La Narrative contre Alzheimer ?

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Peut-on proposer un protocole de conversation narrative qui aiderait à lutter contre l’histoire de la maladie d’Alzheimer dans la vie des patients ?

Depuis longtemps -mes premières discussions avec Jean-Luc Pardessus sur le projet “Bulles de Sagesse” datent d’il y a au moins 3 ans- je me demande comment l’approche narrative pourrait s’intégrer dans le travail avec les personnes âgées confrontées à une histoire dominante d’isolement. Marie-Hélène Idiartegaray a mené de son côté plusieurs expérimentations intéressantes en maison de retraite avec des petits groupes de parole et des échanges de récits.

Une conversation récente avec Stéphanie Bouget, une amie psycho-gérontologue (ou géronto-psychologue, je ne sais jamais) en institution a nourri et fait avancer cette réflexion, en lui faisant emprunter un chemin différent. En effet, le projet Bulles de Sagesse consistait à demander à des groupes de personnes âgées isolées de raconter des histoires en réponse à des questions du type : “qu’est ce que la vie vous a appris de plus important ?” et de réfléchir ensemble à ce que ces histoires disaient d’eux en termes de valeurs, d’espoirs, etc., puis de voir comment quelle résonance ces espoirs et ces valeurs pouvaient avoir sur leur vie d’aujourd’hui et d’en organiser éventuellement une proclamation avec des publics de jeunes également isolés ou en difficulté. Mon interrogation portait sur la capacité de personnes luttant contre la maladie d’Alzheimer à mener un échange structuré autour de questions de témoin extérieur nécessitant de mémoriser l’histoire racontée par un autre participant, et où chaque étage de l’échafaudage se construit sur le précédent. Dès lors, que se passe t-il si à chaque instant, l’étage précédent risque de se dissoudre dans l’oubli ?

Ce que la discussion avec Stéphanie m’a permis de comprendre, c’est que les personnes confrontées à la cette maladie font l’objet d’un repérage normalisateur à partir de la description de leurs symptômes. En effet, la description médicale du stade de progression de la maladie s’effectue par la description de ce que la personne n’arrive plus à faire. La personne est donc non seulement confondue avec sa maladie (“c’est un Alzheimer”) mais en plus, définie par ses insuffisances, ses incapacités, ce qu’elle n’a plus. Jamais dans cette définition taxinomique, ne sont prises en compte et honorées les résistances, les petites victoires remportées jour après jour. Ainsi, l’une des patientes suivies par Stéphanie avait accroché un chiffon rouge au balcon de sa chambre : “comme ça, expliquait-t-elle, si j’oublie où est ma chambre, je peux la retrouver grâce au chiffon rouge”.

Ce que j’aimerais proposer est le protocole suivant :

  • réunir des groupes de 6 à 10 volontaires,
  • les faire travailler sur le thème de ce qui les aide à résister à la maladie et à tenir le coup, en termes de pratiques, idées, relations, croyances,
  • leur faire développer ce que ces pratiques, idées, relations, croyances leur permettent de réaliser dans leur lutte contre la maladie (les effets),
  • leur poser la question de pourquoi ces effets et ces réalisations ont de l’importance pour eux et de ce que cette importance dit de ce qui est réellement précieux dans leur vie, de ce qui les définit vraiment,
  • (on peut ensuite explorer des histoires et des personnages liés à l’histoire sociale et relationnelle de ces éléments et engagements identitaires qui les définissent vraiment, de leur place dans leur vie, des espoirs et des rêves auxquels ils sont liés, etc. selon le processus classique de description riche et épaisse d’une histoire alternative préférée par la personne).

Je pense que regarder la maladie sous l’angle des victoires remportées par les patients qui luttent contre elle plutôt que sous l’angle des victoires remportée par la maladie sur les patients contribuerait à montrer aux patients que les soignants sont plutôt de leur côté, dans leur camp, que dans celui de la maladie dont ils seraient les comptables impassibles, les syndics de faillite, les administrateurs pointilleux de sa progression inéluctable. Mon intuition (mais c’est peut-être uniquement de la naïveté ou de l’ignorance, ces bons alliés du coach narratif qui conduisent parfois à des représentations erronées), est que de recueillir, de partager, d’honorer et d’épaissir les savoirs et les compétences que les patients ont découvert localement pour résister à la maladie pourrait peut-être faire une différence, en renforçant la connexion des patients à leur identité, en développant des récits de ces combats victorieux et en les développant non seulement devant un public d’autres patients, mais aussi des médecins, des accompagnants, des familles, des acteurs sociaux et des relais médiatiques qui auraient l’opportunité de parler autrement de cette maladie.

