Une étude américaine récente citée par notre ami Philippe Duport dans sa chronique « c’est mon boulot » de vendredi dernier sur France Info démontre que les personnes les plus sensibles à la culpabilité font les « meilleurs » collaborateurs.
Selon cette étude, ils seraient plus assidus, travailleraient mieux, se montreraient plus polis avec leurs collègues et avec les clients. Une telle étude, sa publication, et les commentaires qui en sont proposés, contribuent à un récit. C’est un récit qui a pour thème l’évaluation des salariés en termes de performances à partir de leur “psychisme”.
L’étude semble établir une corrélation entre la culpabilité et la performance professionnelle. Une psychanalyste interviewée par Philippe Duport explique de façon assez convaincante comment la culpabilité amène les gens à tenir compte de l’autre et à développer des qualités d’empathie et une intelligence émotionnelle plus importantes, mais sans proposer de lecture critique du processus.
Car si l’on regarde l’affaire sous l’angle des activités du pouvoir moderne, ceci définit aussi une sorte de permission pour des employeurs qui seraient tentés de favoriser dans leurs entreprises des pratiques de management informées par la culpabilité. On retrouve ici quelque chose de proche de la pédagogie noire, analysée par Alice Miller dans l’ensemble de son oeuvre, en particulier « C’est pour ton bien » (Aubier, 1985).
Ce qui disparaît dans ce système ou plutôt ce qui est rendu invisible, c’est la technologie d’évaluation sous-jacente à cette étude. L’une des conséquences en est le fait que de nombreuses entreprises s’arrachent les cheveux pour gérer la fameuse “Génération Y”, totalement imperméable pour sa part au management par la culpabilité. Par ailleurs, un salarié soumis au joug d’une histoire dominante de culpabilité, c’est un salarié qui ne va pas agir en fonction d’une vision, mais en fonction d’une peur. Il va vraisemblablement hésiter avant de prendre des décisions, des initiatives, des risques.
Ce type d’études exigent que l’on puisse les critiquer dans une perspective post-structuraliste. Pour les coachs narratifs, voilà encore un chantier qui interroge leur posture : la voie (très) étroite entre les exigences croissantes des actionnaires et des marchés, et le fait de rendre les salariés de terrain auteurs de leur vie profesionnelle.
C’est incroyable comme les discours médiatiques de masse s’acharnent à classer dans une dualité des éléments complexes comme ici l’identité des individus.
« oyé, oyé mesdames et messieurs, choisissez votre camp :
coupable, empathique adapté ou pervers, sans scrupule, créatif ? »
Aujourd’hui la plus grosse arnaque de culpabilité s’exerce avec l’histoire dominante des lois économiques qui raconte qu’il faut, sous peine de mort sociale, étancher sa soif infinie, que nous devons tenir les entreprises au bout de nos petits bras et qu’il est inévitable que des hommes et des femmes donnent leur liberté et leur santé comme chair à canon de la guerre économique.
Je suis bien d’accord avec Pierre, les entreprises ont besoin d’hommes et de femmes libres, sortis de la domestication, et donc créatifs, puissants et autonomes, prêts à relever les défis de notre siècle. Malheureusement, chaque jour, je vérifie que les organisations de la modernité leur ouvrent grand la porte et les laissent sur le paillasson. C’est au-dehors des grandes pyramides, dans une myriade de petites entreprises agiles et rapides qu’ils exerceront leur talent malgré toutes les tracasseries administratives mises en travers de leur route par l’État, grand bulldozer au service du centralisme et de l’homogenéïté.
Hello Pierre,
Merci et bravo pour ta vigilance. “Tartuffe ou l’imposteur” chacun connait cette comédie de Molière. Au 17ème siècle officiellement les moeurs du Roi et de sa cour sont régies par les codes de l’Eglise quand chacun sait, à commencer par Molière, que dans la réalité c’est plus volontiers ce qui deviendra la philosophie libertine qui régit les conduites. Molière se sait donc protégé de Louis XIV quand il présente pour la première fois la pièce à Versailles.
