voyages et sur les cartes. Leurs premières impressions des nouveaux territoires qu’ils découvrent sont forgées par les voyages qu’ils ont déjà effectués. Au fil du temps, le nouveau voyage acquiert sa propre réalité, bien que l’essentiel de sa forme initiale ait été empruntée au passé (du lecteur). Le texte virtuel devient une histoire en elle-même, son étrangeté se définissant par contraste avec le sens que le lecteur donne à l’ordinaire. Le paysage de la fiction doit finalement acquérir sa propre réalité – l’étape ontologique. C’est alors que le lecteur se pose la question cruciale : mais de quoi s’agit-il réellement ? Ce “il” ne fait pas référence au texte réel (quelle que soit sa puissance littéraire) mais au texte que le lecteur a produit sous son influence. Et c’est pourquoi le texte réel a besoin de la subjectivité qui permet au lecteur de créer son propre monde. Comme Barthes, je crois que le principal cadeau d’un grand auteur à un lecteur est de lui permettre de devenir lui même un auteur”.
Cet extrait, dont on excusera la longueur, renvoie à la question soulevée par le phiolologue et psychiatre Ricardo Ramos, de l’Université de Barcelone, lors d’un atelier à Brighton dont j’ai omis de rendre compte ici bien que j’en aie eu le projet : quelle est notre intention lorsque, ayant lu un livre que nous avons apprécié, nous allons voir le film qui en est tiré (ou le contraire ?) Nous connaissons l’intrigue, les personnages, les péripéties, et la façon dont ça se termine. Alors pourquoi y allons nous ? D’après Ricardo Ramos, pour savoir comment ces péripéties que nous connaissons déjà vont être rendues : nous nous intéressons uniquement à la forme. Et Ramos dit que c’est exactement la posture du thérapeute narratif : connaissant déjà la fin de l’histoire racontée par le client, puisqu’elle se situe dans le passé du client et de la séance, il focalise son attention sur la façon dont l’intrigue et les péripéties sont racontées.
Ramos ajoute que l’enjeu d’une thérapie narrative est de transformer une tragédie en roman. Pour donner sens à son histoire, le client forge un récit dont la forme est empruntée à l’une des grandes formes traditionnelles de récit disponibles telles que tragédie, farce, roman, chronique, etc. Le travail thérapeutique, selon Ramos, vise donc à transformer une tragédie (les personnages n’ont aucune influence sur le destin et ça se termine mal) en roman (la chronique des efforts des personnages pour influer sur leur histoire). Mais il y a autre chose de très intéressant, spécifique à ce film, à ce livre, et à mon contexte culturel, qui m’est apparu en discutant avec Rob Hall et son épouse…
(à suivre)