Si vous connaissez une institution qui serait prête à proposer ces groupes à quelques résidents, si vous travaillez dans une telle institution et que vous avez envie de mettre certaines de ces idées dans votre travail d’accompagnement, si vous avez déjà été confronté à ce type de situation, je serais vraiment très intéressé d’avoir vos retours et votre éclairage sur le sujet. Cela ne vaut-il pas la peine d’être exploré ? Qu’est ce qu’on risque ?

P.S. qui n’a rien à voir : le manuscrit du livre collectif “l’approche narrative en pratique, concepts clés et cas expliqués”, que j’ai eu le plaisir de coordonner avec Béatrice Dameron est chez l’éditeur (Interéditions). Il contient 18 témoignages de praticiens français sur leur pratique d’accompagnement et la façon ont ils utilisent les idées et les techniques narratives dans le cadre de cette pratique, ces témoignages donnent une bonne vision de l’état de l’art aujourd’hui dans notre pays. Le livre, qui paraîtra à la rentrée, contient en outre un très beau texte inédit de Michael White, qui nous a été confié pour publication en français, par nos amis du Dulwich Centre of Narrative Practices d’Adelaide (Australie).


5 réflexions au sujet de « La Narrative contre Alzheimer ? »

  1. Pour Alzheimer, ce qui m’est venu à l’esprit en lisant ton papier, c’est la réflexion d’une amie à propos de sa mère : ” nous pouvons avoir une conversation, mais il faut éviter les questions trop directes, les questions de vérification qui font appel à la mémoire immédiate surtout ; ne pas dire “tiens, qui t’a apporté ces fleurs?”, mais parler des fleurs, suggérer que peut être elle a reçu une visite, etc.”

    En ce sens une approche narrative de la conversation peut sans doute fonctionner, à condition à mon avis de ne pas imposer de mise à l’épreuve de la mémoire, de ne pas apparaitre comme un test, bref de ne pas être utilisée dans une optique “soignante” et de respecter une progression accessible sans pression d’enjeu… voila ce que ça m’a inspiré, mais je ne connais rien à ce sujet.

  2. Mercredi dernier j’ai assité à une conférence à Marmande de Philippe Crône
    Philippe Crône nous propose une vision de l’animation qui a fait ses preuves et qui répond aux besoins des personnes âgées atteintes d’un déficit cognitif. Il parle d’éponge sensorielle, du regard des autres, de la perte d’identité, comment donner envie aux personnes agées “alzhéimer” d’envisager leur avenir positivement. comment retisser des liens dans un fondu enchainé…etc… à voir et à écouter pour passer des lieux de vie aux lieux d’envies….

  3. Je quitte mon père avec qui je parlais au téléphone; petit rituel quasi journalier pour le faire parler, réfléchir, échanger sur sa journée; Les mots lui échappent, les dates , l’ordre des choses mais l’essentiel est d’etre avec lui dans un espace où j’aborde aussi ce qu’il aime : la musique, les notes, les noms des musiciens ; rien ne lui échappe alors , il se souvient de tout et par ce biais, il est vainqueur .Il se met lui même en projet pour le lendemain” je vais déchiffrer cette partition, et je jouerai ce morceau”. Le lendemain, il a oublié mais maman le reconnecte avec ce projet.
    Il me semble que la victoire se fait par les liens mentaux qu’il arrive à tisser grace à cet avenir tres proche , qui se renouvelle chaque jour, chaque heure, chaque minute qui passent.

  4. Ton post me fait penser à deux choses. Mon cousin germain qui est atteint très jeune par cette maladie (50 ans) qui a été recueilli par sa soeur suite à son divorce. Il ne parle presque plus, elle l’emmène voir un orthophoniste pour l’aider à rester en contact avec le monde extérieur et lui permettre d’exprimer ses émotions. Je lui ferai suivre ton article si tu le permets.
    Il me fait également penser au film de Nick Cassavetes: “N’oublie jamais” dans lequel un récit permet à chaque fois de solliciter ces quelques victoires dont tu parles. L’as-tu vu? Il m’a beaucoup touché.

  5. j’ai lu avec attention cet article. Depuis notre conversation, je regarde avec un autre oeil ces comportements que l’on répertorie comme des symptômes et qui sont peut-être plus des mécanismes de survie….
    je vais essayer d’établir une sorte d’étude de cas avec une patiente qui rentre parfaitement dans le “cadre”: son niveau de langue est préservé, elle est très ouverte et en demande d’échanges et elle a encore une conscience de ses troubles mnésiques ce qui n’est pas toujours le cas, je l’accompagne de manière hebdomadaire depuis plusieurs années, je rencontre très régulièrement sa famille …et surtout elle se bat depuis toujours, à sa façon.

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