Pourtant l’Eglise obtiendra du roi que la pièce de Molière soit interdite de représentations publiques au motif de ternir l’image de la dévotion et des croyants. Molière a commis une erreur politique. A la cour il convient de donner l’image officielle de la conformité aux moeurs de l’Eglise et de vivre officieusement comme un libertin : faites ce que je dis mais ne faites pas ce que je fais.
Pour que ce principe fonctionne encore faut-il surveiller les conduites. C’est coûteux, il est difficile de mettre un directeur de conscience derrière chaque sujet, et risqué parce que la surveillance confère un pouvoir à ceux qui en ont la charge, lequel peut se retourner contre le souverain. Trois siècles et demi plus tard le pouvoir moderne crée l’absence de surveillance : celle-ci est partiellement déplacée à l’intérieur de la conscience de chacun. Partiellement c’est ce que ton billet rappelle.
Au risque de s’éloigner de l’étude dont il est question dans cette émission radio j’ai imaginé Michel Foucault l’écoutant et je me suis dit que le moment du commentaire de la psychanalyste aurait certainement déclenché chez lui quelques éclats de rire.
Paul Veyne (1) historien et ami de toujours de Michel Foucault, le cite en ces termes : “Vois Tartuffe : il est gros, il est laid, mais il séduit toute une maisonnée par la seule parole. Le titre de la pièce pourrait être Tartuffe ou le Psychanalyste”, disait Foucault qui se passionnait pour le Tartuffe et allait en voir toutes les mises en scène.”
Cette façon de convaincre, cette rhétorique péremptoire, cette arme redoutable qu’est l’éloquence de certains psychanalystes et la façon béate d’admiration avec laquelle leurs affirmations sont parfois avalées le faisaient rire car pour Foucault certains psychanalystes sont comme les héritiers des directeurs de conscience, soit des personnes qui instaure une relation dans laquelle est entretenue cette idée saugrenue que pour vivre heureux il serait nécessaire de s’avouer quelque chose à soi-même et, n’étant pas capables de s’avouer quelque chose seuls, il faudrait en plus en référer à un tiers jouissant d’une autorité provenant d’une supposée connaissance de la vérité à propos de notre psyché.
Je recommande aux personnes qui s’intéressent à Michel Foucault de consulter le site de Frédéric Gros à l’URL suivante : http://1libertaire.free.fr/IntroPhiloFoucault.html
Pour exister la confession a besoin que chacun s’assigne ou accepte de se voir assigner une identité de coupable.
A ce sujet figure sur ce site une exégèse de Foucault que j’ai trouvée très aidante pour comprendre sa pensée :
“On peut de manière très générale avancer que Foucault étudie, au cours de ces dernières années, trois grandes procédures historiques de subjectivation, c’est-à-dire trois grandes manières pour le sujet de se constituer comme tel depuis un rapport réglé à un discours vrai : la confession, le souci de soi et le franc-parler.
D’abord la confession chrétienne. Foucault en étudie la lente formation, de Tertullien à Cassien, à travers les mises en place du sacrement de pénitence et de la direction de conscience dans les premiers monastères. Le sujet est sommé de produire à partir de lui-même et sur lui-même un discours de vérité. Ce discours vrai dont il constitue lui-même pour lui-même l’objet, il doit le construire depuis une adresse à l’Autre, à un autre (son directeur de conscience, plus tard son psychanalyste).
C’est-à-dire que le sujet ne cherche sa propre vérité qu’en tant qu’il se soumet à une injonction venue d’un autre (“Lis en toi-même les traces de ton désir ”), et qu’à cet autre il doit, selon les règles monastiques, une obéissance inconditionnelle. Mais si, d’autre part, il élabore ce discours vrai dont il est simultanément le sujet et l’objet, c’est sur fond d’une éthique du renoncement à soi, afin de pouvoir totalement se donner, se vouer à Dieu dans la plus grande pureté. Sujet donc de la mort à soi-même et de l’obéissance indéfinie à l’Autre.”
Si la nouvelle Eglise de la Performance espère utiliser la culpabilité pour entretenir la docilité de ses paroissiens elle risque une déception, la couleuvre est très grosse, et ce, quelle que soit l’éloquence d’un Tartuffe et la supposée caution scientifique apportée par une étude.
Bien à toi
(1) “Michel Foucault, sa pensée, sa personne” page 181 note de bas de page.
Merci Pierre, pour ce “contre” opposé à une choquante apologie de la culpabilité. Et pour la référence du livre d’Alice Miller.
En retour et à l’appui de ta thèse, je recommande la lecture de ” Liberté & Cie” (“Freedom Inc.” pour les anglophones qui se trouveront bien de lire en VO) par Brian Carney et Isaac Getz, professeur à l’ESCP, édité en France par Fayard. Freedom Inc. est une enquête circonstanciée qui montre que partout dans le monde : USA mais aussi Inde et même France (Favi de Zobrist) des entreprises cartonnent en donnant à leurs salariés le moyen de la liberté de décision, initiative, risque. Elles leur permettent de s’emparer d’une vision parce que la vision est claire et le patron, constant dans sa vision. Ces salariés accèdent, sur toute la ligne hiérarchique et sociale, à un luxe éco-responsable : celui du plaisir au travail.
Merci Pierre, de ce bon article, et plus généralement, de la générosité avec laquelle vos diffusions nourrissent les questionnements de ceux qui les lisent…
Oui on parle trop rarement de la peur en entreprise, hormis en coaching, dans les groupes d’analyse de pratiques managériales ou professionnelles et dans les qq rares groupes de paroles qui ont encore droit de cité.
Ce sujet fait partie de questions au croisement de l’affectif et du social, et on sait que le social peut être aussi traumatique que certaines expériences individuelles.
La peur ligote et empêche toute créativité. Pour la personne, d’abord, mais aussi pour l’entreprise. Les managers qui pratiquent – le plus souvent inconsciemment, car les symptômes s’accrochent – le management par la culpabilité sont perdants.
Accompagner ces questions nécessitent en entreprise des interventions au niveau du collectif et au niveau de la personne.
Les personnes qui fonctionnent beaucoup sur le registre de la culpabilité ont souvent un surmoi très fort, et un “je” beaucoup plus faible, si on reconnaît qu’il y a un surmoi. C’est pour ça que “ça marche” et que ça fait “d’excellents” travailleurs. Les normes et les process de + en + rigoureux ne facilitent pas la tâche, et souvent le chef d’entreprise impulse le tempo.
Quel rapport le dirigeant ou les managers entretiennent-ils avec leur surmoi ? Quelles influences le dirigeant d’entreprise a-t-il sur le surmoi collectif ? Selon la manière dont il se situe par rapport à lui, l’entreprise pourrait tendre vers la transformation, la conservation…
Il y a de belles aventures à tenter sur ces questions, permettant de passer de la culpabilité à la responsabilité, à condition d’arriver à se faire entendre au niveau des décideurs….
Bien à vous,
Catherine
Oui merci Pierre de cet article très intéressant.
En entreprise ce “management par la culpabilité”, pas obligatoirement voulu ou conscient me semble-t-il, pourra trouver un équilibre si la reconnaissance est développée…Sinon la peur et la culpabilité peuvent faire un attelage puissant et terrible..
Et au niveau des individus, est-ce bien différent ? J’ai envie, de plus en plus, d’apprendre à me donner de la “reconnaissance”, ou de l’amour comme dit Florence, pour “agir en fonction d’une vision” de ma vie et non pas “en fonction de mes peurs ou de ma culpabilité”.
Article très intéressant, merci Pierre!
La peur en entreprise et ailleurs: elle rapetisse, réduit, rend mesquin tout ce qu’elle touche. Elle retrécit les individus, et nous en savons tous quelque chose. Comme nous le savons justement, nous éprouvons de la culpabilité à nous sentir ainsi coupables-mise en abyme infernale. Il n’ y a que la voie de l’amour ou plutôt, plus “gérable” en entreprise, du whole-heartedness qui peut nous en sortir. Un vrai challenge. Le seul valable.